mercredi 16 mai 2012

Loi spéciale du gouvernement Charest : dans l'œil du Dracon

Michelle Courchesne, nouvelle ministre de l'Éducation

LOI SPÉCIALE DU GOUVERNEMENT CHAREST : DANS L'ŒIL DU DRACON

Je voudrais, à chaque fois que j’écris un texte sur la grève étudiante de février-mai 2012, que ce soit le dernier. Mais la position du gouvernement Charest, l’entêtement obtu avec lequel il veut imposer sa hausse exorbitante aux fins douteuses des frais de scolarité, sa bêtise à reproduire, inconsciemment, les erreurs du passé, montrent combien cet homme est loin d’avoir l’étoffe d’un chef d’État. Et comme l’une des ex-lieutenant gouverneur doit comparaître en justice pour faux, et que c’est ledit lieutenant gouverneur qui est considéré comme étant le chef de l’État québécois, rarement situation aussi pathétique se sera déjà présenté, non seulement dans le système britannique mais dans l'ensemble des démocraties occidentales!


Les Grecs anciens nous donnent deux modèles de législation. Le premier provient du législateur Dracon (VIIe siècle av. J.-C.), appartenant à la classe des Eupatrides, les «biens nés» de la société athénienne de l’époque. En -621, le dit Dracon écrit sur une stèle - de bois dit-on -, les lois de la cité. Des lois particulièrement sévères : toutes à quelques exceptions près, lorsqu’elles sont enfreintes, entraînent la peine de mort. Certes, ce code n’est pas totalement inintelligent, il distingue l’homicide volontaire de l’homicide involontaire, ce qui changeait peu de choses concernant le châtiment. L’adjectif draconien indique précisément la sévérité (exagérée) de lois ou mesures employées dans les différents régimes politiques.

Un sage, Solon (-640 ~ -558 av. J.-C.), a compris l’inutilité de la répression sanglante contenue dans les lois de Dracon et y mit fin par son propre code de lois (- 594). Seul le meurtre restait puni de mort. Ce n’était pas encore l’équivalent «du délit et des peines» de Beccaria (1738-1794), mais c’était la rupture entre la Haute Antiquité et l’Antiquité classique, c’est-à-dire entre le moment où les lois étaient inspirées par l’idée de vengeance (la loi du talion) de celles qui tendaient vers une conception de la justice civile. Ce même Solon, d’ailleurs, considéraient que les dettes étaient des sources de guerre civile et eut la sagesse de rompre ces chaînes de papiers afin de permettre à Athènes de conserver la paix civile et de reconstruire ses bases économiques. Thème que j’ai abordé ailleurs.

