lundi 22 novembre 2010

Avec Kennedy dans son Body Bag



AVEC KENNEDY DANS SON BODY BAG

…l'idée nous vint, que pendant ce nouveau crime, on répétait les prochains.

Un siècle après
chanté par Serge Reggiani

Je devais avoir huit ans et demi à l’époque. Je m’en souviens vaguement. Peut-être moins à cause de l’événement lui-même que du fait que toutes les émissions pour enfants à la télé avaient été contremandées pour permettre la diffusion de reportages ou faire jouer de la musique classique, comme on le faisait à l’époque, à chaque fois qu’une grande personnalité mourait. On l’avait fait le jour de la mort de Sa Sainteté Jean XXIII quelques mois plus tôt, et maintenant on le faisait pour le président des États-Unis qui venait de tomber sous les balles d’un assassin, à Dallas, au Texas. C’était une tradition au Québec: la musique classique, c’était de la musique funèbre. L’équation était comme inscrite dans nos gènes. C’était une belle journée à Saint-Jean d’Iberville, ça je crois m’en souvenir aussi. Sans doute une journée froide, comme on en trouve toujours en novembre. Le fait que Kennedy soit de confession catholique ajoutait à «la pesanteur de la grâce» que les autorités canadiennes et québécoises accordaient à l’événement. Il n’est pas sûr que si Fidel Castro était mort dans les mêmes conditions que j’aurais manqué, ce soir-là, à la télé, Bobino et La boîte à surprises…

J’avais treize ans lorsque le second Kennedy, Robert, fut, à son tour, victime d’un assassinat dans l’arrière-cuisine du célèbre hôtel Ambassador de Los Angeles. C’était quelques mois après celui du pasteur Martin Luther King et en un temps fort de la lutte pour les droits civils. De plus, ce second assassinat renforçait la trajectoire tragique du destin de la dynastie Kennedy. Un premier fils mort au combat, les deux autres assassinés, une sœur lobotomisée… même un Dickens n’aurait pu inventer pareille mélodrame politique. De plus, les ambiguïtés qu’avait fait ressortir la Commission Warren chargée d’enquêter sur l’assassinat du président enrichissait le mythe du complot. Non, Lee Harvey Oswald n’était pas seul à enligner la tête du président dans sa lunette de tir. Quelqu’un avait payé, soudoyé, engagé un ou des tueurs à gages. Le détournement du cortège présidentiel au dernier instant avait été une décision prise en vue d’entraîner le président directement dans la ligne de mir de ou des assassins. Le mythe du complot se construisait peu à peu en partant des réactions au rapport jugé trop propre et trop net du juge Warren, et le meurtre de Robert venait accréditer ces soupçons.

Puis, on multiplia les enquêtes. Des journalistes, des enquêteurs indépendants, des politologues, des détectives privés engagés par des férus de mystères de l’histoire, des publicistes… Peu à peu, l’éventail d’éventuels promotteurs de l’horrible crime s’étalait: le chef du F.B.I., Edgar J. Hoover; le vice-président L. B. Johnson et les pétroliers du Texas; des espions cubains mandatés par Fidel Castro, enfin des tireurs d’élite payés par la mafia, venus expressément de Marseille, pour faire payer de la vie du fils à un père qui n’avait sû tenir ses promesses à elle engagée. Bref, la mise en appliquation de la parabole évangélique: les raisins mangés par les pères verront les pépins agacés les dents des enfants. On ajouta au meurtre la disparition ou la mort mystérieuse de certains témoins; des témoignages troublants d’intimidations et de menaces proférées à l’endroit de ceux qui déclaraient avoir vu d’étranges comportements parmi la foule au moment précédent le coup de feu; des photographies truquées d’Oswald; des itinéraires erratiques… résultat: le mythe se gavait et risquait de devenir aussi gros qu’un bœuf.

