dimanche 9 janvier 2011

Mackinder à Tucson


MACKINDER À TUCSON
pendant à
BRING ME THE HEAD OF TOM FLANAGAN

Le drame qui vient de se dérouler à Tucson confirme a posteriori les craintes que j’exprimais après les déclarations meurtrières de Tom Flanagan appelant au meurtre de Julian Assange. Cette fois-ci, c’est la parlementaire Gabrielle Giffords qui a été atteinte d’une balle à la tête, alors que six personnes, dont son assistant, un juge fédéral et une fillette de neuf ans, tombaient mortes à ses côtés. Quatorze autres personnes auraient été également blessés dans la fusillade, dont certains grièvements. Le tireur serait un jeune homme, Jared Lee Loughner, âgé de 22 ans, arrêté sur les lieux, mais celui-ci aurait bénéficié de l’aide d’un complice actuellement recherché par le F.B.I. La membre de la chambre des Représentants, Mme Giffords, âgée de 40 ans, n’a pas eu le cerveau traversé par la balle, mais on ignore encore si elle conservera des séquelles de l’attentat. Même si sa vie n’en apparaît pas moins sauve, une augmentation de l’enflure du cerveau pourrait détériorer sa condition à chaque instant, selon Michael Lemole, le neurochirurgien qui a opéré la représentante.

La fusillade s’est déroulée lors d’un rassemblement politique dans un parking de supermarché, à Tucson. Loughner, arrêté sur les lieux, serait un habitant de l’endroit. Son profil est classique, en ce sens qu’il a des antécédents judiciaires, a raté son entrée dans l’armée et a été suspendu de son collège l’année dernière, la direction exigeant une autorisation psychiatrique prouvant qu’il n’était pas dangereux. Ce qui veut dire que ces antécédents étaient liés à une menace potentielle de violence. Ainsi, selon les déclarations du témoin qui a contribué à immobiliser Loughner, le tireur avait l’intention de tuer d’autres personnes, car il était muni de deux recharges supplémentaires de munitions et d’un couteau dissimulé dans ses poches. Loughner, comme tant d’autres, tenait des propos vengeurs et incohérents revendiquant l’introduction d’une nouvelle monnaie, critiquant l’illettrisme et le gouvernement, tandis que sur You Tube, il citait le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels tout à côté de Mein Kampf d’Adolf Hitler, ses lectures favorites!

La description que les agences d’information donnent de Mme Giffords nous la décrivent blonde, élégante, encore jeune âgée de 40 ans, elle est la belle-sœur de l’astronaute Mark Kelly, présentement dans la station orbitale. Première femme d’origine juive élue par l’Arizona au Congrès en 2006, réélue en novembre après une campagne tendue dans un État tanguant plutôt vers la droite, elle appartient à l’aile centriste du parti démocrate et se révèle plutôt conservatrice en matière fiscale et d’immigration bien qu’ayant voté pour le projet controversé de réforme de la santé du président Obama. Selon le shérif local, la période électorale avait été marquée par deux incidents visant Mme Giffords ou sa permanence, certains médias publiant des articles incendiaires. Aussitôt, des partisans démocrates ont fait reposer la responsabilité de l’attentat sur la propagande haineuse du parti républicain et surtout de son aile droite, le fameux Tea Party, ultra-conservateur, dont l’une des têtes d’affiche, la désormais trop célèbre Sarah Palin appelait à «cibler» les candidats démocrates qui engageait le pays vers le «socialisme». Enfin, le président Barack Obama a dénoncé l’attentat comme une tragédie pour tout le pays.