Pourquoi placer le gouvernement libéral de Jean Charest entre Dracon et Solon? Précisément parce qu’il est incapable de distinguer la justice de la vengeance, la confrontation de la terreur, la démocratie essentielle de la démocratie formelle,  la tyrannie de la majorité sur l’expression populaire. Ses stratégies, toujours remplies d’une sophistique ambivalente, sont présentées comme des mesures légitimes partagées par la majorité de la population : le financement des universités; une juste participation financière des étudiants à leurs études (calculée à partir du financement des autres provinces, comme s’il s’agissait d’une course à savoir qui paiera, dans cinq ans, les plus hauts tarifs de frais de scolarité en Amérique du Nord?); de la condamnation des méthodes violentes dont son gouvernement serait la victime alors que par son action il en est le premier utilisateur. De tout ça, mes messages précédents dans ce blogue ont fait nettoyage à sec. Reste l’entêtement d’un orgueilleux qui, pareil à ces rois que l’on retrouve dans Shakespeare, défie le bon sens par la violence pour finir par périr, emporté par elle. Son «despotisme» d'opérette n'impressionne que les trouillards. Et nous n’éprouvons aucune pitié envers lui, comme nous pouvons en éprouver pour le roi Lear, ou même pour Macbeth, jouet de son esprit superstitieux et de sa femme. L’insolence à son égard a dépassé depuis longtemps les caricatures obscènes des personnages honnis durant la Révolution française. Une image photoshop circule sur la toile, une photo montrant la tête frisottée de Charest dénuée de son visage remplacé par un anus! Il faut avoir commis des crimes d’une gravité sans nom pour se voir priver du respect dû à «la dignité humaine» en tout individu, et, assûrément, rien de ce qu’a pu faire Jean Charest n'est étranger à l’humanité. Rien, sinon que du pathétique, du manque de grandeur, de tenue, mais à cela, que se lèvent les premiers politiciens qui peuvent se permettre de lui lancer la pierre! Le cul chauffé à blanc par cet histrion de la CrAQ, François Legault, et les «Faucons» de son propre parti qui invoquent le recours à ligne dure devant la résistance étudiante, Charest n’a que Dracon en tête, et entend résoudre le conflit par une loi spéciale. Pourquoi utiliser des méthodes draconiennes là où la sagesse de Solon aurait établi un moratoire en attendant d'aller en élection chercher l’approbation d’une démocratie dont il se dit le seul et fidèle porte-parole? La logique impose de croire qu'il n'est pas convaincu, au fond de lui-même, de cette approbation majoritaire que lui attribuent les sondages. Gouverner en utilisant un canon pour abattre une mouche avoue déjà l'incertitude de sa légitimité.

Dans le message précédent, j’ai parlé du niveau d’angoisse historique qu’avait éveillé cette crise déclenchée sur une question de hausse des frais de scolarité. L’angoisse historique a pour effet de remettre l’ordre du monde en question. Devant un «cosmos» qui s’effrite dans un non-sens aussi bien collectif qu’individuel, des groupes entendent se rebeller et participer à la création d’un nouvel ordre du monde où la liberté dresse l’ontologie de l’individualité (personnelle et collective) contre l’assujettissement et la soumission aux pouvoirs de différentes natures. Évidemment, ceux qui profitent de l’ancien «cosmos» font tout pour retenir les morceaux qui leur échappent; ils s’entêtent, se braquent, utilisent la violence sous toutes ses formes (policières et judiciaires); finissent même par déroger à leur propre système de lois s’il le faut, ce qui fait que le «cosmos» en question est emporté par leur propre stupidité. Par contre, ceux qui montent à l’assaut de ce «cosmos», souvent malgré eux, sont pris à aller plus loin qu’ils ne voudraient, car eux aussi, d’une manière ou d’une autre, ont bénéficié de cet ancien ordre du monde. Les gestes dépassent leurs pensers. Parfois, ils doivent improviser des décisions face à des obstacles ou des enjeux qu’ils n’avaient pas prévus ni mesurés au départ. La situation de contestataire, de rébelle, passe à un niveau dit révolutionnaire où tout un projet social, mi-idéal mi-réaliste, est promu de l’avant comme nouveau «cosmos». D’où l’aspect apocalyptique que prennent généralement ces moments d’angoisse historique. Sans le savoir, en manifestant contre la hausse des frais de scolarité, les étudiants ont mis le pied sur l’accélérateur d’un «cosmos» qui déjà tendait à se fractionner sous le coup des corruptions, des incompétences administratives, des décisions politiques impopulaires, de l’arrogance qu’affiche le gouvernement québécois. Malheureusement, comme en Mai 1968 en France, ils se sont retrouvés seuls sur le siège du conducteur, car la complicité des centrales syndicales ne s’est jamais transformée en jonction avec un quelconque mouvement ouvrier, castré depuis des décennies. Les sympathisants, qui ont marché avec les étudiants dans les rues de Montréal, l’ont fait à titre personnel, convoqués par les média sociaux. Les partis politiques, comme toujours, ont vampirisé le mouvement pour mieux le rendre exsangue au moment où leur soutien pourrait apparaître compromettant. Le mouvement a été strictement montréalais, largué par les étudiants en province, alors que la jonction nationale lui eut donné une énergie et une légitimité que le gouvernement aurait eu plus de difficulté à démentir. C’est dire que l’angoisse historique oppose un noyau dur de contestataires, centré dans une métropole à laquelle la province, l’arrière-pays, devient de plus en plus étrangère à un gouvernement, lui aussi puisant ses forces électorales dans la région montréalaise, orienté par une lubie de développement, dont les ambitieux projets sont entachés de vices nombreux. La perte du pouvoir, pour Jean Charest, signifierait que les étudiants auraient étouffer le Plan Nord dans le berceau, avant même qu'un second gouvernement majoritaire puisse lui donner le souffle nécessaire. La ton draconien que manifeste le premier ministre à l'égard des étudiants est que le non à la hausse des frais de scolarité est inconsciemment associé au financement même de son projet de développement du Nord québécois. Pour les deux partis, dans ce monde plutôt indifférent et hostile à leur égard, c’est devenu un enjeu de vie ou de mort.