L’ésotérisme s’en chargea à son tour. On associa l’assassinat de Kennedy avec celui de Lincoln, moins d’un siècle plus tôt. Des numérologues se mirent à calculer les lettres dans les noms des deux hommes pour s’apercevoir que les chiffres correspondaient. On tabla sur des coïncidences: Booth assassina Lincoln dans un théâtre et se réfugia dans une grange; Oswald assassina Kennedy du haut d’un entrepôt et se réfugia dans un théâtre. L’équation entre grange et entrepôt, pour douteuse qu’elle soit, n’arrêta pas les quêteurs de coîncidences ésotériques. Des visionnaires rapportèrent, telle la célèbre Jane Dixon, elle-même en contact avec les Kennedy, leur sombre pressentiment (a posteriori?). Des chroniqueurs prêtèrent le fait qu’à environ tous les vingts ans, un président était la cible d’attentats: Lincoln, élu en 1860; Garfield en 1880; McKinley en 1900. En 1920, le président Harding mourut d’un empoisonnement accidentel, mais en 1933, un isolé, Zangara, tira sur le président Roosevelt et tua le maire de Chicago, Anton Cermak, assis à ses côtés. En 1948, des inconnus furent pourchassés sur la pelouse de la Maison Blanche au moment où ils semblaient vouloir assassiner Truman. Puis, en 1963, Kennedy fut tué; en 1980, Reagan fut victime d’un attentat. En 2000, rien ne se produisit sinon que, cette fois-ci, c’était l’Amérique tout entière qui était visée par une série d’attentats terroristes. Enracinée dans le Quohelet (Rien de neuf sous le soleil), l’interprétation de cette répétition cyclique tangue plus du côté de l’ésotérisme que de l’exactitude historique. Enfin, s’il y eut réel complot dans le cas de l’assassinat de Lincoln, les assassins de Garfield et de McKinley furent des isolés, tout comme le Palestinien Shiran Shiran qui tua Robert Kennedy à l’hôtel Ambassador. Pourquoi l’assassinat de Kennedy devrait-elle répondre absolument à une correspondance factuelle avec l’assassinat de Lincoln? Mais tant de coïncidences fâcheuses raffolent toujours les amateurs de mystères de l’histoire. On en fit des livres. On en fit même des chansons…

Puis il y eut des enquêtes, des reportages filmiques; des montages révélateurs et propres à semer le doute, surtout lorsque que le fameux film Zapruder fut rendu publique. À première vue, il semblait confirmer la thèse des assassins multiples, dont un aurait été placé sur le viaduc sous lequel s’apprêtait à passer le cortège présidentiel. Des contre-expertises vinrent démontrer, études ballistiques à l’appui, que les mouvements avant/recul du corps du président provenaient du fait que la balle tirée par Oswald, placé derrière le cortège, rebondissait après avoir traversée la gorge du président et venait lui faire sauter la cervelle. Rarement avait-on vu balle avoir des talents de contorsionnistes dignes de figurer au Cirque du Soleil! La ballistique contre l’ésotérisme? Le mystère Kennedy prenait des arômes de légende urbaine, proches de celle dégagées par les soucoupes volantes ou les phénomènes de Poltergeist.

Puis, il y eut le cinéma. Oliver Stone, le cinéaste qui s’est donné pour mission d’exploiter les grands mythes américains de son époque, à l’image des troubadours du Moyen-Âge, a réalisé un J.F.K. (1991). Avec les Doors, la guerre du Vietnam, les serial-killers, l’affaire Kennedy était consacré monument des Sixties. Pourtant, il n’était pas le premier à avoir fait un film censé reconstituer les coulisses obscures et paranoïaques de l’assassinat. Dans I comme Icare (1979), Henri Verneuil, un cinéaste français, lançait un premier procureur, moins chanceux que celui de Stone, Garrison, à la quête de la vérité inommable, mais finissait tué, parce que, «comme Icare, il s’était trop rapproché du soleil». Les déclarations qui suivirent, vers la fin du siècle, à propos de la vie hypersexuée du jeune président, de son aventure particulière avec Marilyn Monroe, ses bavardages incessants devant des étrangers sur des questions d’État, le vieux mythe qui voulait que la famille Kennedy, en 1960-1963, représentait le symbole de la jeune famille américaine idéale, honnête, fidèle et aimante, était réduit en lambeaux. Les témoignages de gardes du corps, d’escortes féminines, d’employés de la Maison Blanche donnaient une autre version que les anciens reportages laudateurs de Life. L’idéal mythique américain des années 50 de Father Knows Best et Donna Reed Show se voyait rattrapé par la réalité nauséeuse que les hommes (et les femmes) resteront toujours des hommes (et des femmes), et que leur statut dans la haute société ne les empêche pas de laisser des crottes derrière eux.

