jeudi 29 mars 2012

La fatigue culturelle de la télévision québécoise

LA FATIGUE CULTURELLE DE LA TÉLÉVISION QUÉBÉCOISE


Nous entendons régulièrement les artisans de la télévision québécoise se féliciter de la haute qualité de la programmation et des réalisations de notre télé. Ils ont raison. Plutôt, ils ont de moins en moins raison. Comparée aux programmations étrangères, notre télévision tient hautement sa place. Cette invention, proprement nord-américaine, sait se distinguer des télévisions européennes et de la télévision anglo-américaine. Côté européen, on y retrouve un standard - et des moyens appropriés - pour produire de grandes réalisations: documentaires, télé-séries, informations ouvertes sur le monde, etc. Côté anglo-canadien, c’est plutôt assez ennuyeux. Du moins, les émissions d’information sont de bonnes qualités, mais les dramatiques sont affectées d'un côté puéril de bons sentiments, comme si la vertu faisait de la bonne télévision. En fait, il s'agit pour la télé canadienne-anglaise de se diversifier des séries américaines, beaucoup plus hardcore. La télé américaine fabrique peu d’émissions documentaires qui soient autre chose que des projections anthropomorphiques sur la nature, et si l’on omet P.B.S., elle reste centrée uniquement sur la production états-uniennes. Parfois, elle achète des émissions britanniques, mais si une émission canadienne-anglaise réussit à lui tenir tête du côté des cotes d’écoutes, elle crie «à l’impérialisme culturel» canadien, ce qui est assez drôle tout de même, avouez!

Voilà pourquoi, avec un bassin de 7 millions et un peu plus de spectateurs potentiels, la télévision québécoise fait bonne figure. Et c’est cette figure que nous sommes en train de perdre, d’une part par les coupures inconsidérées du gouvernement conservateur (contre Téléfilm Canada, Radio Canada,  l'O.N.F.), d’autre part par une fatigue culturelle des producteurs et des programmeurs. Depuis les années 1970, des groupes de pression liés ou non au monde télévisuel ont voulu transformer le contenu des réseaux télés. Il s'agissait de produire davantage en français, ne plus se contenter des publicités tournées à Toronto et doublées par une voix-off. Or, cette infirmité langagière nous rattrape progressivement. Des publicités tournées en anglais sont doublées avec des mouvements de lèvres qui ne s’accordent pas avec les mots. C’est retourner, à brides raccourcies, vers les années 1950. Madame Blancheville n’est pas loin, avec sa boite de Spick ‘n Span.

Certes, il y a toujours des réalisateurs cinématographiques
Martin Scorsese. Gaspard Ulliel publicité Chanel
qui reçoivent des cachets de long-métrage pour tourner une pub de 30 secondes : sur un modèle d’auto, de piscine creusée ou hors-terre, de chalets, de restaurants… Toujours les cinéastes doivent vivre de la publicité, et ce n'est pas honteux pour leur talent. Bergman et Fellini tournaient des pubs! Des cinéastes québécois de grands talents également ont vécu de la publicité: Gilles Carle, Denys Arcand, Jean-Claude Lauzon, Jean-Claude Lord… pourquoi le reprocherait-on aux jeunes cinéastes? Et ce qu’ils font n’est pas toujours bête. Il y a un art de la publicité qui s’apparente aux grandes œuvres d’art - demandez à Chanel - comme il y a un kitsch populaire qui nous ramène à la sottise associée au produit pour mieux lui trouver sa clientèle.

De l’autre côté, la multiplication des chaînes sur le réseau privé et payant n’a fait que décomposer en mille éclats la télévision publique, de sorte que cette dernière est devenue un étalage des différents produits que l’on retrouve sur le câble. Un canal Vie pour les Médecins, un canal jardinage pour la Semaine Verte, un canal de recettes pour Ricardo, un canal de vieux Quizz pour Paquet voleur, un canal de dessins animés pour les Simpson, etc. Plus les séries rétro, les sports, les émissions pour enfants, éducatives ou pas, les canaux spécialisés en tous genres. Il y en a pour tous les goûts et de toutes qualités. Le seul problème, comme la pornographie, c'est qu'on s’en lasse assez vite. D’où les racolages agressifs des grandes chaînes de diffusion: Vidéotron, Bell, Rogers, pour nous obliger à nous abonner à leurs «combos» 5 pour le prix de 4, etc.