Ambroise Paré, Main de fer
Les Dracons sont légion en ce début de XXIe siècle: George W. Bush, Angela Merkel, Nicolas Sarkozy, Silvio Berlusconi, David Cameron, Stephen Harper, Benjamin Nétanyahou, sont des voix draconiennes. Dans un processus de régression de civilisation, ils ont cherché leurs modèles dans le passé d’hommes d’État à poigne. Bush a joué à Nixon et Angela Merkel à Bismarck, Sarkozy à De Gaulle et Harper à George W. Bush. Nétanyahou se rapproche plus à un Hitler de 1938, celui de la Kristallnacht plutôt qu’au Hitler d’Auschwitz. Bref, le pouvoir les enivre, les intoxique, les propulse au-dehors des cadres constitutionnels de leurs propres constitutions. Ils gouvernent avec le mépris des rois absolus: George III d’Angleterre, Guillaume II d’Allemagne, Louis XIV de France, un condottieri de la Renaissance, Winston Churchill d’Angleterre, l’hypothétique roi David d’Israël…

Dans le contexte originel, où la mentalité baroque a accompagné l’émigration des colons français en Nouvelle-France et le règne absolutiste de Louis XIV comme modèle du gouvernement de cet État colonial, l’esprit québécois est resté essentiellement baroque, épargné qu'il fut des révolutions culturelles ultérieures (la Révolution française et la Révolution industrielle) importées par des agents extérieurs une fois la colonie passée sous le régime britannique. L’esprit baroque est reconnu pour ses torsions, ses oxymorons, du genre silence éloquent, où l’adjectif semble contredire tout en le renforçant le nominatif. Au niveau de l’Imaginaire, il encourage à dépasser une contradiction sur laquelle s’articule sa pensée. D’une part, l’argument d’autorité. Celui-ci, au niveau politique, a donné la monarchie absolue. Cette monarchie absolue n’est pas un totalitarisme, car le roi gouverne avec des castes (noblesse) et des classes (bourgeoisies) qui lui apportent supports militaires et argent. De plus, l’argument d’autorité, par la fonction de prêtre dévolue au roi, associe une dimension religieuse au pouvoir royal; la majesté divine se reflète dans Sa Majesté terrestre. Politique et religion, (politique et idéologie), raffermies ensemble, énonçaient les vérités devant lesquelles chacun devait se soumettre. Omni potestas eo Deo, le roi et le gouverneur, avec son intendant et son conseil souverain sur lequel siégeait l’indéfectible Mgr de Laval, transposaient dans la colonie la primauté incontestable et incontesté de l’argument d’autorité. Lorsque le gouverneur Frontenac, en juin 1673, avertissait les habitants qui «prendraient les bois» pour plus de 24 heures sans la permission du gouverneur encourrait la peine de mort (afin de monopoliser le commerce à son seul profit), il énonçait là une loi draconienne appuyée sur son seul argument d’autorité. Charest, avec sa loi forçant le report de la session de mai au mois d'août, misant encore une fois sur l'essoufflement du mouvement étudiant, ne procède pas autrement. La différence est que Frontenac eut la sagesse solonienne de retirer sa loi (inefficace et inapplicable).