Je ne reviendrai pas sur les propos que je tenais dans mon message sur Tom Flanagan. L’irresponsabilité de tels propos, qu’ils soient tenus par un professeur d’université sur les ondes de la radio nationale canadienne ou d’une candidate écervelée de l’ultra-conservatisme américain, est la même. Il suffit que le germe du désir de meurtre soit semé dans un terreau fertile alimenté aux sources extrémistes, et l’on obtient un tragique attentat dans un parking de centre d’achat. Loughner n’est qu’une pâle imitation d’un Timothy McVeigh, auteur d’un attentat à l’explosif contre un édifice gouvernemental survenu à Oklahoma City le 19 avril 1995. McVeigh voulait venger les victimes de la secte de Waco contre laquelle avait été menée un raid meurtrier par les forces de l’ordre. L’attentat de McVeigh avait entraîné la mort de 168 personnes et fait 680 blessés. Il va de soi qu’on a pas besoin d’une paranoïa d’Al-Qaïda pour semer la terreur dans le centre des États-Unis.

On se souvent, lors des élections présidentielles de 2004 avec la réélection de George W. Bush, que certains commentateurs américains, en particulier des régions côtières atlantiques et pacifiques, qu’ils iraient jusqu’à demander l’annexion de leurs états au Canada si les États-Unis continuaient à s’enfoncer dans la démagogie républicaine, militariste, ségrégationniste et autres istes pas très recommandables. Évidemment, c’était avant l’ère Harper, cet avorton de Bush, et son Alberta placée comme un furoncle sur une fesse de l’Amérique du Nord qui ne cesse de suinter du pétrole d’un abcès de sables bitumineux. Il y a là un constat incontournable. Les régions riveraines des États-Unis sont clairement distinctes, sinon opposées, aux états centraux qui vont de l’ouest du Mississipi jusqu’aux Rockies, et cela de la frontière canadienne à la frontière mexicaine. Ce constat innocent me rappelle la vieille thèse su géographe britannique, sir Halford Mackinder, à qui l’on doit le fameux «facteur maritime» qui, d’un aspect théorique général, fut appliqué à des études géographiques comparées de régions.

L’œuvre première de Mackinder s’intitulait Britain and the British seas. Le titre de l’ouvrage évoquait, bien sûr, les belles années de l’empire britannique sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Ses propos, dans un contexte de rivalités impérialistes, visaient à mettre en garde les Anglais de l’importance d’organiser le milieu maritime afin d’en conserver la maîtrise. Cet ouvrage de Mackinder eut sa période de succès avant-guerre et il devait attirer encore plus l’attention quelques années plus tard. En effet, Mackinder en vint à suggérer une interprétation assez hardie de l’histoire politique dans un article devenu célèbre The geographical pivot of history, publié dans le Geographical Journal, de la Société Royale de Géographie de Londres en 1907. C’était le début d’un long parcours théorique qui devait mener aux conclusions que je tire de l’attentat de samedi à Tucson.