Dans l’ensemble d’une journée, la télé a peu varié en cinquante ans. On y a ajouté des émissions interminables d’informations le matin, ce qui inaugure le bavardage intempestif qui va se poursuivre tout au long de la journée. Suivent des «émissions de madames» où, d’un poste à l’autre, de Radio Canada à T.V.A. à V. à Télé-Québec, on retrouve généralement les mêmes humoristes, les mêmes vedettes, les mêmes politiciens ringards, les mêmes éprouvés de la vie qui viennent étaler leur vécu comme dans un magasine. Dès qu’un «artiste» a un produit à vendre, il fait le tour des réseaux, jouant à la chaise musicale avec ses compétiteurs. Si sa pensée dépasse ses propos, le voilà relancé dans le caroussel des shows de chaises, répétant d’une émission l’autre, les mêmes plates excuses ou les mêmes justifications dont personne n’a rien à foutre. Il y a les clowns de l’information, dont Richard Martineau est l’exemple le plus éprouvant. Tout le monde l’a vu sur le Web se faire rabrouer  et mettre à la porte par Me Vergès. J’écrivais ceci à un ami qui m’avait recommandée cette autre expérience de masochisme collectif québécois. À la vue de l’aristocratique intérieur remplie de jeux d’échec, de livres et de statuettes, il était clair que nous n’étions pas chez Martineau: «Il suffit de regarder le décor à l'arrière pour deviner tout de suite ce qui distingue Me Vergès de Martineau. Me Vergès essaie de lui expliquer qu'en démocratie, tout accusé a droit à une défense honnête, et que nul n'est reconnu coupable avant la toute fin, au moment du prononcé du verdict. C'est oublier également que dans le système français, c'est l'accusé qui doit faire la preuve de son innocence et non le Parquet (la Couronne), d'où ce que Me Vergès appelle «le jeu», ce que ne comprend pas M[artineau]. De plus, ce droit d'accéder à un procès juste et équitable est nié par les totalitarismes. Ce faisant, Vergès démontrait à Barbie et aux Khmers rouges la supériorité de la démocratie contre leurs idéologies totalitaires où les accusés étaient soumis à la torture et à l'exécution sommaire. Me Vergès est bien un humaniste, mais un humaniste nietzschéen - de ce Nietzsche qui fut atteint de folie lorsqu'il s'interposa entre un charretier et le cheval qu'il fouettait au sang dans une rue de Turin -, i.e. la volonté de chercher la vérité s'inscrit par-delà bien et mal, et il n'existe pas une morale universelle qui reposerait sur nécessité fait loi, celle de Richard Martineau, évidemment. M[artineau]. est un sauvage, non pas un barbare car le barbare essaie de s'approprier une part du civilisé, alors que M[artineau] refuse ce qu'il y a de civilisé chez Me Vergès. C'est là un autre exemple de ce totalitarisme moral qui s'impose par ces journalistes à sensation qui rebutent Me Vergès. Douloureusement, encore une fois, force est de constater qu'il y a bien peu de Me Vergès au Québec pour le grand nombre de Martineaux». Ce franc-chieux démontre qu’en quarante ans d’existence, la courbe du personnel interviewer n’a fait que descendre à Télé-Québec.

