mardi 24 juillet 2012

Le 9 Thermidor de Léo Bureau-Blouin


Exécution des robespierristes, 10 thermidor an II
LE 9 THERMIDOR DE LÉO BUREAU-BLOUIN

Je ne sais pas pourquoi. Les Libéraux sont détestables, c’est connu. La prunelle de leurs yeux est en signe de piaste $ $ et ils bavent du petit change. Mais les Péquistes sont pires encore. Opportunistes, hâbleurs, à l’esprit vide et sournois. Aller sentir le cul de Léo Bureau-Blouin pour en faire un candidat-vedette, c’est tout simplement commettre un inceste national. C’est la pire monstruosité que j’ai jamais vu dans une province qui ne recule pas devant les coups fourrés politiques. On en appellera au génie de Pauline Marois. Moi, j’ai plutôt l’impression que c’est une femme-cougar qui aurait à remettre sa pièce à un mari, qui, depuis qu’il aurait perdu les cordons de la bourse de la Société Générale de Financement, aurait perdu en même temps le cordon de ses bourses. La sournoiserie mêlée à l’inceste Mère-Fils serait sans doute applaudit par Machiavel. Mais un détournement politique de mineur (ou d’à peine sorti de sa minorité) m’écœure au plus haut point, et je ne vois d’équivalent que la vilenie de César Borgia lorsqu’il prit les villes de Pesaro, Rimini et puis Faenza, défendus avec obstination par un certain Astorre Manfredi, âgé de seize ans, qui après une reddition aux conditions honorables (avril 1501), fut tué à l'intérieur du château Saint-Ange où il était enfermé à la cour pontificale.

D’abord, qu’est-ce que le P.Q.? Une ombre. Un dégradé. Un miroir déformé sous Pauline Borgia de ce qu’était le P.Q. triomphant de 1976. Qu’a-t-il à offrir à part une option mise en glacière? Depuis trois ans, AU MOINS, il n’a fait qu’entretenir un mauvais suspens autour d’une femme qui a fait tous les ministères, et si elle a fait tous ces ministères, c’est parce qu’elle ne s’était montrée nulle part apte à en gérer un de manière efficace. Maintenant, elle voudrait, par ambition personnelle et le rêve de voir son nom marqué dans les dictionnaires comme la première femme Premier ministre du Québec, accéder à la plus haute magistrature de la province. Et ce, pour en faire un pays? Voyons-donc. La perte du référendum de 1995 a sonné le glas du Parti Québécois comme parti souverainiste, démontrant qu’avec tous les atouts en main, il ne parvenait pas à réussir à vendre son option. Alors, il s’est enfoncé dans les ressentiments les plus bornés. Après que le Premier ministre Parizeau eut dénoncé le Capital à côté du vote ethnique, les Péquistes ont été chercher le grand défenseur des intérêts capitalistes au Canada : Lucien «Butch» Bouchard, qui a servi toute une claque à la population québécoise avec son obsession du déficit zéro. Quand les Libéraux fédéraux de Paul Martin lui ont payé son maudit déficit, il s’est sauvé comme un péteux aux lendemains d’un larmoyant article publié dans L’Actualité, cédant le poste à son ministre des finances Bernard Landry, qui lui, pour sauver une mauvaise réputation financière des Québécois, a versé à toute volée l’argent des contribuables dans les poches de multinationales telle Kenworth, pour sauver 300 emplois du BS. Comme monsieur n’avait pas le pourcentage d’appui qu’il attendait de ses ouailles, il a démissionné en boudant pour laisser la succession au sourire irrésistible du coké André Boisclair qui, ce faisant frustrait de la chefferie celle qu’on appelait pas encore la «dame de béton». Les Québécois iraient-ils jusqu’à préférer un gai à une femme comme Premier ministre? C’était la première gifle que devait recevoir Pauline.

Mais Boisclair, heureusement, n’était pas seulement gai, il était aussi sans dessein. Dans tous les sens du terme. Aucun projet. Aucune attente. Aucune stratégie sinon que son coffre à outils qui a fait la joie des caricaturistes. Puis, après quelques coups de poignards bien assénés dus à ses compromissions médiatiques dans des sketches loufoques et aussi niaiseux que lui, il a fallu rappeler la bétonnière pour le remplacer à la chefferie. Gavée d’un soutien de 93% de la part des militants, un suffrage digne d’un plébiscite à la Napoléon III, aussitôt, des couteaux commencèrent à venir se ficher dans son corset, côté dos. Des démissions en rafales ressemblaient à une hémorragie dont on se demandait si le parti lui-même n’était pas en train de se vider complètement de ses entrailles. Impassible, avec un sourire figé, Pauline Marois répondait toujours aux journalistes que tout était revenu sous contrôle jusqu’à ce que s’annonce une nouvelle démission le lendemain matin. Enfin, une compresse bien placée vint mettre fin à l’hémorragie, la grève étudiante de l’hiver 2012. Jouant de son opportunisme et de son machiavélisme habituels, elle osa s’afficher en Assemblée avec le carré rouge, oubliant probablement qu’un jour elle aurait à l’enlever. «Ma tante Pauline, premier ministre des jeunes du Québec». C’est un titre comparable à celui de Bonhomme Carnaval. C’est une mascotte et rien d’autre : les jeunes, je parle. Pendant ce temps, cela lui évitait d’avoir à énoncer un programme, un projet de société, une stratégie pour l’auto-détermination. Elle roulait en attaquant Charest qui voyait bien qu’elle creusait sa propre tombe en s’affichant carré rouge pour le jour où elle serait amenée à établir ses contre-propositions, car la crise universitaire ne cessera pas le jour où le gouvernement passera du rouge au bleu. Bref, le P.Q. de Pauline Marois n’est que l’avatar dégradé de ce qu’il fut sous René Lévesque (première mouture) comme l’Union Nationale de Gabriel Loubier, en 1970, n’était que l’avatar dégradé de ce qu’elle fut sous Maurice Duplessis.

Pour regarnir un parti vidé de ses vedettes, voilà qu’elle courtise le jeune Léo Bureau-Blouin. Un beau petit jeune qui fait sans doute battre son vieux cœur de mère, lui rappelant le temps où ses fils vivaient encore en garçonnière… En fait, depuis que Léo, contrairement à son alter ego Gabriel, est considéré, par un esprit aussi subtil que Mathieu Bock-Côté, comme un négociateur avec qui on peut discuter et négocier, le Parti Québécois entend enrégimenter cette jeune recrue qui ne demande qu’à se laisser courtiser comme une soubrette de vaudeville. Ne voit-il pas, ce «simple citoyen» doté d’un «agent de presse» (Payé par qui? Par lui? Allons donc!), qu’il n’est qu’une marionnette prête à se ficher dans les doigts de la Dame de Béton? Le parti a déjà sondé quelques comtés pour voir s’ils accepteraient le jeune homme comme candidat. Trois-Rivières - imaginez, Léo Bureau-Blouin, dans le fauteuil de Maurice Duplessis… ça ne s’invente pas -, considérant l’âge élevé de son électorat, a préféré l’envoyer se nicher ailleurs. Un tel candidat controversé pourrait aussi bien faire perdre le comté que le gagner. Aussi, ne reste-t-il plus qu’à trouver l’endroit où le parachuter. Ce genre de réputation éphémère ne va pas à ceux qui savent que la politique traditionnelle a besoin plus de sûreté que d’aventurisme. Le choix de ses précédents candidats a démontré l’incurie de Mme Marois à savoir bien les choisir. Il est vrai que pour une aspirante au pouvoir absolu, rien de tel que s’entourer de figures falotes.

Et le principal intéressé dans tout ça? Il est jeune, c’est vrai, mais son esprit est déjà âgé. Sa langue de bois, 90%; son maintien docile, 100% (c’est important dans un parti toujours menacé de chicanes); son glamour, 80% (se laisser pousser un fond de barbe lui donne un air plus mûr); sa diction, 85%. Bref, une bonne recrue pour Pauline. Un étudiant qui sort à peine du Cégep, on a pas vu ça en politique, même du temps de Claude Charron. D’un autre côté, son air «twink» fait battre le cœur du Village gai, mais moins que l’Ange Gabriel. Les pensionnaires de la Villa du Bel-Âge, entre ses sandwiches pas de croûte et son manger mou, ont sans doute la sagesse de le trouver trop jeune, mais un peu de viagra dans un parti qui ne lève pas, ça ne peut pas faire de tort. Dans l’esprit des faiseurs d’images et des putains de partis, c’est un bon candidat. Innocent, ignorant, avec un D.E.C. sorti des réformes transversales de l’Éducation instaurée jadis par Pauline Marois, ce ne peut être qu’un bon coup. On irait jusqu'à le parachuter jusqu’au Nunavuk s’il le fallait.