La théorie de Mackinder fut complètement exposée dans un livre: Democratic Ideals and Reality, publié en 1919, aux lendemains de la Grande Guerre et du traité de Versailles où triomphèrent les aspirations idéalistes démocratiques à travers les 14 points du président Wilson et la mise sur pied de la Société des Nations (S.D.N.). «L’idée principale, résume le géographe français Jean Gottmann, consiste à distinguer parmi les États les puissances maritimes et les puissances continentales; les armes dont disposent ces deux catégories de nations pour assurer leur sécurité ou étendre leur influence sont de natures différentes: armées de terre ou forces navales. Si une puissance pouvait s’assurer une base suffisamment forte à la fois sur mer et sur le continent, l’équilibre entre les deux catégories serait rompu et cette puissance amphibie ou ambivalente l’emporterait sur toutes les autres. Or, la grande puissance continentale par excellence étant la Russie, sa politique fut de s’assurer des bases maritimes en s’étendant sur l’Europe orientale. Les puissances maritimes ont cherché à l’écarter des rivages maritimes afin d’éviter d’avoir affaire à une force formidable, qui pourrait se replier à l’intérieur des terres pour rester hors d’atteinte des forces basées sur mer, et pourrait à son heure constituer une force navale, qui viendrait disputer le contrôle des routes océaniques aux puissances maritimes, alors qu’il ne resterait plus de zone de repli possible à ces dernières. La répartition des terres et des mers faisait donc que la moitié orientale de l’Europe était la région-pivot de l’histoire dans la rivalité des forces terrestres et navales. Mackinder formulait ainsi en termes géographiques la vieille rivalité historique de l’Angleterre et de la Russie». Voilà la partie stratégique de la thèse de Mackinder.
Cette théorie stratégique devait glisser progressivement vers une théorie politique. «En 1919, poursuit M. Gottmann, alors que de nouveaux traités refaisaient la carte politique de l’Europe, et que la puissance russe, désorganisée par la Révolution se repliait à l’intérieur du continent, Mackinder fut Haut-Commissaire britannique en Ukraine occupée. La même année, dans son livre sur “les idéaux démocratiques et la réalité”, il développait la grande idée de son article sur le pivot de l’histoire. Il simplifie la lecture du planisphère: il n’y a pour lui qu’une grande masse de terres entourée d’océans; cette masse continentale, formée de l’ensemble Europe-Asie-Afrique, est pour lui l’île du Monde (the World Island) qui comprend pour son pourtour des pays maritimes très peuplés, bien mis en valeur, grâce à la navigation maritime, et, à l’intérieur, des pays vides et moins civilisés. Le cœur de cette masse continentale, le grand pays intérieur, est le Heartland. Sur les cartes de Mackinder le Heartland coïncide d’assez près avec le territoire russe». (2) L’essentiel de la thèse de Mackinder était chargé de justifier historiquement les vieux antagonismes Occident/Orient, Chrétienté/Islam, Européanisme et asiatisme, civilisation et barbarie. Il ne lui restait qu’à «universaliser» sa théorie.

«La terminologie étant ainsi définie, Mackinder déduit de ses théories de la région-pivot et de la région-intérieure la formule suivante, qui devait être citée fréquemment, et avec des intentions bien différentes, durant les années 1930-1950: “Celui qui tient l’Europe Orientale commande au Heartland; celui qui tient le Heartland commande à l’île du monde; celui qui tient l’île du monde commande au monde.” Formule frappante et qui résumait en vérité toute une interprétation géographique de l’histoire et toute une stratégie politique à l’usage des puissances maritimes. Publiée en 1919, elle semblait valoir plus pour le passé que pour l’avenir, car elle reposait sur une analyse de l’histoire à des époques où l’Amérique ne jouait qu’un rôle marginal, et où forces terrestres et navales s’opposaient sans s’entre-pénétrer comme elles purent commencer à le faire avec le développement de l’aviation. Mackinder, d’ailleurs, eut le temps d’amender sa théorie en la matière avant de mourir. Son livre sur les idéaux démocratiques et la réalité apportait cependant encore une autre contribution à la théorie politique. Le titre en était déjà significatif: les idéaux démocratiques, disait Mackinder, sont une bien belle chose; ils n’ont pourtant pas eu dans le passé d’autorité s’ils ne s’appuyaient sur une force réelle. Lorsque les nouveaux traités veulent mettre en pratique d’excellents principes moraux (il s’agissait évidemment de la doctrine de Wilson), il faut bien veiller à étayer le règlement politique sur des rapports de force qui assurent aux puissances dévouées à ces idéaux le contrôle de la situation». (3) La théorie se faisait universelle car elle forçait à tirer un déterminisme géographique de la connaissance historique. À la manière de l’énoncé d’ouverture du Manifeste de Marx et Engels, justement, on pourrait formuler que l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des régions. Athéniens libres et esclaves Perses, républicains romains et royautés barbares venues des steppes, Venise occidentale et Constantinople asiatique, bref autocrates et dictateurs des Heartlands et démocrates et commerçants des régions-pivots ont été en constante opposition; ils se sont mené une lutte sans répit, tantôt cachée, tantôt ouverte, une lutte qui s’est chaque fois terminée par une transformation révolutionnaire de la société tout entière ou par l’anéantissement des deux régions en lutte».