Car face à l’argument d’autorité se dresse toujours l’argument critique, propre à l’époque. Il ne s’agit plus de condamner comme hérétique toute mesure s’opposant à l’absolutisme, mais de permettre l’expression des intérêts multiples dont dépendent l’avenir des grands États. En Angleterre, le roi Charles Ier (1600-1649), voulant perpétuer la tradition absolutiste des Tudor, dressa contre lui le Parlement, d’abord à cause de son entourage corrompu, ensuite à cause de ses penchants pour les catholiques. Dès 1637, un mouvement s’opposa à la pression des impôts tandis que les presbytériens défiaient farouchement les mesures ecclésiastiques. Le Roi convoqua le Parlement, le dissout une première fois, convoque un second Parlement (le Long Parlement) qui use alors de l’argument critique en présentant la Grande Remontrance au roi d’Angleterre exigeant qu’il chasse de son entourage les agents corrompus. Charles fait démettre les parlementaires qui s’opposent à lui pour ne conserver qu’un Parlement croupion tout entier dévoué à son absolutisme. Les parlementaires chassés organisent la résistance armée. C’est la guerre civile qui conduira à l’exécution de Charles et à la prise du pouvoir par le Lord Protecteur, Olivier Cromwell. Après l’Interrègne de Cromwell, le retour des Stuarts amène la reprise de la politique absolutiste d’argument d’autorité. Jacques II, soutenu par Louis XIV et les catholiques, est renversé à son tour et Guillaume III d’Orange est appelé comme roi. C’est la Glorious Revolution de 1688, instaurant définitivement une monarchie constitutionnelle en Angleterre. C’était la fin de l’absolutisme. Il en alla de même un siècle plus tard en France.

Lorsque l’argument critique ne trouve devant lui qu’un argument d’autorité inflexible, l’escalade des affrontements peut conduire soit au renversement de l’argument d’autorité, qui perd toute légitimité malgré ses prétentions à la légalité (qui finit toujours par succomber à son tour), soit qu’il trouve un modus vivendi avec l’argument critique, qui le force à se modifier afin d’intégrer les critiques à l’intérieur de son autorité. C’est ainsi qu’a réagi l’Angleterre en 1688, ce qui assura la survie de la monarchie tout en la réduisant à l’état de signifiance symbolique (le roi règne mais ne gouverne pas). La résistance obtuse des monarchies françaises en 1789-1792, en 1830 et en 1848 ont entraîné chaque fois la chute de la monarchie française, même si un temps, la République put «régner» de manière monarchique. L’absolutisme mit du temps à mourir tant l’argument d’autorité se refusait à céder, jusqu’à ce que l’argument critique finisse par imposer un régime nouveau à chaque coup. C’est ainsi que la critique devient autorité, et c’est là le but de tous mouvements contestataires.

Notre profil baroque nous a conduit, au Québec, à aduler l’argument d’autorité et à se méfier de l’argument critique. La domination britannique d’abord, le despotisme ultramontain clérical, les gouvernements provinciaux corrompus, ont toujours exercer un «autoritarisme» sur l’esprit des individus et des institutions. La Révolution tranquille de 1960 apparaît comme la Glorious Revolution anglaise de 1688. Le Québec était appelé à devenir maître chez lui, tout en restant lié au Canada (malgré un nouvel argument critique en devenir sur l’Indépendance et la Souveraineté du Québec sur son territoire et ses populations), mais son État provincial revêtait le statut d’un véritable État national en prenant le contrôle des prérogatives qui étaient les siennes à partir de l’Acte de 1867. Les gouvernements successifs à partir de Jean Lesage ne pouvaient plus écarter les arguments critiques comme le faisaient ceux de Taschereau et de Duplessis. Ce goût de l’absolutisme était même passé. Ni le gouvernement Bourassa, ni le gouvernement Lévesque ne purent mener à bien leurs projets respectifs sans tenir compte des arguments critiques. Si Lévesque perdit son référendum de 1980, Bourassa dut reconnaître unilatéralement que les Québécois formeraient à jamais un «peuple distinct» dans l’ensemble du Canada, ce que le gouvernement Harper, à travers sa reconnaissance de l’existence de la nation québécoise au sein du Canada en 2006, finit par authentifier.