Soyons sérieux. Léo Bureau-Blouin n’a rien à offrir sinon que ses illusions de jeunesse à un parti sans consistance. Lui, qui en appelait au «bon père de famille» du Premier ministre Charest, n’a qu’une vision anachronique de la fonction sociale comme allégorie familiale. Si le Québec est une nation, elle n’est pas une famille, et ses fonctionnaires ne sont ni ses pères ni ses mères. Ce discours, monarchiste ou présidentiel, tend à perdre son emprise sur l'imaginaire au fur et à mesure que les familles se désagrègent et que les épousailles ne sont plus sacrées pour la vie. Lui-même porte un nom à pentures, comme si le Bureau était toujours sur le point de se détacher du Blouin. Léo Bureau ou Léo Blouin? Il faudra bien un jour amincir le nom s’il se marie ou a des enfants, (à moins qu'il soit gai, ce qui frigidérerait les choses et irait bien avec un parti qui met son option sur la glace); ou revenir au XVIIIe siècle, alors qu’un marquis de La Fayette avait six prénoms et autant de titres de noblesse à placer après son nom. La déstructuration de la famille nucléaire entraîne avec elle sa représentation sociale, et par le fait même, oblige les structures institutionnelles à se modifier. Déjà la démocratie a fait tomber les perruques des juges et des députés. Il en arrive de même aux partis politiques qui s’accrochent toujours à la stratégie de la ligne de parti, avec les dégâts dont le P.Q. a déjà fait les frais au cours des dernières années. Les structures familiales changeant, les projections sur les institutions elles-mêmes ne peuvent qu’être forcées à s’adapter, ce qu’elles n’ont pas encore bien comprises intellectuellement. Le mimétisme du jeune Léo le place une génération en retard sur la poussée actuelle de la société québécoise, il est moins un député pour demain qu’un député pour hier.

La faiblesse de la personnalité de Léo Bureau-Blouin s’adapte très bien aux vœux mégalomanes et absolutistes de Mme Marois. Elle ne pourrait pas faire avec Gabriel Nadeau-Dubois ce qu’elle pense faire avec le si gentil Léo. Le nommer ministre de l’Éducation, à la succession de Line Beauchamp et Michèle Courchesne? Quand même pas. Mais il peut être attaché à ce ministère et forcé d’affronter, de l’autre côté de la table cette fois-ci, ses anciens collègues du front étudiant. Et c’est ce vilain tour que la Bétonnière tient dans sa sacoche. Car si elle est élue, comme elle le souhaite, comme elle le rêve; il faudra bien finir ce maudit conflit étudiant inauguré par la rapacité des Libéraux. Les fédérations étudiantes arriveront avec le même agenda, inacceptable pour quel que parti qui soit au gouvernement. Que fera le malheureux Léo obligé de convaincre ses vis-à-vis que l’augmentation des frais de scolarité (à peine diminués symboliquement tout au plus) par le Parti Québécois est acceptable? Si le front étudiant refuse, le Parti agitera la marionnette Léo, pour dire que le gentil Léo a bien compris, lui, que la solution péquiste est la meilleure, et que l’entêtement des Fédérations étudiantes est de mauvaise foi. Étrange! On aurait entendu ça il n’y a pas si longtemps…, mais venant de la bouche des Libéraux! Mieux que jamais du temps du gouvernement Charest, le gouvernement Marois aura les moyens de fractionner l’opinion étudiante. Quand le coup fourré aura fonctionné, le pauvre Léo pourra s’en retourner bareback-bencher ou s’occuper de la gestion de la garderie du Parlement. Il figurera à Tout le monde en parle ou aux Squelettes dans le placard. Il pourra, peut-être, se reconvertir au cinéma, à la télé dans un téléroman. Bref, Léo, ton quinze minutes de gloire ne peut s’étirer perpétuellement. Il dure le temps qu’il a à durer. L’étirer, c’est déjà devenir has been avant l'heure. Et à 20 ans, c'est la pire chose qui pourrait t'arriver.

D’où que le meilleur parti pour Léo Bureau-Blouin serait de faire son université. S’il veut faire de la politique, qu’il se donne une formation dans ce sens, en droit, en affaires publiques, ou whatever. Qu’il lise les théoriciens politiques. La pratique militante, c’est déjà un acquis, mais cet acquis seul, badigeonné d'un idéalisme juvénile ne fait pas comprendre toutes les subtilités de la psychologie politique. Qu’il vive son âge et non pas celui des édentés du Parti Québécois. Le jeu auquel il se prête risque de lui faire perdre tout le respect et la confiance qu’il avait su s’acquérir du temps où il était négociateur pour la Fédération étudiante collégiale du Québec. S’il consent à se laisser manipuler aussi grossièrement, il passera, pour toujours, pour un «traître» à sa cause; et au Québec, on a l’art de se fabriquer des traîtres de tous les modèles. Il se retrouvera avec la réputation du jeune avocat Bernard Landry, qui lors du soulèvement des étudiants de l’École des Beaux-Arts, en 1968, avait fait le jeu du gouvernement de l’Union nationale, en négociant pour la reddition des étudiants en grève qui y avait fondé une République! On comprend pourquoi Landry, qui avait milité dans le syndicalisme étudiant à l’Université de Montréal, jouait déjà là un rôle qui n’était pas particulièrement propre.

À une époque où l’on voudrait que les choses changent pour le mieux, le temps n’est pas aux politiciens confortablement assis et protégés par des murs de chiens anti-émeutes. C’est une période de quêtes, d’interrogations, de militantismes de base, de pédagogie urbaine et rurale où il faut affronter les incertitudes de l’avenir et les angoisses de populations inquiètes. C’est l’une des raisons qui font que les gens politiquement conscientisés ne s’engagent pas en politique. Certes, s’il s’agit de répondre au lobbying afin d’obtenir des ristournes que l’on s’empressera vite de fourrer dans sa poche, rien de tel que d’envisager la carrière de législateur. Mais une fois élu, Léo sera bien obligé de défendre l’inique loi 78 qu’il condamnait naguère aux côtés de ses collègues, jusqu’au jour où le gouvernement péquiste l’abolira …ou la modifiera, ce qui n'est pas la même chose. Croire que tout va changer à partir du jour où Mme Marois aura placé son postérieur là où Jean Charest posait le sien, c’est puérile. Entre l’avenir d’une carrière peut-être plus intéressante et le présent éphémère où il ne jouera rien de moins que le rôle d’un gigolo politique de madame, il ne fera que contribuer au cynisme et au mépris avec lequel la population québécoise tient ses législateurs. Il y a un temps pour militer et un temps pour faire des lois. Le temps de faire des lois n’est pas encore venu car le militantisme n’a pas suffisamment changé la face politique du Québec pour lui permettre de faire des lois pour le développement de l’avenir, d’où cette régression pathologique collective que nous voyons aussi bien opérer à Ottawa qu’à Québec. Léo Bureau-Blouin, es-tu prêt à finir ministre de l’Éducation du Québec au XIXe siècle?

Giotto. Le baiser de Judas (détail)
Voilà tout ce qui m’apparaît ignoble dans le jeu péquiste qui consiste à sacrifier son Isaac sur le bûcher électoral. Il n’y a pas de mots assez durs, assez crûs pour dénoncer la stratégie péquiste de désagrégation du mouvement étudiant, après s’être fait passer pour son porte-voix en Assemblée nationale. Pour Léo Bureau-Blouin, sa candidature pour un parti politique, quel qu’il soit, et surtout le Parti Québécois, marquerait le 9 Thermidor de Léo Bureau-Blouin négociateur pour la F.E.C.Q. Enfin, en ce qui concerne le mouvement étudiant, cela ne lui laisserait que deux issues possibles : être vaincu dans la dignité du combat devant un gouvernement libéral corrompu ou caquiste ou être vaincu, honteusement trahi par Judas, devant un gouvernement péquiste⌛
Montréal
24 juillet 2012


P.S. L'apparition de Bureau-Blouin sur la scène du spectacle «Échangiste» du Festival Juste pour rire, revêtu d'un uniforme de policier alors que Rozon portait celui d'un étudiant, montre à quel point ce type est inconscient du monde dans lequel il vit. Se laisser applaudir sur une scène sur laquelle le gros Coderre venait de faire une fois de plus le bouffon, avoue sa capacité à se prêter à des niaiseries médiatiques tout en prêchant une société plus juste et plus équitable. Il n'a même pas commencé sa campagne qu'il s'est déjà complètement discrédité. Pauvre jeune homme.

vendredi 20 juillet 2012

Le festival des tueries d'été

Christian Bale : Batman : l'ascension du Chevalier Noir

LE FESTIVAL DES TUERIES D’ÉTÉ

Chaque été semble apporter, depuis quelques années - deux au moins -, une vague de tueries qui permet de parler d’autres choses que de la canicule. L’année passée, c’était en Norvège avec le massacre des jeunes socialistes sur l’île d’Utøya; cette année, c’est la fusillade dans un cinéma d’Aurora, un bled en banlieue de Denver, au Colorado, qui fournit ses émotions fortes aux agences de presse. Le site internet de Radio-Canada nous rend compte des éléments suivants.

