dimanche 18 novembre 2012

1 papa + 1 maman + 1 enfant = Familles, je vous hais

1 PAPA + 1 MAMAN + 1 ENFANT = FAMILLES, JE VOUS HAIS

Les Français et les Françaises montent aux barricades. Ils en ont l’habitude. Ils sont beaux à voir. Ils le sont un peu moins quand ils en redescendent pour se vautrer dans le conformisme petit-bourgeois des élégants et des merveilleuses qui accompagnent tous les thermidors. Cette fois-ci, semble-t-il, c’est contre le mariage gay et l’adoption d’enfants par les couples homosexuels qui motivent leur assaut. Bien sûr, derrière cette montée de lait française, nous retrouvons des Églises (dont la catholique dirigée par cette vieille momoune de Benoît XVI qui lance ses imprécations de sa petite fenêtre du Vatican), des mouvements réactionnaires dont le Front National avec Marine Le Pen doit être de la partie, et sans doute aussi beaucoup d’esprits intelligents, qui voient très bien l’incongruité de cette situation. Ces purs représentants de la pensée cartésienne et tout ce qu’elle offre de meilleur à la pensée critique sont confondus dans cette marée, parfois hystérique, de défenseurs de la veuve et encaisseurs de l’orphelin.

Il y a de la ségrégation sexuelle d’abord dans ce mouvement. Faire les gays la cible de la colère des bons ménages moraux de la France (et d’ailleurs, aux États-Unis, au Canada, au Québec), c’est d’abord une façon de dissimuler un problème encore plus grave et qui touche tout le monde. La fin de la famille nucléaire bourgeoise apparue à la fin du XVIIIe siècle. Ce n’est plus vrai qu’un papa + une maman + un enfant = une famille. Depuis l’invention de la pilule, c’est connu, la sexualité a été séparée de sa vocation reproductive de l’espèce. Le sexe a une finalité en soi qui n’est pas la procréation. Il ne l’avait pas avant (l'adultère est vieux comme le monde), je ne vois pas pourquoi il devrait absolument l’avoir aujourd’hui! De même, en séparant sexe et reproduction, l’amour s’est trouvé mis au rancart. Le sentiment amoureux a rapetissé au niveau du désir érotique. Tant chez les hommes que chez les femmes. Pour les féministes, c’était là une marque d’émancipation du désir féminin. Peut-être. Ce que je constate, c’est que personne n’y a réellement gagné. Pourtant, au visionnement des films, des séries télé, à la lecture des romans, à l’écoute des témoignages, on sent que la quête du sentiment amoureux est devenu l’équivalent de la quête du Graal au Moyen Âge! Par le fait même, on suppose qu’à l’équation des manifestants contre les mariages gays, il y a cette variable qui manque et qui n’est pas la moins importante. En fait, son absence dans l’équation marque l’hypocrisie petite-bourgeoise qui se faufile derrière le mot d’ordre. Comme pour les adversaires de l’avortement pour qui le combat de la dignité du fœtus se résume à «il faut qu’y passe le col» et ensuite? Que le diable l’emporte. Cela équivaut à dire, le mariage est fait pour un torchon qui trouve sa guenille et font le ménage ensemble en laissant des petites mousses ici et là.

C’est la fin de la famille bourgeoise traditionnelle que sonnent le glas les revendications de couples homosexuels. Le «mal» est déjà là, dans l’équation. Absence d’amour entre les partenaires, le besoin d’avoir des enfants dépend de facteurs exogènes : la transmission du patrimoine pour les hommes, un reliquat du Moyen Âge; posséder un «petit prisonnier» pour les femmes esseulées, angoissées par une éventuelle rupture de couple, souvent en manque de reconnaissance, prisonnières elles-mêmes de leurs hormones ou le besoin de se donner un pénis par procuration pour exercer un pouvoir décisif sur leur conjoint de l’autre sexe. Toutes ces raisons perverses dominent beaucoup plus l’équation que la supposée normalité qui voudrait qu’un papa aimant, plus une maman aimante, plus un enfant aimé = une famille heureuse. Cette équation est désormais en annexe aux contes de Perrault.