La poussée de régression occidentale, qui a suivi la crise financière de 2008 afin de sécuriser les bourgeoisies nationales face aux incertitudes d’un système économique dont elles ne veulent pas se départir, malgré les dommages considérables qu’il afflige à l’intégrité du développement de la civilisation, a fait rejaillir l’argument de l’autorité absolue des gouvernements occidentaux sur leurs populations. Avec son vieux fonds baroque, le Québec a suivi la tendance. Aussi, la crise étudiante apparaît-elle comme la première occasion d’afficher au grand jour, à la fois cette régression politique ainsi que la réaction sociale critique. De chaque côté de la majorité silencieuse de ruminants de ressentiments se dressent deux minorités : les réactionnaires, toujours-déjà abattus par angoisse de culpabilité devant toutes transgressions et les résistants, s’opposant à l’argument d’autorité, prêts à abattre les tabous et les idoles que revêtent d’autorités symboliques les arguments du pouvoir. Forcés de développer leur argumentaire critique, les étudiants ont élargi le débat économique aux fondements même du système scolaire dans la société capitaliste et libérale. Incapable d’effectuer le métissage de l’argument d’autorité et de l’argument critique parce que les concessions gouvernementales ne touchaient pas à l'essentiel de la revendication étudiante, le gouvernement Charest s'est résigné a jouer la carte draconienne de l’argument d’autorité jusqu’au-boutiste avec une loi spéciale. S’effritant au fur et à mesure que ses ministres sont renvoyés ou démissionnent à cause de leurs relations compromettantes, le «cosmos» libéral québécois s’effrite beaucoup plus de l’intérieur qu’à cause des coups qui lui sont portés de l’extérieur. Le recours à l’usage de la force policière brute, l’impossible application des injonctions ordonnées par les différentes cours de justice, l’incapacité des média à donner une couverture profonde de la crise, témoignent de ce vide de l’intérieur des appareils institutionnels.

À l’opposé, les marches étudiantes, les lignes de piquetage, les entrevues médiatiques ont suffi pour déchirer les haillons souillés de la tyrannie du gouvernement libéral. Si les étudiants ont échoué à insuffler des pensers nouveaux sur le monde d’après la résistance, c’est qu’eux-mêmes en sont encore à la tâche de réaliser pleinement ce qu’est un geste «prométhéen» devant lequel ils ne sont pas prêts à assumer la responsabilité historique. La réaction du chef de la FÉCQ (Fédération des Étudiants des cégeps du Québec), Léo Bureau-Blouin, au moment où la nouvelle ministre de l’Éducation, Michelle Courchesne, a laissé planer la rumeur d’une «loi spéciale», ramenait avec lui la culpabilité de la transgression du tabou autoritaire sous le nez des étudiants. Eux devenaient «coupables» du gâchis dans lequel aboutissaient les quatorze semaines de grèves. Dans un pathétique appel, il lançait à Charest : «Un bon père de famille ne fait pas venir la police chez lui pour régler le problème qu'il a avec ses enfants», véritable soumission infantile à la figure du Bon Père qui nous montre à quel point il venait de réintégrer la métaphore symbolique de la société comme famille, où le pater familias règne et gouverne ses membres. Jean Charest, placé jusque-là dans l’imago du Mauvais Père, sourd aux revendications de ses enfants, entêté, obtu, corrompu, souillé, redevenait, une fois l’enfant prodigue repenti, le Bon Père qui doit écouter, qui peut écouter et doit modérer sa sévérité. La cassette étudiante, pour la première fois depuis le début du conflit, s'est enraillée. Martine Desjardins, de la FEUQ, était étranglée par l'émotion devant le coup de Jarnac du gouvernement; Gabriel Nadeau-Dubois avait misère à retenir sa fureur, et le pauvre Léo venait d’apprendre, les larmes aux yeux, qu’on ne résiste pas à la Figure du Père sans conséquence.  Ces jeunes gens venaient de renouer avec leur humanité profonde qu'ils avaient mis en réserve tout ce temps pour jouer aux grands qui font l'Histoire. Voilà pourquoi, en définitive, il n’y a que deux issus symboliques au drame étudiant : tuer le Père ou être castré par lui. Comme le Léo de mes manuels scolaires d'antan, Bureau-Blouin ne fait que reproduire la tradition québécoise qui est incapable de tuer le Père pour faire venir la démocratie sociale, le gouvernement collégial, la loi relative. La tête tranchée de Jean Charest serait pour lui aussi insupportable à voir que celle de Louis XVI. Nous sommes loin, en terme de collectivité, du Comité de Salut public.