Un individu est entré dans une salle du cinéma Century, à Aurora, où l’on projetait la première du dernier film de la série des Batman, L’Ascension du Chevalier Noir, et a ouvert le feu sur des spectateurs venus assister à la projection. Encore une fois, comme le tueur d’Utøya, l’assassin avait pénétré dans la salle, blindé et armé jusqu’aux dents. Il avait un couteau, un fusil d’assaut de type AK, un fusil de chasse et deux pistolets. Selon les récits des témoins, il serait entré peu après minuit dans le cinéma situé dans un centre commercial, le visage couvert d’un masque à gaz et arborant un gilet pare-balles. Il se serait dressé devant l’écran, laissant croire aux spectateurs que son apparition faisait partie du spectacle. Au moment d’une scène d’action où des coups de feu étaient échangés dans le film, le tireur a lancé une bombe lacrymogène puis s’est mis à tirer sur la foule de spectateurs : «Il s'est avancé et il a lancé une bombe de gaz et, à ce moment, j'ai su que c'était pour vrai», a déclaré une jeune femme qui assistait à la représentation. «Il a tiré au plafond et tout de suite après il a pointé son fusil directement sur moi. J'ai tout de suite plongé dans l'allée. Et, j'ai été chanceuse, il ne m'a pas tirée dessus». Sur les ondes de CNN, un témoin a raconté avoir vu «un type qui montait lentement les marches et a ouvert le feu au hasard». «Nous avons entendu 10 à 20 tirs et de petites explosions venant de partout. Nous avons entendu des gens hurler peu après. Puis on nous a dit d'évacuer les lieux par haut-parleur. Dès que nous sommes sortis, nous avons vu les gens courir partout en hurlant». Tous ces témoignages ne sont pas clair : a-t-il tiré une fois rendu sur scène ou en montant les marches pour s’y rendre? Tout, évidemment, est une question de «plans-séquences» où les témoins n’étaient pas tous au même endroit au moment où ils se sont aperçus qu’un déchaîné faisait feu sur eux. Le drame n’en est pas moins tragique : 12 personnes tuées par balle et au moins 38 autres blessées, dont des enfants parmi lesquels un bébé de 3 mois (ses parents ont dû penser qu’une pré-formation cinématographique en matière de psychopathes et de violence convenait déjà à son âge). Dix personnes ont été tuées sur place et deux sont mortes au moment de leur transport à l’hôpital.

Le plus étrange est sans doute la manière dont s’est déroulée l’arrestation du «suspect», un étudiant de 24 ans, James Holmes, candidat au doctorat en neurosciences à l’Université du Colorado. Il s’est laissé arrêter dans les minutes suivant la fusillade. «Il n’a pas résisté», a déclaré Frank Fania, porte-parole de la police. «Il ne s’est pas débattu». «Venez et cueillez-moi», pourrait-on lui faire dire. Comme la plupart des tueurs, Holmes est narcissique, et son site Facebook le laisse complaisamment voir. Amateur de tatous, il aurait quitté l’université un mois plus tôt. Mieux encore : «Son appartement est piégé», a déclaré le chef de police d'Aurora, Dan Oates. «Nous tentons de trouver comment neutraliser l'engin inflammable ou explosif. Nous pourrions être sur place pour plusieurs heures ou quelques jours. Les images sont dérangeantes. Ça semble très sophistiqué, la façon dont son appartement est piégé. Ça pourrait être une longue attente». Ce qui a obligé les policiers a étendre un périmètre de sécurité à l'extérieur du bâtiment et ils ont demandé aux agents à l'extérieur de revêtir leurs casques et leur équipement de protection. Juchés sur une nacelle montée jusqu’à la fenêtre de l’appartement de Holmes, les artificiers essaient de comprendre le labyrinthe d’enchevêtrement des pièges que leurs a tendu Holmes.

Pour sa part, le F.B.I. confirme que rien ne rattache Holmes a un possible mouvement terroriste. Évidemment, pour le Colorado, la tuerie du cinéma Century rappelle les pénibles souvenirs de Columbine de 1999, lorsque deux étudiants avaient ouvert le feu dans leur école secondaire, tuant 12 élèves et un professeur. En tournée en Floride, le président Obama a fait un discours de circonstances à Fort Myers. «Ce matin, nous avons appris en nous réveillant la nouvelle d'une tragédie qui nous rappelle à tous ce qui nous unit en tant qu'Américains», a-t-il déclaré après quelques salutations d'usage. «Tant de violence, tant de mal, est insensé, mais si nous ne saurons jamais vraiment ce qui conduit quelqu'un à prendre la vie de quelqu'un d'autre, nous savons ce qui fait que la vie vaut d'être vécue». Il a ajouté que «s'il y a quelque enseignement à tirer de cette tragédie, c'est qu'elle nous rappelle que la vie est très fragile». En campagne électorale pour sa réélection, Obama a conclut qu’«il y aura d’autres jours pour la politique. Aujourd’hui est une journée de prière et de réflexion pour les victimes et leurs proches». Puis il a demandé à tous un moment de silence et de prières, puis s’en est retourné à Washington.

À l’opposée, ce matin, à 9 h. 20, la National Rifle Association (le lobby des armes à feu aux États-Unis) a twitté le message suivant : «Bonjour, tireurs. Bon vendredi! Avez-vous des plans ce week-end?». «Ce message, poursuit Radio-Can, qui pourrait avoir été programmé à l'avance, a provoqué un tollé des internautes puisqu'il a été envoyé après la fusillade au Colorado. Il a depuis été effacé». Ce qui devait être le blockbuster de l’été, avec un déploiement d’effets spéciaux violents, le film de Chris Nolan, mettant en vedette une série de personnages psychologiquement dérangés (de Batman lui-même au méchant Black Knight), s’est rétroprojeté de l’écran sur la scène même d’un cinéma de banlieue. L’émoi est autrement plus grand dans le public que chez les chauds partisans des armes à feu. À New York, les autorités ont accru la surveillance policière des cinémas où se projetait le film maudit. La première parisienne a été annulée en raison de la fusillade. Les acteurs Christian Bale, Anne Hathaway, Morgan Freeman et la Française Manon Cotillard étaient attendus pour cette projection de prestige. Comme après une tuerie dans une école ou une université, la crainte d’un copy cat entraîne les propriétaires de salles de cinéma, y compris au Québec, à resserrer la surveillance pour les prochains jours. Maintenant, que penser de tout cela?

Si la tuerie d’Aurora est spectaculaire, il faut
Jessica Redfield, miraculée de Toronto, assassinée à Aurora
bien se rappeler qu’ici, au Canada, depuis le début de l’été, trois fusillades entre bandes rivales de gangs de rues - dont la dernière en fin de semaine passée - a fait déjà plusieurs morts. L’ironie, selon la presse, serait que l’une des victimes de la tuerie d’Aurora aurait déjà échappé, il y a de cela un mois, à une fusillade survenue au Eaton Center à Toronto! Décidément, quand le destin s’acharne!… L’enfer des scénari de jeux vidéos où le chasseur devient la proie et vice versa est en train de se transposer du monde virtuel au monde réel. Et c’est là toute la mise en scène de Holmes devant l’écran, attendant que le bruit de mitrailles filmiques résonne dans la salle de cinéma pour commencer à tirer et abattre ses victimes comme des lapins. La carte géo-criminologique que présente le site de Radio-Can est éloquente en elle-même. Nous pouvons y observer la diffusion des scènes de crimes de masse depuis Columbine. Une dizaine en douze ans, avec des nombres de morts qui varient de 32 (Virginia Tec) à 9 victimes par tuerie. Du célèbre serial killer, nous passons carrément au mass murder.