Kennedy a longtemps répondu à ce que Mircea Éliade qualifiait de mythe hiérophanique. Une sorte de héros solaire qui accompagnerait la jeunesse du Flower Power chantant la paix, l’amour et l’amitié. Un peu plus, et on l’aurait vu à Woodstock s’il avait vécu. L’image sotériologique de ce jeune homme rougeau, boosté à la cortisone pour soulager les effets de la maladie d’Addison - une défectuosité des glandes surrénales - qui, ajoutée à un cocktail d’anti-dépresseurs, d’antidouleurs (méthadine, hormones thyroïdiennes, opium et amphétamines afin que le cerveau tienne le coup...) expliquerait cette énergie sexuelle qu’il déploiya tout au long de sa présidence et que l’omerta présidentielle avait tenue secrète jusqu’à la fin du siècle. Kennedy, comme Franklin Roosevelt avant lui, étaient deux grands malades, deux hommes qui trompaient leur épouse adorée du grand public, deux présidents confrontés à des conflits mettant l’avenir de la planète en jeu.

Tout cela passait par-dessus ma tête d’enfant de huit ans, et c’est avec le mythistoire que j’ai grandi plutôt qu’avec une connaissance critique de ce que fut Kennedy avec ses implications douteuses, qui expliquent peut-être pourquoi les scénaristes des Simpson le font reposer …en enfer. Après tout, n’est-ce pas lui qui a engagé ouvertement les États-Unis dans l’action militaire au Vietnam; qui a laissé faire le four du débarquement manqué de la Baie des Cochons, à Cuba, autorisé la compromission des États-Unis (ou plutôt de certaines agences gouvernementales) dans les affaires des pays émergeants du Tiers-Monde. Certes, les Afro-américains honorent sa mémoire pour son investissement dans la reconnaissance des droits civils égaux à tous les Américains et les conservateurs lui sont redevables du célèbre Ich Bin Ein Berliner, prononcé à Berlin après l’érection du fameux Mur par les Soviétiques.

Les mythistoires sont un nouvel objet d’analyse que la psychohistoire devrait s’emparer avant que des charlatans nous disent que la connaissance historique vaut moins que la mythologie. Certes, le commun des mortels vit de mythes beaucoup plus que de vérités et de connaissances objectives. Et, de fait, les mythes sont indispensables dans la consolidation d’une historicité nationale ou sociale. D’une part, nous avons besoins des mythes parce qu’ils sont esthétiques. Ils se prêtent à l’art, à la littérature de fiction, à la dramaturgie et au cinéma. Ils sont, en plus, chapeautés de valeurs morales, d’idealtypes de comportements et de personnalités. Le mythe nous propose des idéaux superlatifs, exigeant des qualités surhumaines auxquelles ce commun des mortels ne peut accéder. Alors que l’histoire critique ne demande que de se distancier des événements et de les regarder comme extérieurs à nous; le mythistoire, lui, nous invite à plonger subjectivement dans la matière historique, investir psychologiquement et émotionnellement les événements du passé comme s’ils influaient encore directement sur nous. Or, l’historien, pour paraphraser Térence, est un homme et tout ce qui est humain ne lui est pas étranger. Pour des raisons pédagogiques ou philosophiques, il ne peut s’empêcher de cacher le vibrato (positif ou négatif) lorsqu’il touche à certains objets de l’histoire. Pour les Américains, le mythistoire Kennedy - tout le mythistoire et non seulement l’assassinat - résone comme les grands tuyaux d’un orgue sur lequel dix doigts et deux pieds sur les pédales viennent s’appuyer.