Il n’y a pas de projets de société nouveaux dans les arguments critiques étudiants, ce qui donne sa faiblesse en tant que mouvement social. Des tentatives de récupérations syndicales ou partisanes ne sont que vils opportunismes qui nuisent plus qu’ils n’aident à restructurer le «cosmos» espéré. Toutes les institutions, toutes les valeurs juridiques ont perdu leur crédibilité. La transgression des interdits conventionnels dénonce précisément l’aspect arbitraire de toutes conventions et suppose que d’autres conventions pourraient même mieux fonctionner que celles que nous nous sommes imposées depuis tant de générations. La crise étudiante a montré le vide du pouvoir politique, comme l'exclamation de l’enfant qui déclare que le roi est nu. L’Histoire paralysée, anesthésiée, avortée cède le pas à l’idée qu’il est possible qu’elle puisse remarcher sur ses deux pieds, qu’elle se réveille, qu’elle accouche des événements. On comprend que les gens de la bonne société soient effarées. Par ses maladresses, l'effritement de son gouvernement, le vide institutionnel, le Parti Libéral s'est placé lui-même sur la roche Tarpéienne. Il suffirait, malgré la loi spéciale, de soirées estivales de marches, malheureusement aussi de violences incapables d'être endiguées par les forces policières, l'inactualité de l'application de la suspension de la session, pour le pousser à démissionner, à se retirer. Dans la parole autoritaire de Jean Charest, ce qui s'avoue, c'est l'urgence que sent ce ministère devant les effets d'un possible réveil de l'Histoire dont il a été en grande partie responsable.

D'où l’usage d’une loi spéciale divisée en deux volets, l’un directement dirigé contre la désobéissance civile, et l’autre sur le processus de la reprise de la session avortée. Première étape : des amendes salées pour les étudiants qui bloqueraint l'accès aux établissements et pour les associations étudiantes qui les représentent et les encouragent. Autre mesure envisagée, toucher à l'accréditation des centrales étudiantes. C’est la partie strictement politique de la loi spéciale. Elle jappe plus fort qu’elle ne mord. C’est-à-dire que dans un monde où le gouvernement s’est vidé les entrailles de sa puissance, son recours à la force d’exception exhibe encore plus sa faiblesse que sa force. Il ne vit que par la servitude volontaire, et c’est à elle qu’il en appelle pour la soumission des contestataires. La ministre Courchesne aimerait sauver la face du gouvernement en espérant qu’à travers les liens de communication avec les leaders syndicaux, ceux-ci se rendent à la décision gouvernementale ou parachèvent le maquillage de l’entente conclue avec la ministre Beauchamp deux semaines plus tôt et que les étudiants grévistes ont refusé. Convaincre les associations plutôt que de sévir, politique du bâton et de la carotte - quand il n’y a pas de carotte - ne peut que reposer sur un mouvement intérieur lié à l’angoisse de la culpabilité, dont la démission «larmoyante» de la ministre Beauchamp a été le paroxysme de ce mauvais mélodrame politique. À tel point que celle qui passait pour la Mauvaise Mère de la famille devienne la ministre «conciliante» le lendemain de sa démission. Décidément, les média sont impayables lorsqu'il s'agit de faire rigoler sérieusement. Je comprend que les manifestants étudiants ne soient plus capables de les souffrir! Mais qu’arrivera-t-il si les leaders étudiants décident de maintenir leur position?