La famille post-moderne commence par un couple, marié ou non, marié devant le maire ou devant un curé peu importe, l’important étant dans la hauteur du gâteau de noces. Le couple doute de lui-même dans la mesure où tout le monde sait que la passion flambe rapidement comme un foyer ardent pour vite se couvrir sous la braise et s’épuiser en cendres. Le couple durera-t-il cinq ans, dix ans, vingt ans. On verra. Une chose semble certaine, il durera le temps de procréer un ou deux enfants. Après, c’est la rupture. Séparation à l’amiable (ce qui se fait le plus souvent) ou dans un état de crise (pension alimentaire d’un des conjoints à l’autre, garde conjointe ou exclusive de ou des enfants, conflits périodiques selon les phases de l’évolution du petit partagé…). Le gâteau n'est plus mangeable.

Mais, ça ne s’arrête pas là. De la table des soustractions, nous passons vite à la table des multiplications. Le papa aura successivement plusieurs concubines passagères qui se présenteront comme autant de mamans substituts au petit partagé. Son nom d’ailleurs marque la césure (et non la césarienne) par le port d’une penture. Le petit Truc-Machin va tantôt partager les concubines de papa Machin et revenir la semaine suivante chez maman Truc avec son concubin du jour. Parfois, entre une semaine chez l’un ou chez l’autre de ses parents, lorsqu’il revient à son autre foyer, c’est pour s’apercevoir que le parent a changé (encore une fois) de partenaire.

À travers ces échanges de couples continus, on arrive à former une famille «reconstituée» (ou recomposée) à laquelle s’ajoutent les demi-frères et les demi-sœurs qui tous porteront soit le nom de Truc, soit le nom de Machin, mais toujours précédés ou suivis d’un autre nom : il y aura ainsi une lignée contemporaine dans l’arbre généalogique du petit Truc-Machin, d’une branche de l’arbre les petits Truc-Choses, Truc-Catin, Truc-Bébelle, Truc-Affaire. De l’autre côté de l’arbre aux branches entremêlées, il y aura la branche des petits Matière-Machin, Poupette-Machin, Bricole-Machin, Passe-Machin… On voit là que nous formons présentement toute une clientèle pour les psychothérapeutes de demain! Laissez ensuite ce pauvre Truc-Machin se reproduire à son tour, et dans quelques générations, les noms imploseront sous leur lourdeur, les identités seront confondues, les appartenances dissolues et de l’éclatement atomisé, des individus pourront naître de la rencontre d’une éprouvette avec une cornue dans un laboratoire du comte de Lautréamont. Une telle anticipation a de quoi renvoyer les univers grotesques de la science-fiction aux poubelles tant elle est, en elle-même, assez effrayante pour ne pas vouloir l’affronter à visage découvert. Alors on se met des gays devant les yeux et on crie haro sur le baudet.

Mais le beaudet est-il aussi innocent qu’on nous l’assure? Tout ce que je viens de dire sur la famille post-moderne hétérosexuelle n’est pas écarté par l’orientation homosexuelle des parents. Ceux-ci ne peuvent pas apporter de garantie de stabilité supérieure à celle des couples hétérosexuels. La paix dans le ménage homosexuel n’est pas plus certaine que dans le ménage hétérosexuel. Si nous pouvons considérer les pôles d’identification en partant de la présence d’une femme et celle d’un homme, il est évident que le pôle ne s’identifie pas à une personne dotée du sexe conforme. Ainsi, le pôle maternel peut aussi bien être porté par un homme que par une femme. Ainsi du pôle paternel. Comme dans certains couples hétérosexuels, il arrive que le pôle maternel soit porté par l’homme et le pôle paternel par la femme sans pour autant que l’enfant cesse de désigner l’homme du titre de papa et la femme du titre de maman. Il y a des couples hétérosexuels où il y a un des deux pôles d’identification absents. Un enfant est obligé de supporter deux mamans ou deux papas. Il y a des mères à moustaches comme il y a des pères à tétons. Une fois de plus l’équation est prise en défaut. Elle serait plus véridique si elle était formulée ainsi 1 pénis + 1 matrice + 1 rejet d’ovaire fécondé = une famille. C’est lorsqu’il s’agit de voir au-delà de cette combinaison que les problème moraux, par hasard? commencent à se poser.