Prenons le mythistoire selon ses deux dimensions, significatif et moralisateur. Au niveau du Symbolique, la signification sera ou bien «rose» (la belle petite famille Kennedy, le président des droits civils des Noirs, le jeune homme souriant assassiné à Dallas à côté de sa charmante épouse tout de rose vêtue), ou bien «noire» (le président souffrant d’ostéroporose, soumis à la cortisone qui agit comme excitant sexuel, ses «beach parties» à la Maison Blanche (pendant que sa femme est partie faire des courses à New York), les escortes fournies par des agences liées avec la Maison Blanche, les liens mafieux entretenus par son père, l’ancien bootlegger, pour le faire nommer et élire à la convention démocrate de 1960 puis président du pays. Ce que l’on remarque, c’est que les deux couleurs se sont succédées au cours des décennies sans véritablement s’entremêler. Les années 60 et 70 font de John F. Kennedy un homme «rose» - rougeaud en fait - tandis qu’à partir des années 80 et 90, le côté «noir» tend à eclipser le mythe rose des décennies antérieures. Il est vrai que depuis les années 80, le cynisme citoyen est en pleine croissance dans les démocraties occidentales. Les frasques de Bill Clinton, en qui on voyait une certaine ressemblance avec John Kennedy, ont eu un effet à rebours au moment où les révélations du libertinage kennedyesque sortait au fur et à mesure que les reportages et les témoignages livresques se répandaient parmi le grand public. Associé à Marilyn Monroe, autre icône des années 60 au destin tragique, on chercha par quelles voies les deux morts violentes se trouvaient liées. Certains rapportèrent que Robert Kennedy, alors ministre de la Justice de son frère, aurait été présent au moment où la jolie et mélancolique actrice aurait avalé les drogues qui lui coûtèrent la vie. Le mythe «noir» s’est nourri de ce genre de révélations que d’autres révélations venaient démentir ou confirmer par après.

La question n’est pas ici éthique mais bien esthétique. La beauté cache une certaine laideur qui transparaît au fur et à mesure que les révélations se font. Le beau J.F.K., sa charmente épouse, leurs beaux enfants si solennels aux funérailles d’État du président, la belle Marilyn étendue nue sur son lit, le courage du président s’adressant aux Berlinois, refoulant la menace communiste en Indochine: c’est du grand art. De la peinture comme les aime les Américains, un intérieur chaud et feutré, une réunion familiale pour la Thanksgiving ou pour Noël de cette famille entièrement américaine et fidèlement catholique, aux racines irlandaises épanouies dans le Massachusetts, l’état des Founding Fathers du Mayflower et du Pacte dans l’esprit duquel tous les autres documents de la Nation américaine sont fondus (la Déclaration d’Indépendance, la Constitution, le Bill of Rights, la déclaration Monroe, l’Acte d’émancipation des Esclaves, etc.). Le mythe «rose» des Kennedy rappelle surtout Rose, la matriarche du clan, la figure maternelle américaine par excellence telle que les Fifties la montrait dans les romans, les films, les séries télé… Chez les Kennedy, comme chantait Éric Charden, tout est Rose, et l’on comprend à peine pourquoi Jacqueline Bouvier Kennedy apparût comme une femme au masque figé, au sourire colgate, avec son petit complet rose qu’elle portait à Dallas, le jour du drame. Certes, c’était l’Amérique des Fifties qui tombait, une balle frappée à la tête. Personne ne le vit ce jour-là, pas plus que l’on vit la fin de la civilisation occidentale le jour du 11 septembre 2001, parce que les média étaient tous obnubilés par le trauma pour y chercher la moindre signification historique. Tout cela, comme disent les journalistes, c’était du Head Lines. «La Reine du Foyer», Mamie Eisenhower, comme on appelait la First Lady qui avait précédé Jacqueline à la Maison Blanche, ces mères castatrices qui se succèdent dans le théâtre de Tennessee Williams ou d’Arthur Miller, venaient d’être touchées au cœur par la balle qui avait fait exploser la cervelle de leur fils si jeune, si beau et si courageux. Oswald, nouveau Prince des Ténèbres, avait mis fin à la «douceur de vivre» de l’Amérique d’après-guerre. Le cortège du président annonçait le cortège des Body Bags que les avions ramèneraient à Hawaï, chargés des dépouilles des jeunes soldats tués au Vietnam. Cela, on ne pouvait pas le voir encore en ce mois de novembre 1963. On ne pouvait même pas se l’imaginer. Ce mélodrame obligeait chacun à tenir sa place, tels que l’ont illustrés les musées de cire de Mme Tussaud: le président dans son cercueil, sa digne épouse à ses côtés, le petit John-John qui fait, spontanément (?), son salut militaire, la discrète petite Caroline (elle l’est restée, la seule, dans la faune délinquante des jeunes Kennedy). Oswald, l’assassin unique, ne pouvait être parti prenante d’un complot, car si le Démon est servi par des légions, l’homme damné ne peut agir que seul, et seul il subit la foudre divine apportée par un ange vengeur qui, n’étant ni Michel, ni Gabriel ni Raphaël, s’appelait en fait Jack Ruby, un propriétaire de tripot qui fut présenté comme l’esprit vengeur de la Nation dans son geste capté par la télévision de manière encore plus direct et plus sensationnel que le meurtre de Kennedy lui-même (le film Zapruder n’étant pas connu alors). C’est le mythistoire qui exige qu’Oswald soit le seul assassin de Kennedy, et non la recherche historique qui ne peut se satisfaire d’une balle vagabonde et ricocheuse. La commission Warren, chargé de rédiger un troisième volume à la série léguée par Homère le Grec, ne pouvait qu’avaliser le mythe qui donnait seul un sens à cette escalade de violence que contient tout coup d’État, même et surtout en Régime démocratique. Le tout prenait une allure biblique. La religosité s’en satisfît comme il se devait et, à l’image du mythistoire d’Abraham Lincoln, les deux mythes se renvoyèrent l’un l’autre.