«Voilà donc posé une fois de plus le problème idéaux-rapports de force dans les règlements territoriaux, poursuit Gottmann. Mackinder a sans doute eu le tort de ne pas fournir une définition des termes qu’il emploie. Qu’est-ce que la réalité qu’il oppose aux idéaux? qu’est-ce que la force politique? Il souligne l’importance de la répartition des terres et des mers, mais il est le premier à indiquer que la valeur politique et stratégique des mers n’est pas intrinsèque, qu’elle dépend de l’organisation des forces existantes sur les mers comme sur les continents et en particulier de l’organisation dans les zones de contact». (4) Mackinder aboutissait à l’élaboration d’une vision philosophique, voire artistique, de l’histoire et de la géographie. «À travers son œuvre circulent pourtant quelques idées générales qu’il peut être utile de dégager, même s’il n’eût pas approuvé lui-même de les voir exposées dans une telle nudité: la répartition des terres et des mers en tant que facteur essentiel de l’histoire politique et culturelle; l’importance des techniques de transport et surtout de la navigation maritime dans l’histoire des civilisations et la politique des États; l’organisation judicieuse des espaces assurant l’essentiel de la force politique; l’efficacité politique étant une organisation fondée sur une communauté d’idéaux et d’intérêts (il a employé l’expression de going concern qui semble bien évoquer une organisation, efficace par la technique comme par l’esprit)». (5) Bref, l’idéal démocratique voyagerait avec le commerce, les échanges maritimes associées à la circulation des idées comme des produits matériels de consommation. Les zones riveraines, par leur perméabilité ethnique et intellectuelle, permettrait ainsi d’adoucir les mœurs, de les rendre tolérantes pour l’étrange et l’étranger. Les activités industrielles se multipliant, la production se diversifiant dans des secteurs éclatés, l’esprit des habitants de ces régions-pivots ne pourrait que s’ouvrir sur l’avenir, la liberté et la responsabilité. À l’opposé, les Heartland resteraient isolés, repliés sur eux-mêmes et engendrant des visions totalitaires qu’un empereur, un roi, un dictateur pourrait s’emparer pour diriger ses multitudes sur les ports libres. Guillaume III contre Louis XIV, Pitt et Wellington contre Bonaparte, les démocraties occidentales contre les dictatures hitlérienne, stalinienne et maoïste, tout cela suffisait, pour un regard superficiel, à illustrer un pendant démocratique à la philosophie marxiste de l’histoire.