Les couples homosexuels présentent aussi bien que les couples hétérosexuels la diversité des pôles d’identification pour un enfant. Du couple gay, l’un sera plus «maternel» dans sa relation avec l’enfant, plus généreux, plus oblatif, plus sensible (jusqu’à l’excès) aux besoins de l’enfant; l’autre sera plus «paternel», moins hystérique, prompt à jouer le rôle de l’interdit, de l’exigence et de la punition en cas de transgression. Il sera davantage interpellé par l’adulte en devenir qu’il y a en chaque enfant. Les caricatures présentées dans des séries télé ou des films à succès ne rendent pas compte de la réalité des couples homosexuels. Ceux-ci peuvent donc être d’aussi bons parents que les couples hétérosexuels, si nous considérons le fait que les caractéristiques de la famille post-moderne s’appliquent aussi bien à un couple qu’à l’autre.

Tout commence donc dans un couple comme dans l’autre. Le mariage, un absolu? Non. Les mariages sont aujourd’hui mesurés sur le transitoire et non le permanent. Civil ou religieux? Considérant que les Églises ne reconnaissent pas le mariage gay, la chose est réglée. Le mariage civil peut garantir une certaine protection aux enfants considérant les séries d’éclatements appelés à survenir durant ses vingt premières années d'existence. Des couples homosexuels favoriseront-ils la diffusion de l’homosexualité parmi leur «progéniture»? Pourtant, ils sont tous nés de couples hétérosexuels… Beaucoup des inquiétudes posées par les manifestants français contre les mariages gays concernent n’importe quel ménage donnant naissance à des enfants. Voilà pourquoi le fait de cibler le mariage gay est l’usage d’un préjugé, d’une ségrégation pour s’aveugler sur ce qui n’a pas fonctionné dans la famille nucléaire bourgeoise depuis les trois derniers siècles. Un problème mal posé ne peut qu’entraîner des solutions inadaptées.

Le vrai problème concernant le couple homosexuel est ailleurs. Dans un court segment de son histoire - trente ans tout au plus -, les gays ont revendiqué ouvertement leur différence d’orientation sexuelle. Cette différence était la base de leur identité. Oui, nous ne sommes pas comme la majorité. Il fallait lutter contre les lois criminelles des États, contre les thérapeutes qui assimilaient (et assimilent toujours) l’homosexualité à une «maladie» (glandulaire, hormonale, psychique, peu importe). La différence était l’identité qui se voulait non mutilante, non méprisée, non rejetée. Acceptez ce que je suis comme vous voulez qu’on vous accepte tel que vous êtes. Rien de plus. La lutte contre les stéréotypes intégrés, assimilés par des décennies de caricatures, de médisances et de dégoûts était l’autre face du combat livré par les homosexuels en eux-mêmes, dans leurs complexes. Les homosexuels sont-ils plus pervers que les hétérosexuels? Le fétichisme du cuir est-il plus abject que le fétichisme de la chaussure? Ces petites bottines de femmes qui entraînent la mort du personnage dans le film de Buñuel inspiré du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau? Les allures sautillantes et hystériques de la tapette (sissy qui a donné le québécois fifi ou fif) permettent-elles de distinguer l’homosexuel de celui qui ne l’est pas? Lorsque dans un épisode des Simpson, le gay ami de Marge qui partage les goûts kitsch de Homère ose lui-même dire qu’il est sissy, Homère éclate de colère en disant que ce mot-là est à l’usage exclusif des hétérosexuels - c’est NOTRE mot pour parler de vous autres, il nous appartient - et le gay n’a pas à l’utiliser, même sur le mode dérisoire. Jusqu’à quel point, ici, la caricature dépasse-t-elle la réalité?