Certes, on devine déjà la violence accumulée qui se déchaînera, car rien ne dit que l'été ne servira pas à renforcer l'adrénaline épuisée des troupes étudiantes. Au contraire. La violence des affrontements risque de monter d’un cran, suivant obligatoirement la mobilisation. Depuis le coup de force de Victoriaville, beaucoup ont appris que les forces policières pouvaient ne pas avoir le dernier mot. Alors? Arrestations, amendes salées, casier judiciaire, interdiction de franchir les seuils des collèges et universités même pour finir les cours? Tous les moyens, selon la discrétion des tribunaux, peuvent être invoqués pour briser le mouvement de contestation, mais ils résonnent comme un songe creux. La guerre à la plus libérale des mesures libérales, la désobéissance civile, qui restera toujours un fondement légitime plus fort de la société civile que la démocratie électorale, est décrétée par ce faux libéralisme obligé de s'asseoir comme une tyrannie dépassée, sur un argument d’autorité sans substance.

La deuxième étape consiste en un nouveau calendrier scolaire, inspiré par le modèle de l'Université Montréal. La Faculté des arts et sciences a annoncé que les cours de la session d'hiver doivent reprendre le 27 août. Ils se termineraient le 28 septembre. Selon ce scénario, la session d'automne commencerait le 1er octobre et prendrait fin le 18 janvier. C’est la partie administrative du projet de loi spéciale, et il a été directement «volé» au travail des gestionnaires de l’Université de Montréal. On ne peut pas être plus vide d'esprit!

L’argument d’autorité à la base de la loi spéciale n’est qu’une mesure baroque qui vise à faire régner l’ordre établi sur les appareils d’instruction et d’éducation publiques. C’est une profanation du plus vieil adage humaniste qui considérait les églises comme des lieux de trêve où la violence ne devait point pénétrer. Il existe une dimension religieuse au savoir. Certes, nous l'avons oublié parce que nos actuels dirigeants collégiaux et universitaires ne pensent l'enseignement supérieur qu'en fonction des intérêts économiques et techniques. Pourtant si, les universités, les collèges sont attenants au droit religieux. Qu’importe ce qu’on pense d'eux, ils sont les lieux où siègent le savoir, la quête de la vérité. On ne peut pas condamner la manière de faire des nazis et des communistes avec leurs universités transformés en appareils de propagandes tout en la pratiquant ici, dans des pays démocratiques et libéraux. Personne, aucun étudiant gréviste, n’a jamais empêché quiconque «d’étudier», comme l’affirme à répétition la propagande défensive de Jean Charest. Depuis quand avons-nous besoins des salles de cours pour «étudier»? Mais si, dans la logique du Premier Ministre, on n'étudie bien que dans les salles de cours, alors l'intrusion de la violence policière ne serait-ce que sur les marches des institutions d'enseignement, est, à proprement parler, une profanation de la trêve de Dieu. L’idéal d’une vie qui considère, précisément, l’étude, l’apprentissage de la connaissance et la quête de ce qui est vrai, juste et bon ne peut souffrir aucune violence, ni celle des casseurs, ni celle des policiers. Si quelqu’un n’a pas de leçon à donner sur ces points, c’est bien le gouvernement libéral du Québec.