Le déterminisme géographique de Mackinder est passé, mais son esprit survit toujours dans l’observation des faits et des détails. Que sont les États-Unis comparés, par exemple, à Albion? Albion est une île sans véritable Heartland, d’où la stratégie originale de Mackinder de considérer les mers comme «britanniques», vieille idée qui remonte au siècle d’Élisabeth Ire et de ses pirates Hawkins et Raleigh qui considéraient que la bordure de la frontière anglaise commençait dans les principaux ports espagnols. Tant que les treize colonies vécurent en autarcie, échangeant entre elles avant de s’engager dans le marché mondial, l’Heartland n’était que la zone que séparait la «Frontière», à laquelle l’historien Frederick Jackson Turner associait précisément les caractères les plus directs de la démocratie. Au-delà, c’était la sauvagerie, non seulement des autochtones, mais également des Américains, des émigrants et autres chercheurs d’or incapables de se soumettre à la règle du droit. Lorsque les Américains s’établirent sur la côte ouest, principalement dans la Californie du sud, ils héritèrent des terres les plus fertiles de la région arrachée au Mexique au cours de la guerre de 1848. La vitesse avec laquelle se peuplèrent de travailleurs multi-ethniques les grands centres comme San Francisco et Los Angeles, opéra une transposition d’un greffon des villes comme New York et Baltimore sur la côte ouest. Les régions-pivots se développaient bien sur les côtes maritimes. Peu à peu, l’Heartland américain suivit le processus conforme à la théorie de Mackinder. La grande décennie des années trente, où entre le «dust bowl» et les migrations sauvages d’urbains appauvris par le grand krach boursier de 1929, se développa une mentalité de résistance et de repli sur soi; le «cœur» commença à se démarquer des rives océanes aussi profondément que le Sud jadis s’était démarqué du Nord. C’est dans ces régions que prirent racines des idéaux dits progressistes mais essentiellement populistes, souvent associés à des sectes religieuses fondamentalistes. Lorsque le «dust bowl» rencontra la «bible belt» (Oklahoma est au centre de la rencontre de ces deux régions), le sort en était jeté. L’un de ces populistes, Huey Long, porte-parole d’un progressisme affilié au parti démocrate, se dressa contre la politique étatiste de Franklin D. Roosevelt (le New Deal). Cet ex-gouverneur de la Louisiane, alors sénateur, apparait comme «un excellent orateur pour des gens simples qui propose de faire disparaître la misère en partageant les fortunes. Il a instauré dans son État une véritable dictature en plaçant ses hommes aux divers niveaux de la hiérarchie administrative. Il hait les sociétés capitalistes et reproche à Roosevelt d’être l’homme de paille de Wall Street. Un démagogue? Un apprenti-Duce? Il sait, en tout cas, flatter les classes moyennes tout en se réclamant de la Bible. S’il n’avait été assassiné en septembre 1935, jusqu’où serait-il allé?» se demande André Kaspi. (6) Il s’agissait là, en effet, d’un fascisme américain puisant ses racines dans le centre des États-Unis et même du Canada. Le programme de Long, Share our Wealth, était directement inspiré en grande partie des créditistes de l’ouest canadien. Il était incontestable qu’il briguerait la candidature à l’élection présidentielle de 1936, ce qu’il annonça par la publication d’un best-seller: Mes premiers jours à la Maison Blanche. En tout cas, l’émigré autrichien qui l’abattit ne se posa pas la question de M. Kaspi, lui qui avait souffert de la dictature dans son pays, entra au Capitole de Baton Rouge et le cribla de balles en septembre 1935 (7).

On ne peut s’empêcher de ne pas voir un lien entre l’attentat qui mit fin à la carrière du démagogue Long et celui de Tucson le 8 janvier dernier. Le Heartland des États-Unis considère toujours la violence individuelle comme stratégie politique. Il défend l’amendement qui permet la liberté du port d’armes à feu et le droit de s’en servir pour se défendre. Ses ennemis sont les communistes, les socialistes, les «partageux» de tous poils curieusement associés aux capitalistes des régions-pivot. Le machisme, l’homophobie, le fondamentalisme grégaire, l’anti-intellectualisme abrutissant sont considérés comme des valeurs «américaines». Lorque les choses ne vont pas comme elles veulent, qu’importent qu’ils soient démocrates ou républicains, ces heartlanders ne reculent pas devant la manière forte. Lyndon Johnson a engouffré son peuple dans l’inutile guerre du Vietnam; c’était un texan. George Bush sénior, qui a dirigé la guerre du golfe contre Sadam Hussein; né au Connecticut s’installa au Texas; puis son fils, George W., ex-gouverneur du Texas, s’engagea dans les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Tous ces présidents étaient loin d’être populistes, tant ils défendaient les intérêts des grandes pétrolières, américaines et étrangères, mais tous bénéficièrent des résidus de cet esprit formaté au cours de l’Entre-deux-Guerres dans l’Amérique confiné entre le dust bowl et la bible belt.