Or, cette différence qui fut, jusque dans les années quatre-vingt dix, la revendication majeure contre l’intolérance de l’environnement humain et le remède l’aliénation intérieure des homosexuels, depuis une décennie, s'est renversée en son contraire. Une fois les luttes ayant acquis leurs principaux objectifs légaux et civils, l’homosexuel a voulu abolir la différence. Or cela, il ne peut le faire. Si l’orientation sexuelle n’est pas «un choix» conscient, elle marque une distinction entre ceux qui sont orientés vers le sexe opposé et ceux qui sont orientés vers le sexe identique. (Écartons ici cette entourloupette idéologique du bisexuel.) Cette différence existe bel et bien. L’érotisme homosexuel, ses fantasmes, ses fantaisies, ses jeux ne sont pas les mêmes que l’érotisme hétérosexuel. Par le fait même, il rend obsolète des rites liés aux couples hétérosexuels par l’engagement à la procréation comme le concevait le ménage nucléaire. Ainsi en est-il du mariage dans cette obsession de l’arracher à l’Église ou à la République. Ne peut-on le faire, à la manière de Marat, lors de son mariage avec Simone Évrard (inspirée de la Nouvelle-Héloïse de Rousseau), comme une promesse mutuelle devant un rayon solaire attribué à l'Être suprême? Vouloir le sacrement catholique ou l’écharpe du fonctionnaire comme confirmation de l’union «indissoluble» d’un couple gay est une surenchère de la reconnaissance. «Vous nous avez reconnu dans notre différence, maintenant reconnaissez-nous dans notre identité avec vous». Or un couple homosexuel n’est pas un couple hétérosexuel et cette demande est tout à fait impossible à concéder sans mensonge, dans la mesure où on ne peut revendiquer ce que l'on vient précédemment de détruire. Une fois la différence acceptée, il ne s’agit plus de la faire disparaître pour ramener l’aliénation contre laquelle on a tant combattue! Là est le Thermidor du militantisme homosexuel. Un couple homosexuel ne vit pas comme un couple hétérosexuel. Ses défis sont autres, sa pratique du lien amoureux est autre, ses rapports avec la société sont autres. Comme il y a des noirs qui pensent qu’en se blanchissant les pigments de la peau ils pourraient devenir comme des blancs; comme il y a des jeunes japonais des deux sexes qui veulent une chirurgie esthétique ou un maquillage qui leur donneront des orbites qui les feraient devenir comme des femmes ou des hommes blancs; il y a des homosexuels qui, en formant un couple stable, une famille, pensent qu’ils pourraient devenir comme des hétérosexuels. Et là est la pathologie.

Pourquoi, après avoir exercé leur liberté sexuelle, des gays se mettent-ils en couple afin de reconstituer la famille bourgeoise traditionnelle, une famille qui appartient d’ailleurs au passé achevé? Par manque de synchronicité? Sans doute. Mais cela ne répond pas à toute la question. L’adoption ou l’usage de la banque de sperme pour reproduire des enfants dans les couples gays et lesbiens, visent ou bien à recréer le climat familial chez des adultes nostalgiques de leur enfance, une enfance bien hétérosexuelle; ou bien à satisfaire un attachement indissoluble à un autre soi-même dont la phase hystérique menace de détruire les ardeurs de la phase euphorique des premiers temps de l’amour. En ce sens, eux aussi veulent de «petits prisonniers», eux aussi veulent des pénis supplémentaires qui ramèneront toujours, contre un lien amoureux rompu, un autre lien, celui des parents pour le bien-être commun de leur enfant. Manière d'imposer une coexistence durable à défaut d'une fidélité conjugale? Lutter contre l’éphémère, qui est une marque de l’ère post-moderne, entraîne des réactions ambiguës - des bonnes mais aussi de très mauvaises? Contre la fragmentation de l’Être à l’issue d’un échec amoureux? Bref, dans un cas comme dans l’autre, le bien de l’enfant est assujetti aux désirs et aux angoisses des parents, quelle que soit la nature du couple.

La crise des mariages ou des adoptions de couples gays devrait remettre en questionnement toute la nature du pourquoi des couples, hétéro comme homosexuels, dans leur volonté partagée de vouloir et d'avoir des enfants. Jusqu'où va notre sentiment d’appartenance à l’«espèce» qui nous commande, par toutes sortes de travers inconscients, à se reproduire, souvent au détriment de notre progéniture même? Pourquoi s’abandonner aux hormones comme aux stéréotypes pour définir une liberté que nous voulons être celle propre à des Êtres pensants et libres? Pourquoi l’orientation sexuelle est-elle une épreuve qui nous semble profondément insurmontable autrement que par des contraintes légales ou des morales de bons sentiments mièvres et peu approfondis? Et combien d’autres questions pourrions-nous nous poser, en ce début de XXIe siècle, sur la nécessité et la liberté de se reproduire en tant qu’espèce? En tant qu’individus? Bref, les enfants des couples gays grandiront en compagnie des enfants des couples reconstitués et la ségrégation sexuelle, à l’image de la ségrégation raciale, disparaîtra des écoles et des jardins d’enfants. Ce sera le monde de la famille post-moderne et, que nous manifestions pour ou contre, elle est maintenant installée à demeure. Et, de toute façon, il restera toujours des enfants issus de ces couples éclatés pour reprendre l’imprécation de Gide : Familles, je vous hais
Montréal
18 novembre 2012

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