Si Martineau est l’un de ces muckrakers que Théodore Roosevelt honnissait, il faut dire qu’il est plus flamboyant que les Anne-Marie Dussault (qui a volé les lunettes de Paul Buissonneau), Denis Lévesque (dont on a suivi le mariage moins bien qu’on suivra celui de Véronique Cloutier), ou Céline Galipeau qui poursuit le style outremontais des Michèle Viroly d’il y a trente ans. Le problème, c’est le contenu des nouvelles. La compétition se passe de plus en plus sur les chiens écrasés et les chats crevés, american style, à l’information européenne qui s’adresse davantage à l’intelligence et à la critique des spectateurs. Je me souviens, en 1989, avoir donné un petit laïus sur l’histoire universelle à un séminaire sur le World History tenu à l’Université de Victoria en Colombie Britannique. C’était quelques mois après la crise boursière de l’automne 1988. Il y avait là une sommité américaine, l’historien de la peste, William H. Mc Neill, disciple de Toynbee mais rivé à Chicago. Je disais dans mon exposé que les média faisaient en sorte que la terre se rétrécissait aux dimensions du Village global de McLuhan. Qu’aux bulletin d'information à dix heures le soir, Bernard Derome attendait les premières nouvelles, en direct, de l’ouverture de la bourse à Tokyo, à dix heures du matin. Eh bien, le professeur Mc Neill ne comprenait pas, car les bulletins télé de Chicago en étaient toujours à annoncer les crimes de ruelles. Des collègues canadiens, navrés, vinrent me dire en coulisses que le professeur Mc Neill était un peu âgé, etc. etc. Oui, plus le monde se rétrécit, plus nous accentuons nos informations sur des vétilles, des déclarations sans conséquences de politiciens, des scandales liés à la démocratie capitaliste qui empoisonnaient la radio avant la télévision, les journaux avant la radio, les placards avant les journaux. Je pourrais bien mourir ce soir que la presse et la télé s’en ficherait, mais si mon chat Bébert se fait écraser en plein milieu de la rue Sherbrooke par un chauffard, il va faire la une et une spécialiste de la S.P.A. va se retrouver en entrevue sur toutes les chaînes de télé. Je caricature mais à peine…

Le téléviseur remplace donc la radio comme émanation mortelle de bavardages. Aujourd’hui, on demande aux chaînes de radio de diffuser de la musique, et rien que de la musique. Seule la chaîne radio de Radio Canada présente encore des rencontres avec des penseurs, des intellectuels, des artistes qui nous vendent autres choses que leurs «produits». À la télévision, si on ramenait des séries du genre Propos et confidences ou Rencontres avec les entrevues avec Marcel Brisebois et les grands penseurs de ce monde, il y aurait une émeute dans la rue. Pour les animateurs et pour les spectateurs de Tout le monde en parle, Stéphane Dion est le modèle des intellectuels. Autant dire que la musaraigne est le modèle des côtes de bœufs! (Jean Lapierre).

Car ce que l’on retrouve, en chaîne continue, du matin au soir, ce sont les émissions humoristiques. Devant le téléviseur, il faut rire ou pleurer, mais jamais être méditatif ou critique. À l’ère de la tyrannie de l’humour malheur aux mélancoliques! Si vous ne faites pas rire ou pleurer, vous êtes sans intérêt. Les larmes de Dan Bigras ou d'Isabelle Gascon se transforment en pièces sonnantes et trébuchantes… mais pour une bonne cause. Les rires suscités par Martin Matte ou Mike Ward font augmenter les cotes d’écoutes. Des acteurs et actrices qui ont fait des années difficiles de l’École Nationale de Théâtre ou du Conservatoire deviennent des faire valoir des humoristes. Chanceux encore d’avoir des rôles rémunérateurs à la télé, ils ou elles n’ont pas d’autres choix que d’entrer dans le jeu. Je n’ai rien contre l’humour, et j’adore rire, si c’est drôle. Ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas du genre à me pâmer devant la farce de Paf le chien que Stéphane Dion rit à se rouler par terre en se tenant les côtes. Mais, comme le disait Bergson, le rire est associé à l’intelligence. Plus on incline vers la vulgarité à la Mike Ward, ou le racolage comme Marcel Lebeuf qui poursuit une vendetta avec l’émission d’information La Facture pour les colliers de Pur Noisetier qui guérissent la tourista et le rhume de cerveau en même temps, j’ai l’impression que nous rentrons dans une pièce de Beckett ou de Ionesco sans la poésie ni la distance nécessaires à comprendre la tragédie qui soutient tout cela. Depuis quand croyons-nous qu’à la télé s'exprime la vérité? Qu’un annonceur de porte-jarretelles est décoré de l’Ordre de la Jarretière? Selon la parabole des aveugles qui conduisent les aveugles, il est possible de sucer des boules de naphtaline en se faisant croire que ce sont de gros Tic-Tac. Jojo Savard a fait fortune, tant en anglais qu’en français, pendant des années, à nous vendre les lucky numbers de la loto, et il y en a qui ont gagné! Alors, la vérification critique de l’équipe de Pierre Craig? Oui, oui, je sais, il faut continuer à crier dans le désert…