La thèse de Mackinder ne fait pas que s’appliquer aux États-Unis. Le Canada, nous venons d’en parler avec le mouvement du Crédit social, né en Alberta dans les années 1920, présente le même contraste. Le Canada des régions-pivot (Halifax, l’artère du Saint-Laurent, les Grands Lacs et la région de Vancouver et de Victoria) est habité par une population qui pense différemment de celle des grandes Prairies ou des larges hinterland provinciaux. Depuis que le développement de l’industrie pétrolière en Alberta a attiré un grand nombre d’immigrants des villes canadiennes et de l’étranger, la pensée ultra-conservatrice américaine y a trouvé un terreau pour y faire germer ses idées extrêmes. Il est vrai que le véritable heartland du Canada reste l’Ontario et que c’est l’Ontario qui vécut plus de huit ans sous le règne d’un conservateur des plus salaud. Le premier ministre Mike Harris au cours des années 1990, trouvait son pendant dans le gouvernement québécois de Lucien Bouchard. Ensemble, ils reformaient le duo Mott “n” Jeff du milieu du siècle lorsque l’Ontario et le Québec étaient gouvernés par deux populistes de l'heartland: le libéral Mitchell Hepburn d’Ontario et l’Unioniste Maurice Duplessis du Québec.

Dans ces conditions où l’on ne suit pas l’évolution des mentalités et des représentations sociales, nous pouvons toujours nous attendre à des attentats comme ceux du 8 janvier. Il était possible, on l’a vu avec le directeur du collège où s’était inscrit Loughner, de profiler l’assassin potentiel à partir des profils précédents, celui de McVeigh par exemple. Plus important encore, il est possible de profiler la grande zone de l’heartland continent américain comme génératrice d’une représentation mentale collective qui carbure à un amour haineux de la nation ou de la patrie; à la parthénogénèse d’une société qui exclut les marginaux et les déviants, refoule les étrangers et réduit la culture à une consommation du besoin qui transforme la pauvreté en valeur positive de frugalité. Cette culture, qu’elle soit véhiculée par des média comme la télévision, l’Internet, les journaux ou revues, la «pop cult» émotionnaliste reprise des sectes religieuses qui promettent have a miracle now et autres fraudes, se distingue de celle des régions-pivot atlantique et pacifique. Le profilage de ces régions présente une représentation collective qui carbure à un amour possessif des biens autant symboliques que matériels, rêvant toujours, quoique de façon plutôt velléitaire, à une palingénésie de l’homme du temps de la Révolution; appelant, à l’image du poème inscrit sur le socle de la Statue de la Liberté, les peuples affligés à venir se dégager de leurs fardeaux dans le Nouveau Monde. Ce qui demeure comme distinction majeure, c'est que cette attitude finit par créer, à défaut d’un véritable melting pot, un salad bowl ouvert au métissage tout différent du climat d’intolérance que l'on retrouve dans l’Heartland. Ici, la culture de masse l’emporte parce que ce sont des régions aux fortes concentrations démographiques et à un niveau d’instruction supérieur au reste de l’Amérique. Laquelle des deux Amériques maintenant est la plus démocratique? (8)