Une particularité à noter cependant avec Holmes. Outre son narcissisme et sa confusion du réel et du virtuel, il était étudiant en neurosciences à l’université. Ce tueur de masse se spécialisait en étude du système nerveux. La tuerie du cinéma Century ne serait-elle qu’un «travail pratique» d’un apprenti docteur Mabuse? Il est vrai également, s’empresserait de nous rappeler le recteur de l’université, qu’il avait quitté son programme voilà plus d’un mois! Ne serions-nous pas également en face d’un savant-fou prêt à s’immoler, offrant son «cerveau dérangé» à la science expérimentale - d’où son arrestation passive -, afin que les limiers de Quantico (de Silence of the lambs jusqu’à Criminal Minds) puissent tester sur lui les «lois du comportement humain»? Tout cela est dément, me direz-vous, mais tout cela reste possible, dans la mesure où lorsqu’on perd le sens de la distinction du réel de la fiction; qu’on l’inverse et qu’on se projette dans le principe de plaisir comme si c’était le principe de réalité, plus rien alors ne peut empêcher un psychopathe de réaliser une telle tuerie.

La destrudo domine la libido lorsque l’érotisme s’ajoute au crime et accroit l’effet d’horreur. Il est fort peu de ces films ou de ces séries qui n’en appellent à la libido du public pour augmenter la «jouissance» de l’acte destructeur et le goût des perversions morbides. Nul besoin d’ailleurs de scènes érotiques explicites qui tomberaient sous le couteau de la censure. La suggestion est même plus efficace puisqu’elle élargit le champ des possibles. Des femmes, des enfants, sont toujours les victimes privilégiées de ces tueurs de fiction, en général masculins. Lorsque les victimes sont masculines, le criminel est ou une femme névrosée, hystérique ou nymphomane, ou un «inverti» névropathe. Des spectateurs passifs, des passants, des adolescents vaguant à leurs affaires se prêtent en holocauste aux agresseurs, ordinairement tenus par l’impuissance, soudainement devenir les objets de déchaînements hormonaux. À Aurora, les gaz lacrymogènes remplaçaient les effluves du rut; les tirs de balles, les éjaculats. La mort se répandait à l’image de la vie dans l’acte sexuel. La tuerie en est un ersatz inversé. L’incapacité des neurosciences, c’est de parvenir à circonscrire, précisément, les structures neuronales qui permettraient d’identifier un «tueur» potentiel capable de passer de la latence qui est en tous et l’arrêter avant qu’il passe à l’acte concret. Cet appel à la chimie du cerveau, à la transmission neuronale, au rôle des protéïnes et des graisses dans la circulation des influx nerveux, s’inscrit dans la pensée mécaniste de l’homme-machine où l’agressivité violente, surtout physique, serait une dysfonction mécanique du «système» nerveux. On tient à l’écart le fait qu’un ensemble de barrières sociales et d’interdits inhibés par le sur-moi neutralisent l’acte criminel chez le commun des mortels. Les neurosciences ont deux buts idéologiques : d’abord remplacer la métaphysique démonique des anciennes religions (la damnation) et d’extraire la pensée et le geste criminels de sa matrice sociale (la liberté de l’individu qui commet une action mauvaise est hors contexte). En fait, les neurosciences sont impuissantes à dégager un quelconque processus neurologique qui associerait un comportement particulier à un processus précis. D’autre part, la biochimie a une capacité limitée dans la connaissance des pathologies psychologiques. Voilà pourquoi il ne faut pas prendre le behaviorisme des explications des films et des séries télés pour de la science. Tout reste en surface et la magie du «gars des vues» fait le reste.

Prenons l’exemple de la séance de profilage des épisodes de Criminal Minds. C’est l’acmé de la série. Avant, on ignore tout du criminel, après, on se laisse guider jusqu’à son arrestation (ou sa mort). Les spécialistes des sciences du comportement (essentiellement criminel, mais tous les comportements humains ne sont pas que criminels!), rassemblent les policiers (et les spectateurs), dans un huis-clos, comme dans un Agatha Christie, pour nous dresser le profil du psychopathe ou du sociopathe. L’un nous dit que c’est «un homme entre 30 et 45 ans, blanc et nouvellement arrivé dans la région». Vous croyez avoir appris quelque chose, mais quoi? Que ce n’est pas un enfant ni un vieillard, qu’entre 20 et 30 et 45 et 55 ans, il pourrait tout aussi bien s’insérer dans le profil; que ce n’est pas une femme; qu'il n'est pas noir; qu’il est nouveau dans une région d’un pays où les habitants sont reconnus pour leur grande mobilité. Le savoir n’est ici qu’un savoir négatif. Donc rien de vraiment positif sinon un échantillonnage très large et imprécis au sein d’un bassin énorme de population.

Ensuite, un autre vous dira qu’il est narcissique, qu’il aime séduire ses victimes, qu’il a eu une enfance perturbée. Lorsqu’on sait qu’il nous faut à tous une dose minimum de narcissisme pour nous apprécier et que des professions exigent une dose plus forte, l’appel au narcissisme ne veut plus rien signifier. Holmes répond à ce profil, mais combien d’autres se font tatouer le corps entier sans pour autant dire qu’ils sont des criminels ou des assassins potentiels. Le fait de séduire les victimes, dans un «marché de la séduction» où tout le monde est en compétition entre séducteurs et séduits ne rîme à rien non plus. Autant arrêter tous ceux qui fréquentent les cruising bars. Ensuite le lien avec l’enfance perturbée. Mais qu’est-ce qu’une enfance perturbée? Maltraitance des parents? Indifférence des parents? Sentiments de possessivités pathologiques de la mère? Conflits œdipiens avec le père? Jalousies fraternelles? Au lieu de se resserrer, le lasso tend à s’étendre. Bref, là encore, nous n’en savons pas plus sur le criminel que des indices générales.

Un troisième ajoutera qu’il a une tendance au sadisme, qu’il a une signature car on la retrouve dans tous les crimes qu’on lui attribue, et qu’il est extrêmement dangereux. Évidemment, lorsqu’il y a crime, il y a une agression porteuse de sadisme qui se manifeste. C’est une vérité de La Palisse. En ce qui a trait à la signature, elle révèle certaines choses, il est vrai. Elle nous parle des fantasmes du criminel dont les actions en sont les réalisations. Mais, isolée, la signature ne nous conduira pas nécessairement au criminel. Ainsi, le célèbre tueur de San Francisco des années 1970, le Zodiaque, était une véritable pie bavarde. Il faisait parvenir des lettres, des énigmes, des insolences à l’exemple de Jack l’Éventreur, puis, comme celui-ci, il a tout simplement cessé de tuer. Jamais la police, avec tous ces renseignements, n’est parvenue à l’identifier! A regarder son portrait-robot, on comprend toute l’illusion de parvenir à cerner un quelconque suspect en partant de détails aussi vagues, puisque tant de visages pourraient se rapprocher un peu ou beaucoup de celui qui est dessiné. Pourtant, beaucoup des victimes du Zodiaque survécurent et purent donner une description de leur agresseur.

Croire en une criminologie parfaitement scientifique où les enquêteurs, guidés par la psychologie behavioriste pourraient parvenir à saisir les assassins véritables ou prévenir la commission d’actes horrifiques est une pure vision de l’esprit. D’ailleurs, malgré les spécialistes-conseils consultés pour l’écriture des scénari de ces différentes séries ou films, il faut recourir aux effets dramatiques pour parvenir à ce que les «bons» finissent par identifier puis capturer le «méchant». Ces séries convergent dans le sens des neurosciences, dans la mesure où ils laissent finalement les spectateurs conclurent à la vieille métaphysique démonique (le tueur est fatalement un criminel-né, un psychopathe mû par des pulsions qu’il ne peut contrôler), ou un être perverti par un milieu, une éducation, une famille dysfonctionnelle, un événement-traumatique (le futur docteur Lecter témoin des nazis qui dévorent sa sœur; le Clyde Barrow de la chanson de Gainsbourg [il faut croire que c’est la société, qui m’a définitivement abimé], etc.). Déterminismes métaphysiques ou morale contre-nature, la seule liberté du tueur est de tuer, voilà le mot final de la psychologie behavioriste sur laquelle les solutions répressives des Harper, des Rob Ford (maire de Toronto) et autres George W. Bush se fondent. Du même souffle, ils encouragent la violence par la permissivité des armes d’épaules, souvent utilisées dans la commission de mass murders puisqu’ils sont parfaitement appropriés à ce genre de crimes. Qu’ils en parlent aux bisons des prairies qu’elles ont carrément détruits au cours du second XIXe siècle! Le cercle vicieux de la violence se referme ainsi sur les esprits assoiffés d’ordre moral. Telle est la perversité puritaine dont parle Dany-Robert Dufour.