Il n’est donc pas étonnant que le noircissement du mythe eut un effet choc sur ceux qui avaient été élevés dans la couleur rose de l’histoire des Kennedy. L’harmonie des cités de Vitruve s’effondrait dans le chaos des ruines baroques. Le président, non seulement n’était pas fidèle à son épouse. Non seulement avait baisé la triste Marilyn sur son déclin. Mais se faisait livrer des escortes à l’image de la fin du roi David où on emmène de jeunes vierges pour réchauffer le corps froid du roi sur son lit de mort. De plus, il bavardait. Il parlait. Il ne cessait de raconter des secrets d’État alors qu’on savait que des agences d’escortes du monde occidental dans son entier étaient infiltrées par des espionnes venues d’Allemagne de l’Est ou de d’autres pays du Bloc soviétique. L’Angleterre, le Canada avaient vu certains de leurs ministres corrompus par des espionnes, qui non seulement bénéficiaient d'un traversin prospère mais rapportaient tout à des agents de liaisons ennemis. Les faiblesses physiques et morales du président mettait l’État en danger. Le roi était devenu le pire ennemi de la monarchie. Au cœur de la pire crise, une crise à la fois historique et événementielle, la Guerre Froide et les missiles soviétiques déployés à Cuba, le chef de l’État mettait la sécurité américaine en danger. Le scandale moral se doublait d’un scandale politique, et de la politique internationale. On comprend qu’au Pentagone et ailleurs dans les appareils d’État on se soit inquiété. Là où le grand public ne voyait que du rose, certains, sans doute à commencer par le paranoïaque Edgar J. Hoover, savait que le mythe était sombre, obscur, noir d’une noirceur d’encre. Il a fallu attendre près de vingt-cinq ans pour que le grand public apprennent de quoi il en relevait. L’effet-spectacle de l’assassinat ne pouvait plus tout dérober de la vérité, et le mythe rose se transforma bientôt en mythe noir. Après les putains et les espionnes, on vit grouiller les vers de la mafia italienne et irlandaise, les agents du F.B.I. et de la C.I.A. Ces derniers avaient déjà fait assassiner Lumumba au Congo et allaient «suicider» Allende au Chili. Pourquoi n’auraient-ils pas utilisés les mêmes moyens contre un président que les radicaux républicains qualifiaient déjà de «communiste»?