Ma réponse risque de vous décevoir. Les deux Amériques, pardonnez-moi professeur Mackinder, sont démocratiques… chacune à sa façon bien entendue. Alexis de Tocqueville, avec les catégories de son époque (milieu du XIXe siècle) jugeait ainsi des mœurs apportées par la démocratie américaine: «Les institutions démocratiques réveillent et flattent la passion de l’égalité sans pouvoir jamais la satisfaire entièrement. Cette égalité complète s’échappe tous les jours des mains du peuple au moment où il croit la saisir, et fuit, comme dit Pascal, d’une fuite éternelle; le peuple s’échauffe à la recherche de ce bien d’autant plus précieux qu’il est assez près pour être connu, assez loin pour n’être point goûté. La chance de réussir l’émeut, l’incertitude du succès l’irrite; il s’agite, il se lasse, il s’aigrit. Tout ce qui le dépasse par quelque endroit lui paraît alors un obstacle à ses désirs, et il n’y a pas de supériorité si légitime dont la vue ne fatigue ses yeux. […] Aux États-Unis, le peuple n’a point de haine pour les classes élevées de la société; mais il se sent peu de bienveillance pour elles et les tient avec soin en dehors du pouvoir; il ne craint pas les grands talents, mais il les goûte peu. En général, on remarque que tout ce qui s’élève sans appui obtient difficilement sa faveur». (9) Pour parvenir à dompter cette «passion» qui peut se transformer rapidement en tyrannie de la majorité, Tocqueville perçoit le pouvoir judiciaire comme contre-poids, éventuelle racine d’une aristocratie de type nouveau: «Les connaissances spéciales que les légistes acquièrent en étudiant la loi leur assurent un rang à part dans la société; ils forment une sorte de classe privilégiée parmi les intelligences. Ils retrouvent chaque jour l’idée de cette supériorité dans l’exercice de leur profession; ils sont les maîtres d’une science nécessaire, dont la connaissance n’est point répandue; ils servent d’arbitres entre les citoyens, et l’habitude de diriger vers le but les passions aveugles des plaideurs leur donne un certain mépris pour le jugement de la foule. Ajoutez à cela qu’ils forment naturellement un corps. Ce n’est pas qu’ils s’entendent entre eux et se dirigent de concert vers un même point; mais la communauté des études et l’unité des méthodes lient leurs esprits les uns aux autres, comme l’intérêt pourrait unir leurs volontés. On trouve donc cachée au fond de l’âme des légistes une partie des goûts et des habitudes de l’aristocratie. Ils ont comme elle un penchant instinctif pour l’ordre, un amour naturel des formes; ainsi qu’elle, ils conçoivent un même dégoût pour les actions de la multitude et méprisent secrètement le gouvernement du peuple». (10) Bref, aux yeux de Tocqueville, les légistes seraient l’équivalent de ce qu’en France, au XIXe siècle, on appelait «les capacités».

Aux yeux de Tocqueville, ces légistes apportaient l’élément conservateur apte à modérer les excès de la démocratie: «Lorsque le peuple américain se laisse enivrer par ses passions, ou se livre à l’entraînement de ses idées, les légistes lui font sentir un frein presque invisible qui le modère et l’arrête. À ses instincts démocratiques, ils opposent secrètement leurs penchants aristocratiques; à son amour de la nouveauté, leur respect superstitieux de ce qui est ancien; à l’immensité de ses desseins, leurs vues étroites; à son mépris des règles, leur goût des formes; et à sa fougue leur habitude de procéder avec lenteur. Les tribunaux sont les organes les plus visibles dont se sert le corps des légistes pour agir sur la démocratie». (11) Auparavant, Tocqueville soulignait la proximité des légistes avec les figures d’autorité du gouvernement démocratique. Aujourd’hui, l’idée d’aristocratie ne tient plus, mais l’opposition entre l’heartland et les régions-pivot reproduit cette opposition entre des passions déchaînées, à vives, d’une démocratie frustrée, celle de l’heartland, et le processus juridique, modérateur, posé selon la légalité attribué aux grands centres administratifs (Washington, New York, San Francisco, Chicago, Boston, etc.) qui tous sont logés le long des côtes océanes. L’édifice administratif qui servit de cible à McVeigh de même que la représentante ciblée à Tucson représentent ce pouvoir modérateur, ennemi de la démocratie spontanée de l’heartland. La polarisation, voire même l’opposition haineuse se sont développées depuis les jours de Tocqueville, mais elles se sont spécialisées, géographiquement, à un tel point, qu’elles ont fait naître deux ensembles d’États-Unis.