Il est vrai qu’on ne pourra jamais prévenir la commission de telles horreurs. Que la tuerie du cinéma Century se soit produite à la première représentation d’un véritable film noir, sombre, pathologique, n’est pas un hasard. Le dernier volet de la série des Batman présente un héros malade, décrépit, ruiné, que seul un mégalomaniaque doté de la muselière du docteur Lecter parvient à tirer de son apathie. Batman est un héros sombre, tourmenté, sociopathe, vivant, comme une chauve-souris, dans les tréfonds obscurs d’une ville encore plus noire et dont le nom, Gotham, est autant une invocation de Dieu qu’un envoie au Diable, est issu du puritanisme des contes de Washington Irving. Il s’agit de New York, bien entendu, tout le monde la reconnaît par ses gratte-ciel aux nombres d’étages incalculables, obstruant la luminosité du soleil tant ils sont entassés les uns sur les autres. C’est la cité-souricière dont le prince est un homme fait chauve-souris. D’une telle atmosphère ne peut naître que des déficients mentaux, des brutes, des mégalomanes toxiques, brefs des sauvages inaccessibles à la civilisation. Les individus se prennent dans les pièges de la cité, les mensonges, le goût du pouvoir et de la richesse. Qui ne se souvient pas du premier film Batman où Jack Nicholson, personnifiant le Joker, mutilait des toiles de grands maîtres avec une vaporisateur de peinture - le même que les graffitistes utilisent pour saloper les murs extérieurs des édifices -, or comment s’étonner qu’un autre fou s’en prenne à La Ronde de Nuit de Rembrandt pour la lacérer de la lame de son couteau, ou un autre donner un coup de masse sur le talon de la Piéta de Michel-Ange? Les transgressions fantasmatiques véhiculées par la culture perverse finissent par s’imposer, dans les esprits psychotiques, comme des actes rendus possibles. Ce saut de la psychose à la psychopathie chez les individus est encouragé par cette culture qui se complait dans la destrudo. Détruire ce que les hommes ont fait de plus beaux. S’en prendre à la création attribuée à Dieu, avec l’humain comme chef-d’œuvre, conduit directement à l’assassinat. Pour des millions de dollars ramassés au box-office (quelle publicité Holmes ne vient-il pas de faire-là à un film déjà peu apprécié des critiques!), la culture se fait perverse, utilise les motivations profondes des hommes, cachées bien en deçà des règles de comportements behavioristes, pour se retrouver dans des situations extrêmes. Franchir le borderline du comportement moral et social qui sépare la vie de la mort est attrayant, c’est la seule zone d’ombre qui semble s’offrir encore à nos aventuriers. Autrefois, seulement, il était possible de massacrer des Zoulous ou des Indiens sans en éprouver le moindre remords, au nom du progrès et de la civilisation puisqu’ils n’étaient que des untermenschen; aujourd’hui, ce sont des quidams, des badauds trop inutiles ou fabriqués en trop grand nombre pour qu’on accepte pas d’en sacrifier quelques-uns pour les profits de la société du spectacle. And the show must go on!

Avec le Batman de Christopher Nolan, nous ne retrouvons plus le «bon» des anciens films (y compris de la série Batman). Dans le cinéma noir américain traditionnel, si nous prenons les films d’Hitchcock et de Welles par exemple, les «bons» sont toujours des êtres innocents, à l’âme pure, aimables, polis, gentils, aimants, qui ne réalisent jamais à quel point le mal est le moteur de l’Histoire. Ils sont menés par les événements, passifs, masochistes souvent. Le complot est étalé là, en plein devant leur figure, et ils ne le voient pas. De plus, ils sont aussi sourds qu’ils sont aveugles. Manipulés traitreusement par la femme-vampire de la littérature du roman noir du XIXe siècle, la succube, la garce, ils ne gagnent que parce que le «méchant» échoue. Et le «méchant» échoue moins à cause de l’action du «bon» que parce qu’il s’est lui-même intoxiqué de sa propre méchanceté, de son propre pouvoir. Psycho de Hitchcock est le meilleur exemple de l’inutilité du «bon» et l’intoxication du «méchant» dans la résolution du crime. Or, clairement, ce «bon» n’existe plus dans le cinéma américain.

Le «bon» est désormais un être aussi tourmenté que l’était le «méchant» jadis. Ce qu’était autrefois le «méchant», dans les films policiers inspirés de Boileau-Narcejac ou de Simenon, c’est lui maintenant, le «bon», qui est habité par un sentiment de culpabilité indéfini. Il aurait beau mettre tous les criminels de la terre en prison qu’il serait encore dévoré par ce sentiment qui le condamne à une vie triste et désabusée. Entre la dépression et l’anxiété, le «bon» n’est plus qu’une loque humaine, alors que le «méchant», en véritable transformer, est une machine à produire le mal, comme un moulin est une machine à moudre les grains. Le «bon» développe des manies, s’enferme dans des cloîtres bétonnés, se fustige auprès de ses proches, se sent animé d’une force incontrôlable qui lui donne une capacité de détruire (rien ne sépare, sinon la raison morale, un Hulk d’un Dark Knight). Parce que le «bon» est déjà si dégradé dans sa personnalité, les concepteurs doivent alors faire un effort  d'imagination inouï afin d’inventer des monstres, tellement surproportionnés dans la forme et dans l’esprit, qu’un sadique du type Gilles de Rais apparaît comme un bon garçon à qui l’on confierait volontiers une garderie!

Cette amplification des perversions sexuelles et destructrices est la «signature» du criminel psychotique. Il doit enlaidir, mutiler, profaner la beauté désirée sous toutes ses formes et par tous les moyens. Car pour lui, contrairement aux individus de la grande normalité, la beauté a encore un sens,  et ce sens le fait souffrir, alors que le «bon», dans sa névrose, ne parvient plus à la distinguer. Voilà pourquoi les monstres de la science-fiction des bandes dessinées, du cinéma et des jeux vidéo, conservent une part d’«humanité» qui semble échapper au «bon», car cette «part d’humanité» est la part la plus mauvaise de l’être humain. L’effet idéologique se concentre uniquement à l’exigence de la censure qui en appelle à une fin «morale» parce que, comme disait Foucault, il faut sauver la société. Comme Hitler fut le destructeur de la beauté allemande, tant dans son esthétique corporelle des Allemands que dans sa psychologie intellectuelle et artistique, le psychopathe, par son jeu de massacre, détruit l’art cinématographique avec un plaisir que les techniques numériques lui rendent possible. Car, si le médium c'est le message, c’est bien contre le cinéma que la vague de destrudo s’abat depuis plus de trente ans, jouant d’une «esthétique du sang» pour banaliser les scènes d’horreur et les faire accepter «dans la vraie vie», comme la fatalité de l'existence. C’est dans l’expression des sensations perverses que le sentiment, ou l’absence de sentiment, ou l’indifférence au sort des autres, se cultivent de manière pathologique qui fait que de l’assassin Holmes, nous remontons à la culture américaine et de là à la civilisation occidentale pour situer l’origine de la pathologie criminelle qui n’a plus rien à voir avec le célèbre malaise dans la civilisation décrit par Freud. De la réalité au virtuel, le virtuel ne fait que nous renvoyer à notre propre réalité, et c’est en la matérialisant par la tuerie de masse que James Holmes pourrait dire à Sherlock : je suis un psychopathe de haut niveau. Car, mieux que les autres mass murders, il me semble, il a compris quelque chose des mécanismes dont il se reconnaît lui-même n’être qu’un boulon parmi d’autres dans l’immense mécanisme culturel de la société de consommation et de communication de masse.