Doucement, de l’esthétique nous passons à la dimension éthique du mystère Kennedy, c'est-à-dire au niveau de la moralisation de l'histoire. Le mythe rose de l’histoire nous conduit à une morale sotériologique selon la définition du héros solaire tel que présenté dans le Traité d’histoire des religions de Mircea Éliade. Le héros solaire ne peut résister à l’action des forces obscures qui finissent par en avoir raison. À l’esthétique du jeune héros s’accordent son discours de Berlin, sa fermeté devant les menaces de Kroutchev, sa répulsion devant les racistes de l’Old South. Avec les Berlinois, il proclame sa solidarité devant leur trauma de voir leur ville partagée par un Mur, de même qu’à tous les Européens il s’identifie à leur inquiétude de voir leur continent divisé en deux, traversé par un mur moral et spirituel qui prolonge le mur de béton érigé en plein centre de Berlin. Contre l’arrogance des Soviétiques qui triomphent avec l’appui qu’ils livrent à Cuba, à quelques milles des côtes de Floride, comme une épine logée au flanc de l’Amérique capitaliste, Kennedy accroît son aide au Vietnam résistant. Avec les Noirs rassemblés par le pasteur King, il promet, par l’entremise de son frère en charge du dossier, que les derniers bastions de résistance à l’égalité des droits vont s’écrouler devant les lois fédérales. À la beauté solaire du jeune dieu, la volonté du Bien venait compléter le mythe rose. Les 1 000 jours de Kennedy, selon le titre du livre de l’historien Arthur M. Schlesinger Jr, complétait cet autre livre, Comment on fait un président, du journaliste Theodore H White. Pour favorables aux démocrates et à la personnalité de Kennedy, ces ouvrages étaient les premiers pavés dans la mare aux mythes. La fonction idéologique ne peut se satisfaire toujours de propagande. L’argument critique hérité de l’historiographie de l’âge baroque a besoin de confronter l’argument d’autorité. Le prince perdait de son reluit devant l’étude de la campagne présidentielle, la première couverte par un débat télévisé où les faiseurs d’images réussirent à (bien) servir le candidat démocrate tout en (désservant) son adversaire républicain, le médiocre Nixon. La réplique médiatique républicaine ne put parvenir à renverser la vapeur et Kennedy fut élu. Les mil jours du Président, rappelant en cela les Cent Jours de Napoléon à son retour de l’île d’Elbe, évoquaient un retour aux valeurs qui avaient présidé à la révolution, un retour aux valeurs démocratiques et voire même libérales (liberal aux États-Unis a, depuis la présidence de Jefferson, un relent de radicalisme de gauche) du pouvoir exécutif. Se formulait alors une alternative gauche/droite qui devait s’identifier à l’alternative démocrate/républicain jusqu’aux débats Carter/Reagan, Bush/Clinton et McCain/Obama. En ce sens, le mythe (et non l’individu) Kennedy a nourri le Flower Power de la jeunesse des années qui devaient suivre son assassinat. Pour beaucoup de ces jeunes, opposés à la guerre du Vietnam et luttant contre le Mississipi Burning des nouveaux maîtres du Klan, Kennedy avait été l’un des leurs et il était tombé sous les balles de ceux-là même qui, par la loi de la conscription nationale, voulaient les forcer à aller se faire tuer au Vietnam pour les intérêts capitalistes de l'establishment, partisan de la bombe H, de l’exploitation des pays sous-développés, les militaires et les puissances du pétrole. Dès 1964, le journaliste américain Thomas Buchanan accusait les pétroliers du Texas d’être les assassins de Kennedy, plus de quarante ans avant qu’un autre journaliste, William Reymond aille jusqu’à accuser la complicité du vice-président Lyndon Baines Johnson d’avoir participé à un «crime d’État» le 22 novembre 1963.