Je prends sur la Toile un commentaire suivant très représentatif de ceux dévorés par la fatigue culturelle: «Alors,je dis aux  Grands Esprits et a  certains Grands Talents qui continueront de nous abreuver  de leurs savantes thèses : bardez vous d’un peu d’humilité et respectez l’opinion de la masse. Nous ne pouvons pas tous nous tromper en même temps et nous continuerons d’être indignés et scandalisés par ce manque de justice!» Telle était la réaction d’un M. Christian Dumont à l'issue du procès Turcotte. Démagogue, il en appelle à respecter l’opinion de la masse qui est une masse d’opinions qui se nourrit des informations et commentaires démagogiques qui trop souvent voyagent de V à T.V.A. pour venir même parfois s’écrapoutir à Radio-Canada. Certes, les «Grands Esprits» (Meeting of Minds) était une émission prestigieuse de Radio-Canada, de véritables duels entre quatre comédiens sensés incarner des personnages historiques, et le meneur de jeu, Edgar Fruitier. Sa pièce, Edgar et ses fantômes, reprend la formule de la populaire série des années 80. Monologues trop longs pour des vidéo-clips d’aujourd’hui. Tout le monde en parle a remplacé les Grands Esprits (dans le contexte des Beaux Dimanches) dans la «case horreur» de Radio-Canada. Et tous ceux qui défilent sur le tapis vert, qui ressemble à une mise en scène de poker, jeu favori de Guy A., sont loin d’être tous de «grands esprits». En ce sens, à la parole à succéder le bavardage au nom de la proximité démagogique du grand public. Quand Pierre Nadeau, atteint de la maladie de Parkinson, souligne, narquois, que les spectateurs qui applaudissent (l’applaudissent surtout), en regardant un reportage des années 70 au Moyen-Orient, leur dit qu’ils applaudissent un missile syrien venant d’abattre un missile israélien, il montre combien le «meneur de claque» est le marionnettiste des émotions populaires, contradictoires. «L’opinion de la masse», si elle est comme celle apportée par le Gentilhomme à la Verge noire du Parlement, est lourde et sans contenu spirituel.

Voilà pourquoi il faut tant d’humoristes pour maintenir le rire constant dans un monde non pas désopilant mais désolant. Et l’imagination au pouvoir se prend à reproduire, made-in-Quebec, les Las Vegas shows populaires des réseaux anglophones. Bien qu'on ait pas encore conçu Une idole québécoise, en attendant, on essaie, comme avec Ils dansent, de soustraire la part sadique de So you think you can dance? de la version originale. On annonce une version québécoise à The Voice, tandis que Radio Canada s'apprête présentement à lancer sa version de The Shark Tank TV Show qui devient l'œil du dragon où vont défiler des patenteux à gosses qui tenteront de convaincre les hommes (et la femme) d’affaires de financer la mise en marché de leurs gugusses. Si leurs inventions sont du calibre de ceux que j’ai vu sur le réseau anglais CTV, le vainqueur risque de ressembler au gagnant de l'épisode des sharks: l'«inventeur» d'un appareil électronique qui reproduit les sons de différentes guitares. Le prodigieux inventeur avait même amené sa jolie interprète pour montrer aux requins combien sa voix s’apprêtait aussi bien avec l’appareil électronique qu’avec les vrais instruments à cordes. Les facteurs n’ont plus qu’à aller se rhabiller.
Et il y a tous ces quizz que T.V.A. confie à une nullité telle qu’Éric Salvail. Constitués de gens «ordinaires», la masse dont fait l'apologie M. Dumont, n’est pas assez drôle sans être pitoyable pour attirer les spectateurs; aussi, demande-t-on à des comédiens de talents de faire comme ces petits caniches que l’on voit dans les concours canins. Tondus ou frisés, poudrés ou maquillés, le pelage coloré avec des colliers lumineux, ils dansent péniblement sur leurs pattes arrières, jappent, geignent, font le mort, sautent dans un cerceau muni de clochettes. Tout ça pour un biscuit! Mondoux Seigneur! C’est la misère de l’humanité dont ces pauvres bêtes sont la métaphore que l’on demande aujourd’hui, à des acteurs et des actrices de talent, de reproduire devant la caméra, parce que la «masse» ne comprend plus Antigone ou le Roi Lear mais qu’il faut la contenter avec Les Boys. Est-ce à l’honneur de la masse? Peut-être, mais sûrement pas à l’honneur de l’humanité.