Après Auschwitz, il était possible de considérer l’horreur pour ce qu’elle était. Un interdit non transgressable. Or, la shoah, par la série Holocauste et tous les avatars, bons ou mauvais, qui ont suivie est devenue un «divertissement pour toute la famille». Puis avec Roots, ce fut autour de l’esclavage des Noirs. Toutes les aliénations de l’Histoire ont ainsi été passées en revue sur le mode du divertissement par les communications de masse. Les guerres, les révolutions, l’exploitation ouvrière, les génocides autochtones, la pauvreté des villes tiersmondistes, usaient et abusaient de l'apitoiement, de la sensibilité et de la compassion pour tout ceux qui avaient soufferts au cours de l'Histoire et avec lesquels se creusait, par le fait même, une distance qui éloignait d'eux les Occidentaux. Qu’une fatigue compassionnelle découle de cette surabondance d’images des souffrances humaines, vraies (dans les reportages des séries d’information) ou fictives (les fictions historico-télévisuelles), rien de plus normale. Au niveau de la conscience historique toutefois, cela crée une sorte de conscience euphorique qui nous présente l'horreur extra-occidentale comme un monde autre, situé sur une «planète» autre; une horreur qui, en aucun temps, ne pourrait revenir sur notre monde occidental postmoderne qui se laisse bercer par une certaine idée de la douceur de vivre, comme les nobles à la veille de la Révolution française. Cette apathie procède donc d'une excitation trop souvent stimulée et répétée; les sens émoussés ne captent plus les stimuli qui devraient nous insérer dans le monde réel et non pas favoriser notre fuite dans l'univers du divertissement par procuration. À force de voir l’horreur, confondue entre le vrai et le spectaculaire, l’insensibilité participe de l’atonie des impulsions naturelles. Alors qu’autrefois - disons avant les années 1950 -, il était possible par la critique de distinguer l’aliénation de la conscience du réel, le monde dans lequel est né, a grandi et est devenu homme James Holmes, ce n’est plus le réel qui se fait aliénation, mais bien l’aliénation qui se fait réalité, et la lutte menée à la pensée critique par les minorités dominantes est si bien avancée qu’il est devenu impossible aux institutions de restaurer la Psyché des membres d’un Socius, machine à consommer et à communiquer l’insignifiance⌛

Montréal
20 juillet 2012

lundi 9 juillet 2012

Le Mal comme moteur de l'Histoire

Félicien Rops. Satan

LE MAL COMME MOTEUR DE L’HISTOIRE
HOMMAGE À FÉLICIEN ROPS

La thématique du Mal comme moteur de l’Histoire a été au cœur de la pensée philosophique de l’Histoire du XXe siècle. Deux Guerres mondiales que l’on peut maintenant ramasser en une seule Guerre de Trente Ans; les révolutions sociales suivies de guerres civiles sanglantes au possible; du terrorisme anarchiste aux terrorisme d’État; les cataclysmes naturels sur fond de modifications climatiques et des écosystèmes : comment s’étonner de la résurgence des millénarismes à travers des sociétés secrètes (constituées généralement de gens fortunés : écouter parler de la fin du monde a son prix); des annonces apocalyptiques (si la prévision à partir du calendrier Maya est exacte, alors vous êtes dispensés de faire des achats pour la Noël 2012, ce qui risque d’augmenter la bousculade durant les cinq jours qui séparent la fin du monde (remise à plus tard) de la célébration de la Nativité consommatrice; enfin, il y a ceux pour qui la fin des temps est affaire de tous les jours : la maladie, la solitude, l’ennui, l’acédie, la mélancolie, les deuils et souffrances morales de toutes sortes.

Mais lorsqu’on parle du Mal dans l’Histoire, le concept de «mal» prend une teneur essentiellement métaphysique. Dans son livre, le dominicain Sertillanges passait en revue tous les systèmes religieux et philosophiques du passé pour voir comment chacun définissait et traitait du Problème du Mal t. 1 L’Histoire, Paris, Aubier Montaigne, 1948). Ce rapide survol des civilisations et des écoles de pensée
Esquisse de la Tentation de Saint Antoine
ne me semble pas avoir été dépassé depuis. Ce qui ne veut pas dire que les réflexions sur le problème ont été suspendues. Le philosophe allemand, Rüdiger Safranski, avec Le Mal ou le Théâtre de la liberté (Paris, Grasset, rééd. Livre de poche, col. Biblio-essais, #4332, 1999) faisant lui aussi un survol des grandes doctrines philosophiques, ramène le problème du Mal à celui de la liberté humaine, association qui remonte à la Grèce antique et que saint Paul et saint Augustin ont intégré dans la théologie chrétienne. Dieu ne peut commettre le mal et s’il l’autorise, c’est pour le bien de l’homme, sa maturité, sa conscience coupable qui le rend digne d’être citoyen de la Cité de Dieu, plaçant son amour de l’Autre au-dessus de son égoïsme. À partir de ce moment, l’homme n’est plus seulement que l’agent porteur du Mal, comme on dirait porteur d’un gène déficient ou d’une maladie contagieuse, mais il est celui dont l’imperfection provient des péchés qui le motivent à s’aimer lui-même plus que l’Autre. L’orgueil, la colère, la luxure, la gourmandise, l’avarice, l’envie et la paresse se tiennent comme les crabes dans un même panier d’immondices qu’est le corps humain. Cette vision hautement haineuse, masochiste, glissant aisément de la critique des comportements à une condamnation morale se retrouvent ou se reconnaissent d’une religion à l’autre, d’un système philosophique à l’autre. Le mot qui enveloppe le tout : liberté, est la clé de voûte de la problématique du Mal.

Après Auschwitz, après Hiroshima, après le 11 septembre 2001 et la banalité de l’horreur qui a succédé à celle du mal que reconnaissait Hannah Arendt dans la figure de Eichmann, le fonctionnaire nazi à l’origine des ordres d’extermination dans les camps de la mort, Jorge Semprún parle de la relation spécifique du Mal et modernité (Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H397, 1995). De la technique (et de ses dérivées : technologie, technocratie, mécanisation, hyperspécialisation, etc.) Semprún passe au totalitarisme, c’est-à-dire aux régimes des sociétés; à leurs institutions politiques, mais surtout à leur organisation économique de la production des biens, de leur circulation et de leur consommation inéquitablement réparties. Les péchés capitaux se concentrent autour de ces avatars des appareils nécessaires au bien commun pour les pervertir, les subvertir, les convertir autour d’intérêts où, selon la doxa du darwinisme social, les mieux aptes s’empareront de la domination du groupe et y feront régner leur puissance (sous le couvert du gant de velours des lois); ici sont évincés les vieilles notions humanistes du bien, de la sagesse, de la réciprocité, etc. Au bien commun se sont substitués les biens privés, et dans la mesure où les biopouvoirs sont érigés sur le principe mécaniste de l'anatomie et de la physiologie humaines et de tout ce qu’elles développent, l’Être déchu de sa transcendance divine n’est plus qu’une chose : propriété de lui-même, toujours lancé sur le marché du salariat et des gratifications qui, comme par hasard, flattent
Violence
ses péchés capitaux : l’orgueil est servi par les fantasmes d’un pouvoir hiérarchisé mais fragmenté, donc incompétent; la colère se défoule dans le ressentiment méprisant du monde et les violences gratuites, fantasmées ou réelles mais toujours insatisfaisantes pour apaiser les frustrations; la luxure par la séduction sans lendemain d'un capital libidinal et ses intérêts érotiques; la gourmandise par une voracité sans fin; l’avarice par l’appétit de la propriété privée au détriment même du respect de celle de l’autre, enfin la paresse par la lassitude d’un monde sans rime ni raison, sans promesse ni avenir. Les trilogie démoniaque qui inverse celle des vertus cardinales (foi, espérance, charité) se retrouve dans le nihilisme, le narcissisme et l’hédonisme. C’est La Cité perverse dont parle le récent livre de Dany-Robert Dufour (Paris, Gallimard, Col. Folio-essais, # 563, 2009). Érigé sur un autre registre, le Mal apparaît ici lié à la perversion (ou la perversité) sans pour autant faire endosser le «bien» à la névrose. Dufour se défend de porter un jugement sur nos sociétés, se contentant de dire qu’il «observe» et «décrit» sans condamner ni approuver, mais le ton du volume montre bien qu’entre les perversions affichées par le libéralisme et le bon vieux névrosé contraint par l’éducation humaniste et chrétienne, on devine facilement vers qui se tourne sa sympathie.