La démocratie directe, comme le montre l’évolution de l’anarcho-syndicalisme en Europe au tournant du XXe siècle, risque, parfois, de conduire au fascisme, et s’il n’y avait pas la Constitution américaine, l’heartland s’y serait précipité dès l’époque de Huey Long et de la radiodiffusion des prédications antisémites du prêtre catholique Coughlin. La démocratie des régions-pivot demeure la démocratie bourgeoise, institutionnalisée à travers des rites légaux plutôt que vindicatifs. Ici, l’idée de justice l’emporte sur celle de vengeance et présente donc une image de l’Amérique plus adoucie. Mais ce n’est là qu’une apparence. La violence urbaine, les ségrégations non visibles (on l’a vu avec l’incurie du gouvernement Bush aux lendemains du passage de l’ouragan Katrina qui sema la destruction dans les quartiers pauvres …et donc noirs… de la Nouvelle-Orléans), les luttes de classes aux niveaux industriels et commerciaux, les immenses poches de pauvreté qui se gonflent au cœur des grandes cités à chaque crise économique, la criminalité endémique psychopathique ou sociopathique, etc. montrent qu’aucune démocratie couvée sous un régime capitaliste ne peut apporter la liberté et l’égalité pour la meilleure harmonie des sociétés. Telle devrait être l’horreur qui nous saute aux yeux à la mort d’une fillette de 9 ans qui venait rencontrer son idole, la représentante de l’État, et ambitionnait un jour de faire, à son tour, une carrière politique dans la plus grande République démocratique du monde⌛

Notes:
(1) J. Gottmann. La politique des États et leur géographie, Paris, Armand Colin, Col. Sciences politiques, 1952, p. 44.
(2) J. Gottman. ibid. pp. 44-45.
(3) J. Gottman. ibid. p. 45.
(4) J. Gottman. ibid. p. 45.
(5) J. Gottman. ibid. p. 46.
(6) A. Kaspi. Les Américains, t. 1: Naissance et essor des États-Unis 1607-1945, Paris, Seuil, Col. Points Histoire # H89, 1986, p. 312.
(7) C. Fohlen. L’Amérique de Roosevelt, Paris, Imprimerie Nationale, Col. Notre Siècle, 1982, pp. 63 et 76.
(8) On peut considérer comme une réponse à la thèse de Mackinder ce qu'écrit le philosophe allemand Peter Sloterdijk, dans Le Palais de cristal (Paris, Maren Sell Éditeurs, Pluriel, 2006, pp. 163-164): «Lors de son premier voyage en Inde, en 1497, Vasco de Gama fit incendier et couler sans motif particulier, après l'avoir pillé, un navire commercial arabe à bord duquel se trouvaient deux cents pèlerins à destination de La Mecque, dont des femmes et des enfants - prélude à une "histoire du monde" des crimes externes. Le fait que ceux-ci n'aient jamais été véritablement intégrés par la conscience historique européenne dans l'image des Temps modernes, si l'on met à part les publications isolées de livres noirs du colonialisme, n'ôte à ces événements rien de leur violence excessive. Le commerce globalisé de l'élimination se débarrasse de ses prétextes et crée, sous la forme de la pure élimination, un état qui se situe au-delà de la guerre et de la conquête. Le caractère illimité des surfaces aqueuses réveille le désert moral dans l'âme des marins - "Je détruis, donc je suis", voilà ce qui s'exprime dans chaque acte gratuit de l'humeur des pirates». Ce n'est donc pas l'exclusivité de la violence qui doit être porté, comme un fardeau unique, sur les épaules du Heartland par contraste avec l'ouverture naturelle des zones pivots, mais bien la distinction des intérêts et des modalités de prédation et d'exploitation qui sont derrière. Les habitants du Heartland s'installent, exterminent ou excluent, et pratiquent une démocratie directe fermée sur leurs communautés (telle le veut la loi de la parthénogénèse); ceux des zones-pivots autorisent une concurrence où tous les coups sont permis - y compris l'extermination de l'adversaire - mais en intégrant, même en métissant, tous les partis à l'intérieur du jeu commercial… et la participation aux institutions démocratiques (et telle le veut la loi de la palingénésie).
(9)A. de Tocqueville. De la démocratie en Amérique, t. 1, Paris, Gallimard, Col. Folio Histoire # 12, 1961, pp. 300 et 301.
(10) A. de Tocqueville. ibid. p. 393.
(11) A. de Tocqueville. ibid. p. 399.

Montréal,
9 janvier 2011
rectification, 5 avril 2011

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