Mais voici Jean Charest qui se donne des airs de Pétain qui, pour réprimer les mutineries de l’armée française en 1917, procéda par «décimation», c’est-à-dire en tirant tous les numéros dix des alignements de mutins pour les envoyer au peloton d’exécution. La politique militariste dite «pour l’exemple», qui consiste à charger les dossiers de ceux qui ont eu le malheur de se laisser prendre pour intimider ceux qui ont échappé aux forces de police, est également une mesure d’exception qui équivaut à l'établissement d"une mini «loi des mesures de guerre» dans le contexte de la crise étudiante. Contre la transgression «de la loi et de l’ordre libéral du gouvernement élu démocratiquement», le gouvernement transgresse une loi beaucoup plus ancienne et plus importante de la civilisation, une loi peut-être non écrite mais inscrite au plus profond des mœurs des civilisations : celle de la sacralité des lieux d’apprentissage. Veut-il voir du sabotage et du vandalisme sur les appareils informatiques et dans les ateliers? Des livres brûlés, comme dans les monarchies absolues et sous Hitler? Des élèves s’entre-déchirer autour de frustrations rancunières inassouvies? Des maîtres malmenés par des policiers imbéciles qui ne savent pas les distinguer et qui vont user de la moindre sophistique criminelle pour crier au voie de fait? Soumettre le monde universitaire et collégial à la démesure de la violence policière, à l’hybris, est un crime en soi qui montre à quel point les Québécois sont condamnés à rester les barbares qu’ils sont, des êtres qui se complaisent dans la valeur positive donnée à l’ignorance et à la vulgarité, de la facilité paresseuse et de la corruption de basse-cour, bref un peuple qui se tient hors de la civilisation pour geindre ou exhiber sa «culture».

Les Québécois, des ignares non civilisés? Hem! Je regardais un soir un épisode de CSI Las Vegas, et je voyais un gros tapon d’Américain, enquêteur dans un laboratoire de police, sortir le mot allemand doppelgänger. Je me disais alors, voilà bien ce qui nous distingue des Américains. Ceux-ci, malgré leur grossièreté culturelle, leur indifférence au reste du monde sauf pour l’exploiter, comme tout empire le fait, aucun spectateur de CSI, même au fin fond de sa ferme du Kansas, ne tombera en bas de son fauteuil pour avoir entendu un mot allemand dans une série télé! Que les scripteurs québécois utilisent le mot doppelgänger dans un scénario de Toute la Vérité ou de Mauvais Karma, et tout de suite les sofas et les chaises berçantes achetés chez Brault & Martineau vont se renverser. La panique va saisir les directeurs de programmes. Une apostille va apparaître à la fin du générique pour s’excuser si certains mots ont pu «heurter» les oreilles des spectateurs. Les plus rusés afficheront un «18 ans et +» pour attirer les spectateurs, non à cause des mots grossiers ou des scènes de nudité, mais seulement parce qu’il y aura, ici ou là, un mot espagnol, allemand, ou russe dans le dialogue de la série. Nous, qui avons prié Jésus, Marie, Joseph pendant deux siècles et plus, qui nous sommes gavés de mauvais poètes et de romanciers ennuyeux seulement pour nous dire que nous avions une vie littéraire et spirituelle, vivons toujours dans une culture dont le rapetissement n’a été que modulé aux média électroniques. Intellectuellement, spirituellement, nous sommes de vulgaires bradeurs, et la loi spéciale de Jean Charest n'est rien de plus qu'un accord tacite avec sa population la plus réactionnaire visant à renouveler, d’une autorité vidée de sens, l’écrou de notre mépris de la culture de l'esprit. Et il est triste que nous en soyons fiers, c'est tout⌛

Montréal
16 mai 2012

4 commentaires:

  1. Magnifique! Bravo! *Applaudissement!*

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    1. Sans vouloir avoir l'air pédant, le mot allemand en question est Doppelgänger, avec le umlaut sur le "a".

      Joli texte par ailleurs.

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    2. La correction était méritée, et je vous en suis profondément reconnaissant. Merci. J.P.

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