Vengeance de femme
Avec Dufour, toutefois, nous quittons le champ de la métaphysique pour entrer dans celui de la Psyché, abordé avec l’approche psychanalytique. Le Mal serait-il donc descendu du supralunaire pour devenir une entité strictement contenu dans le comportement humain? Il est certain qu’aborder le problème du Mal uniquement sous l’angle métaphysique en faisant de la liberté la clé de son existence ne peut suffire. Il n’y a plus de Dieu qui justifie les causes somatiques d’une souffrance, bien qu'un certain sentiment de culpabilité reste. En passant par la chimie du cerveau, nous partons d’une action morale subversive à une réaction psychologique perverse (s’auto-punir pour jouir de son expiation). Subversion et perversion se retrouvent dans un rapport complémentaire, dans une action coordonnée qui encadre étroitement la Psyché dans le Socius. Et de ce fait, le Mal siège désormais au cœur de la psychologie collective.

Nous ne pouvons pas suivre cependant toute la thèse énoncée par Dufour. D’abord, malgré son vocabulaire nouveau et son approche psychanalytique, la perversion n’est pas liée au libéralisme différemment de jadis, lorsque le Mal métaphysique était lié à la liberté humaine. Il y a un transit de relation qui n’abolit pas la vieille association, mais la revêt d’un costume nouveau. Le libéralisme n’est pas plus pervers que le christianisme (érigé sur un masochisme érotisé). Marx, qui aimait aligner les modes de production dominants, ne percevait pas que ces modes de production étaient le talon d’Achille de toutes civilisations dans la mesure où ils ne font pas que produire et (re)produire la société. C'est plutôt par la différenciation ontologique des individus distribués selon les hiérarchies de la propriété et du pouvoir, qu'ils finissent, par l'intoxication même de leur succès, à engager la civilisation sur une pente régressive. Le capitalisme, comme l’esclavagisme antique, est devenu un système régressif en devenant le système dominant. Par l'industrialisation d'abord, puis en se démocratisant, il a suscité la régression infantile des individus et, par le fait même, l’inefficacité des institutions qui seront, tôt ou tard, submergées par des institutions mieux en contrôle d’elles-mêmes et servant des intérêts corporatistes nouveaux. Qu’on ne les voit pas venir en ce moment ne signifie nullement qu’elles ne sont pas là, quelque part, en gestation. Pervers, névrosés et psychotiques sont de toutes les civilisations, de toutes les cultures, à toutes leurs étapes de développement, et Dufour a la sagesse, qui n’est pas partagée par tous, de spécifier que si la Cité est perverse, tous les citoyens ne sont pas pour autant des pervers. Mais le rapport est indéniablement «phoney».

C’est ainsi que je peux bien me permettre de fouetter et refouetter des dirigeants comme Stephen Harper et Jean Charest, ce sont des bonnes gens, probablement… quoique… Enfin, nous postulons qu’«individuellement», ils ne sont pas plus pervers ou névropathes que le commun de leurs concitoyens, mais ils sont les agents porteurs de la régression du Socius. L’un en travaillant à ramener le Canada dans son mode de développement colonial des XVIIIe-XIXe siècles;  le second en réduisant le développement social dans les cadres d’une liquidation sans discernement des ressources
Le Sacrifice
matérielles et humaines pour avantager une minorité dominante à satisfaire ses perversions au détriment de l’exclusion et de la privation des autres classes de la société. Tous deux regardent vers l’arrière, s’empressant de répéter le passé comme une garantie de réussite, ce qui est plus que douteux. Dans la mesure où ils sont des agents de la régression civilisationnelle, ils sont un danger permanent pour le juste équilibre du développement du bien commun. Se cachant derrière des formules magiques liées à l’économie, le mot est amplement utilisé dans la mesure où il ne signifie rien en lui-même. Ou plutôt, c’est un mot sacoche dans lequel n’importe qui y met ce qu’il veut bien entendre : les pauvres y mettront des emplois, les salariés une augmentation, les petits entrepreneurs des lois réglementaires pour les protéger à la fois contre la syndicalisation de leurs employés et la concurrence des grandes entreprises, les grandes entreprises un laissez-faire laissez-passer sans restriction qui leur assurera une compétition internationale qui pourrait déboucher sur une multinationale. Bref, tout et son contraire se retrouve dans ce mot sacoche avec lequel les gouvernements dupent en période électorale. Là est la Cité perverse de la jouissance des fausses promesses faites à des «innocents» qui les achètent et dont la souffrance devient sinon le plaisir des puissants, du moins des occasions d’indifférence ou de «fatigue compassionnelle» entre deux dons de guignolé.

Les épaves
Le fait de ramener la problématique du Mal du supralunaire au sublunaire aurait-il pour effet de «normaliser» le Mal, c’est-à-dire de le rendre naturel, comme le sous-entend le darwinisme social? Le tigre mange Bambi, c’est triste d’un point de vue affectif, mais la nature prend sa revanche en faisant naître beaucoup plus de petits bambis que de petits tigres. C’est l’équilibre des forces de la nature, un équilibre mesurable de manière autrement sérieuse que l’équilibre des forces du marché! À jouer sur l’un et sur l’autre, cependant, on se rend vite compte que les interventions entraînent le déséquilibre. Tigres et bambis sont tous les deux en voie d’extinction par le développement du progrès des nations industrialisées. De même, les bulles spéculatives qui déforment l’équilibre soi-disant des forces du marché, créent des crises qui ruinent des millions de petits épargnants pris au rêve de s’enrichir sans effort. Les vices privées qui font les vertus publiques comme Mandeville concluait sa fable des Abeilles, trouvent ici son démenti définitif : les vices privées n’encouragent que des vices publiques et les vices publiques ne génèrent aucune vertu privée. Ainsi, le processus régressif et aliénant s’accélère à chaque fois qu’un pervers met le pied sur la pédale des vertus publiques pour tourner à droite.


L’idée d’une perversion doublée d’un puritanisme est sans doute la découverte majeure que nous devons au livre de Dany-Robert Dufour. En fait il décrit là une schizoïdie contemporaine où la perversion s’excite au puritanisme, car sans le puritanisme et la névrose, la perversion ne pourrait exister. C’est parce qu’il y a eu le christianisme névrosé luttant perpétuellement contre ses penchants pervers que des esprits comme ceux de Laclos et de Sade ont pu germer au XVIIIe siècle. Du roué au scélérat, la nature humaine s’est noircie considérablement et le plaisir éprouvé à la souffrance (celle des autres qui finit toujours par la nôtre) enclenche ce «cercle vicieux» qui fait «rouler» le monde.
La Mort qui danse
C’est la dialectique à deux temps, de l’industrialisation issue de la machine à vapeur jusqu’à l’ordinateur binaire du 0/1 : la poussée perverse, la résistance névrotique; la poussée encore plus perverse, la résistance infranchissable de la névrose. Enfin le démarrage s’effectue grâce à la conversion de la dialectique perversion/névrose en psychose où se brise la dichotomie du réel et du fantasme pour sombrer entièrement dans le principe de plaisir qui s'autorise toutes les perversités au nom du principe de réalité, c'est-à-dire sans ressentir le moindre remords, le moindre sentiment de culpabilité. Ainsi, pour pasticher Nietzsche, l’homme contemporain, l’homme post-moderne se hisse-t-il par-delà Bien et Mal. De ce fait, le Mal est effectivement relativisé et se résume à tout ce qui empêche la perversion de s’exprimer. Les victimes deviennent des loups et les agresseurs des agneaux. On parle avec «respect» dans les média d’un Bachar el-Assad, président syrien assassin de son peuple, car le médire serait risquer de maudire tous les présidents et tous les chefs de gouvernement, y compris les nôtres. Est-ce là la bonne vieille hypocrisie bourgeoise? Non. C’est la Cité perverse, le post-modernisme médiatique qui porte respect aux assassins et «observe» les malheureux syriens se rouler dans le sang des mourants déchiquetés par les mitrailleuses de l’armée, les bombes des terroristes, les salamalecs des imams de l’islam, le tout enregistré sur téléphone portable et diffusé sur You Tube, comme un grand spectacle de la folie humaine. Version 2012 de la rencontre de la tradition et de la modernité, on chercherait, en vain, le «bien» dans tout cela.