Nous ne saurons probablement jamais toute la vérité sur le meurtre de John F. Kennedy. La morale christique n’est plus toutefois. Elle s’est effacée le jour où les hippies petits-bourgeois sont devenus les yuppies de la post-modernité urbaine. Depuis que la mémoire s’est fait un «devoir» de rappeler que l’assassinat de Kennedy suivait de trois semaines celui du président du Sud-Vietnam, Ngo Dinh Diem marionnette des Américains, assassinat magouillé par la C.I.A. avec l’approbation tacite et probable de Kennedy, l’intégrité des institutions n’est plus crédible. Si l’État américain pouvait se débarasser d’une marionnette pour la remplacer par une autre, plus moulée pour sa dextre main, pourquoi ne le ferait-il pas pour son propre président? L’action souterraine de J. Edgar Hoover et du F.B.I., depuis les années trente, n’avait-elle pas montré que les agences de surveillance policière américaines pouvaient devenir un État dans l’État et profiter des contradictions constitutionnelles issues de la séparation des pouvoirs? À côté du pouvoir légitime, un pouvoir légalement constitué s’érigeait indépendamment de l’auctoritas démocratique. Le potestas parallèle avait seul les moyens et les fins rendant exécutoire et justifié à ses propres yeux l’assassinat de Kennedy. Comme toute bonne enquête policière, les motifs furent éclipsés dès la commission Warren par les moyens utilisés. Seul ou avec d’autres, Oswald? Ni des agents secrets de l’Union Soviétique, et encore moins de Cuba, pouvaient mettre en scène un tel crime. Si Booth réussit à abattre Lincoln, son complice, Powell, ne parvint pas à tuer le Secrétaire d’État Seward; et s’il put réussir, c’est qu’en tant qu’acteur, il connaissait bien les coulisses et les portes dérobées du Ford Theater où fut commis l’assassinat. Il en a été de même pour le meurtre de Kennedy. Il fallait connaître bien le trajet, le détourner s’il le fallait, pour que la cible vivante vienne se mettre en plein dans la ligne de tir des snippers, comme la voiture transportant les frères Ngo au Vietnam était tombé dans une embuscade préparée avec la complicité des stratèges de la C.I.A.. Ce que la morale de la légende noire de Kennedy a exposé aux yeux du public, ce sont précisément les motifs, la mise en péril de la demeure, de la politique de défense américaine et de containment international du communisme en Extrême-Orient. Tout ce qui avait échappé dans l’organisation minutieuse et la mise en scène orchestrée autour de la personnalité gyrovague et fuyante de Lee Harvey Oswald et de la scène de crime qui remplissaient les émissions à sensations télédiffusées pendant plus de vingt ans grâce aux journalisme d’enquête rendait secondaires ces moyens derrière le but définitif du seul coup d’État de l’histoire américaine.
L’affaire devient de plus en plus de l’ordre de la critique historique que du mythe et du sensationalisme à effets. Le mythe noir et le mythe rose s’abolissent mutuellement et laissent la place à la critique, la distanciation et l’interprétation de la puissance absolue. Trop de pouvoir équivaut à l’anarchie (et non à l’anarchisme). La puissance des institutions légitimes se trouve neutralisée par les pouvoirs latéraux, partiels, opportunistes, dirigés ou soudoyés. La corruption et les crimes dynastiques commis dans les despotismes orientaux ou sous la monarchie absolue auraient dû nous inviter, depuis longtemps, à nous méfier lorsqu’il y a boulimie du pouvoirs, comme lorsqu’il y a boulimie de nourritures. Le temps des Princes bénis par la Fortuna et doués de virtú, ayant, malgré un appétit insatiable de puissance, le sens mesuré de savoir quand agir en lion et ruser en renard, ne convient pas à une période de désintégration de civilisation. Kennedy n’avait ni la majesté du lion, ni la ruse du renard. Il fut un héros solaire parce que les Américains (et les Occidentaux en général) en cherchaient un, mais son système n’était satellisé que de planètes folles. Autour de lui, des renards conspiraient et des lions griffaient. Le dernier coup de patte lui fut fatal. Le Vietnam devint un terrain des dépouilles. Le napalm et les pluies de bombes remplacèrent les griffes et les crocs. La thèse du darwinisme social made in America poursuivait la tradition paranoïaque occidentale et sa diffusion à travers une mondialisation qui ne portait pas encore ce nom⌛

Montréal
22 novembre 2010

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