Je voudrais ne pas trouver pathétique un acteur de la trempe de Gilles Renaud chanter, au dernier gala des Gémeaux, qu’il veut de l’amour, que les acteurs veulent l’amour de leur publique. Sans doute. Mais qui, dans la société, a ce privilège de monter sur une scène pour réclamer la part d'amour qui lui est dû pour exercer son métier? Qui n'aurait pas droit, lui aussi, qu'on dise qu'on l'aime? Même s’il ne fait ni rire ni pleurer? Voit-on les banquiers monter sur scène et nous chanter qu’ils veulent notre amour? Il est vrai que nous leurs en donnons assez avec notre argent et qu'ils ne se soucient pas de notre amour. La comparaison est sans doute déplacée, mais jusqu’à quel point est-elle fausse? Chacun fait ce qu’il a à faire et l’ingratitude est le salaire de l’effort.

Pourtant, le monde du téléroman est probablement celui qui fait l’originalité de la télévision québécoise. Il est vrai qu'il faut considérer que les réalisateurs des séries québécoises appartiennent au monde du cinéma et possèdent la grammaire du langage cinématographique, alors que les réalisateurs américains travaillent dans un langage codé plutôt étroit (le reaction shot). L’usage des effets spéciaux, des décors de luxe, des costumes, tout cela commandités par des griffes et des designers réputés, insèrent la publicité à l’intérieur même de la série. La tendance d’ailleurs à préférer des milieux plus fortunés que jadis place les scènes dans des salons grands bourgeois plutôt que dans la traditionnelle cuisine familiale. Pourtant, le caractère des personnages a moins changé que leur environnement. Qui ne perçoit pas le fantôme des rôles de Jean Duceppe derrière le Michel Dumont de Yamaska? Des Plouffe aux Jacquemins, le nom s’est anglicisé pour devenir Harrison, comme si la progression dans les classes sociales s’accompagnait de l’anglicisation des noms; comme les bourgeois du Plateau Mont-Royal affirment leur rupture avec les enfants de Germaine Lauzon en étalant leur anglais avec des amis américains ou canadiens-anglais. Sous des décors plus riches, plus luxueux, plus embourgeoisés, la famille prolétarienne québécoise se rétrécit au fur et à mesure qu’elle devient riche et confortablement installée dans sa sécurité. On se demande toujours de quoi vivent nos personnages télévisuels alors qu’ils ne cessent de s’abandonner à leurs histoires de cœurs ou de culs, qu’on les voit à peine travailler et tributaire d'un revenu capable de payer des lofts et des résidences secondaires? Si le père Plouffe pouvait s’inquiéter de l’avenir de ses enfants, les fils sont devenus des hypertendus, des névrosés, des hystériques, des esprits torturés par des questions que ne pensaient même pas se poser ni le père Didace, ni Élise Velder. C’est une progression de civilisation quand, dans une culture, on passe de l’angoisse vitale (la sécurité du bien-être) à l’angoisse psychologique (l’incertitude de sa personnalité). Et plus nous refusons d’entrer dans l’angoisse historique (l’affranchissement des forces contraignantes externes), plus nous restons à mijoter dans nos déficiences mentales et spirituelles. On trace des personnages dont la psychologie est strictement mécanique (comme dans Toute la vérité), carrément stéréotypée (Yamaska) ou inexistante (La Promesse). Ou, au contraire, on la complexifie à un degré tel qu’elle devient incrédible (Aveux), hantée toujours par ce que les Allemands appelle le Doppelgänger, le fameux double des contes de Poe, de Stevenson et de Wilde, (Apparences, les deux frères rivaux de La Promesse, Trauma où les sous-titres sont toujours constitués de deux attitudes antagoniques illustrées par des personnages ou des réactions émotionnelles). Les dédoublements de personnalité, voulus ou non, sont choses fréquentes dans le téléroman québécois. C’est la permanence du Canadien Français et son double que nous retrouvons ici et qui montre, une fois de plus, que la force de la société du dernier demi-siècle n’a rien enlevé à l’aliénation québécoise dans le Canada uni. Cette structure, qui génère des personnages profondément masochistes, qui jouissent à en mourir de leur état de servitude à des mimétismes qui les tuent à petit feu (Toute la vérité, Apparences) ou à des aliénations extérieures (la drogue, l’alcool, le sexe, la triade classique de tous romanciers sans imagination) est aussi profondément sordide que l'atmosphère des films de Pierre Patry dans les années 1960. Enfin, l’hystérie (Mauvais Karma, Trauma) peut facilement atteindre à l’insupportable, au point que l’on souhaite au fond de soi que tel ou tel personnage se flingue et qu’on passe à autres choses. Ce masochisme est pourtant ce qui permet aux téléromans québécois de se distinguer du sadisme des séries américaines où le bien triomphe toujours du mal, et généralement par des moyens violents, ce qui donne un air de «banalité» à la barbarie américaine à travers des séries genre C.S.I. ou Criminal Minds, Dexter, House, Hawaii Five-0. Une série comme Grimm renvoie à la paranoïa classique des Invaders où des êtres étranges, appartenant à un monde parallèle, prennent formes humaines; façon made in U.S.A. d’incarner son Doppelgänger.