La Tentation de saint Antoine
Car si le Mal est bien le moteur de l’Histoire, que dire du bien? Existe-t-il? Ne joue-t-il pas également un rôle dans l’Histoire? Aux déments du passé, le christianisme opposait la sainteté de grandes figures charismatiques, prédicatrices, se sacrifiant jusqu’à la mort pour le bien des autres. Évidemment, il fallait ne pas trop insister sur les bûchers de l’Inquisition, les croisades menées par saint Bernard, les imprécations terroristes de saint Dominique, l’impuissance de saint Vincent de Paul, l’échec de Mère Marie de l’Incarnation… Et il faut passer vite sur les saints qui vouèrent un culte plus à l’aspect masochiste pervers du christianisme qu’à son aspiration à la paix de l’âme. Saint Benoît Labre, contemporain du marquis de Sade, éprouvait la même attirance pour la coprophilie; la si douce Thérèse de l’Enfant-Jésus, dans son décor nuageux de pastels roses et bleus, suçottait les abcès purulents des malades; la si bienveillante Mère Thérésa, dont le charisme
Mémorial de Bhopal
est indéniable, quitta ses pauvres de Calcutta pour se rendre à Bhopal prêter main forte aux dirigeants d’Union Carbide afin d'apaiser le climat de révolte qui s'était dressé suite à la catastrophe qui survint dans la nuit du 3 décembre 1984, lorsqu'une explosion d'une usine de pesticides eût dégagé 40 tonnes d'isocyanate de méthyle (CH3-N=C=O) dans l'atmosphère de la ville, tuant au-delà de 3,500 personnes selon les uns (le parti des autorités), entre 20 000 et 25 000 selon les autres (le parti des victimes). Rien que dans la première nuit, il y aurait eu 3 500 morts, les autres moururent progressivement des effets suscités par l’intoxication des voies respiratoires. La perversité des saints n’enlève rien à celle de nos modernes sadiens, ce qui fait dire que le plus grand ami du Sida fut Jean-Paul II, lors de sa campagne contre l'usage des condoms au nom de la «propagation de la vie»! Mais là, c’est à mon tour d’être pervers!

Pervers, névrosés et psychotiques vivront toujours côte à côte, que la Cité soit de Dieu ou du Diable, sainte ou perverse. Saint Paul lui-même le reconnaissait quand il sombrait dans un moment de désespoir : «Je voudrais faire le bien et partout je me surprend à faire le mal». Sauf que ce qu’il considérait comme «bien», c’est-à-dire la névrose chrétienne de l’interdit, de la culpabilité, de la honte et de la peine, agissait comme un «mal» en créant les persécutions, les conflits internes entre communautés chrétiennes, les rivlaités avec les Juifs traditionnels… Saint Augustin tenta de rattraper le tout en énonçant que «du mal pouvait naître le bien», l’idée n’était pas originale, on la retrouve chez Paul, mais elle avait pour but d’expliquer un événement historique : la prise de Rome en 410 par les Wisigoths d'Alaric. La mort de la capitale de l’Empire allait, en effet, donner naissance à «la ville éternelle». Mais le Mal dans la ville éternelle ressemblait drôlement au mal dans la capitale de l’Empire : les Borgia valaient bien les Caligula.

Van Gogh. Champs de blé aux corbeaux
Le Mal ne s’exprimera donc plus de manière infernale ou diabolique mais par les comportements que Frédérick Tristan associait à la bêtise. À la bêtise humaine, va sans dire. La beauté enviée de Méphisto de Gœthe devient l’horrible Saturne de Goya. Les volées de corbeaux noirs s’échappant d’un champ aux blés dorés de Van Gogh deviennent ces carrés noires qui finissent par envahir complètement la toile blanche, de tableau en tableau, des derniers Borduas. Prêtez-y les références métaphysiques que vous voudrez, mais le Mal n'est rien de plus que des oiseaux qui font contraste avec les coloris lumineux du champ de blé et les tâches noires une métamorphose d’un thème qui chemine d’œuvre en œuvre. Mais nous savons,
P.-É. Borduas. Sans titre
ne serait-ce que par instinct qui unit la communication entre un artiste et son publique, que les corneilles et les taches noires sont bien la présence de la mort, du Mal, ce que confirment, en dernière instance, la trajectoire quasi contemporaine du destin des deux artistes. La beauté enviée de Méphisto conduit Faust à passer un pacte par lequel il sera emporté au Royaume de la souffrance et de la mort. Car Méphisto-Saturne dévore ses contractants par peur d’être lui-même évincé du contrat. Le narcissisme, l’hédonisme et le nihilisme se rejoignent une fois de plus, ici non plus dans les vers poétiques de Gœthe où le trait de pinceau de Goya, mais dans la banalité de petites racailles et d’innocents au cœur presque pur de la Cité perverse. Tous y entrent, mais tous n’en sortiront pas vivant.

Voilà pourquoi chaque Sagard de la Malbaie cache son Silling de la Forêt Noire. Derrière chaque gentil couple Paul et Jacqueline Desmarais se tiennent un Durcet et une Adélaïde. Derrière des dorades baroques, des jardins classiques, des architectures surréalistes qui évoquent davantage les ruines d’un Monsû Desiderio que l’architectonique formelle d’un Hardouin-Mansart, se déroulent des perversités inouïes dont les scandales miteux d'un Dominique Strauss-Kahn ne représentent rien de sérieux. C’est dans le clair-obscur, non plus celui du mystère qui effleure dans un Caravage ou un Georges de La Tour, mais dans celui d’un cul de basse-fosse que les scélérats commettent leurs crimes hideux pour ensuite se réfugier au château pour conforter leur «puritanisme» résiduel des névroses d’une éducation passée. Parlez-en à Nicolas Sarkozy, qui, après avoir grossièrement joué au négociateur afin de libérer Ingrid Betancourt des mains des trafiquants de drogues (côté puritain), tandis qu'il exigeait d'énormes coupes sociales de la classe ouvrière, des représentants français haut placés recevaient de l'argent de la milliardaire Liliane Bettencourt en l'aidant à frauder le fisc. La fortune de Bettencourt, 87 ans, s'élevant à 17 milliards d'euros, principalement en avoirs du géant des cosmétiques l'Oréal, fait d'elle la femme la plus riche de France et une grande amie de Sarkozy (côté perversion). Que ce soit sur le mode de la féodalité ou du capitalisme, sous la monarchie absolue ou la démocratie libérale, le Mal agit là où le bien ne peut qu’éponger les dégâts; et encore, ne le fait-il pas toujours sans faire …le mal!

La peine de mort, 1891
Ce constat devrait-il nous engager dans un désespoir sans équivoque où le suicide serait finalement la seule façon de se réconcilier avec une vie où domine la méchanceté, la vilenie, le mensonge et l’injustice? Les artistes savent depuis longtemps comment «apprivoiser» le mal, le sublimer, le modifier, le transformer pour créer même de la beauté! Le sublime, la terribilità, la majestée des œuvres qui montrent que c’est dans la lutte au Mal et non dans le triomphe du Bien que réside la vertu. C’est le constat désespérant de Robespierre qui, le soir du 9 thermidor, s’écrie : les bandits ont gagné! Ce faisant, la beauté de l'acte révolutionnaire était scellée et l’ère des famines, des friponneries du Directoire et de la fausse valeur guerrière des Bonapartes s’excluaient de la révolution pour la confier à des banquiers (Ouvrard/Durcet), des arrivistes politiques (Barras/Blangis), des membres vicieux du haut-clergé (Talleyrand/l’évêque) et des hommes de loi et de «justice» vendus (Cambacérès/Curval); le tout, dominé par une figure qui se façonnait une «signature», tout comme bon tueur en série, Napoléon. Le Mal comme esthétique? C’est normal, puisqu’il gouverne déjà l’éthique et l’épistémique.

En fait, c’est l’échec de l’éthique qui rend possible le salut à travers l’esthétique. C’est à travers  la littérature et l’art que les perversions sont à la fois assumées et dépassées. C’est ce qu’enseigne toute histoire de l’art qui ne dissimule pas les thèmes derrière les effets. Car il y a des lectures sémiotiques dont le but est de percer non pas le mystère de l’art, mais celui de son efficacité technique. L’art des effets n’est pas l’effet de l’art, mais celui de sa corruption. Là encore, Dufour a écrit des choses plus que pertinentes sur les relations perverses entre le marché et l’art contemporain. Le danger de l’art, comme en économie et en diplomation, c’est que les faux chefs-d’œuvre font perdre de la valeur aux vrais. Ici aussi, la subversion de l’art passe par la perversion des artistes qui le fabriquent comme des produits de consommation de luxe. Mais, dans la mesure où les créateurs authentiques sont ceux qui se rapprochent le plus de Dieu (ou du moins d’une idée dont on peut s’en faire comme Créateur), le dépassement des petites roueries et des petites scélératesses nous permet d’écarter le vil pour ne plus voir ce qui parvient à le dominer, et ce qui parvient à le dominer, c’est précisément cela que nous appelons le «bien»⌛

Montréal
9 juillet 2012