Parfois, il s'agit de s'aventurer dans des zones moins fréquentées. La science-fiction, d'Opérations mystères à Sur une planète proche de chez vous, est restée campée dans la programmation jeunesse. Les séries à mystères, du Grand-Duc à La chambre numéro 13 sont sans doute les plus originales dans leur genre produits par des réalisateurs québécois. Une série comme Les Rescapés, par contre, s'est fixée un défi beaucoup trop lourd pour ses moyens. Alors que le dépaysement d'une famille québécoise de 1966 se trouvant plongée dans un camping de 2011 promettait, les histoires de manuscrits maudits, du martyr canadien saint Noël Chabanel transformé en Jésuite manipulateur guidé par un écrit de Giordano Bruno appelant à la fin du monde pour une date rapprochée, le tout provoqué à l'aide de technologie supérieure, lançant ses quatre cavaliers de l'Apocalypse contre un monde dégénéré a fini par nouer l'aiguillette au projet. Il y a parfois un surplus de l'imagination qui, ne parvenant pas à saisir le poétique, s'éparpille dans l'éclectisme des voies ouvertes.

La télévision, suivant en cela la mode de l’Internet, se fait de plus en plus voyeuse. Elle multiplie les scènes de nudité gratuite. Chaque télésérie doit nous présenter une scène de fesses d'actrice ou de «quéquette» d'acteur, comme si le public n'était qu'un rassemblement de vieux mon'oncles et de vieilles ma'tantes qui s'extasient chaque fois qu'ils voient courir tout nu jeunes neveux ou nièces dans le salon! Si c'est de cela qu'on entend lorsqu'on parle d'un public «mature», il faudra repasser. Puis, le voyeurisme s'étend du sexe à la violence, aux violences exacerbées surtout, des corps en décomposition avancée, ouvrant la porte à la psychose des spectateurs. «Je ne suis que pourriture» (luder) disait le président Schreber, le névropathe analysé par Freud. Alors, on le console en montrant plus pourri que lui: des spectacles de danses où le sadisme est d’assister à l’élimination des nuls, le tout doublé d’une leçon morale sur l’amélioration et la performance. X factor appelle Star Academie, Le Banquier reproduit trait pour trait une série américaine. La télé-réalité a eu sa période de médiocrité à Quatre Saisons avec Loft Story, tandis que T.V.A. nous étale les jalousies, mesquineries, manipulations affectives et ressentiments avec Occupation double. On ne peut plus supporter la noblesse humaine, alors on se vautre dans sa médiocrité et sa pourriture. Tous ces produits d’importation, aménagés au tempérament québécois, avec nos propres «talents», nous dit qu’heureusement, nous ne valons pas mieux que les autres, ce qui est une façon de gagner, par la négative, l’impression d’être tout aussi bien, sinon meilleur que les autres.

Et Marie-Josée Turcotte nous commente les activités sportives comme un chroniqueur politique le monde ministériel et les chroniqueurs culturels critiquent, tout en vendant, les plus récents disques, films, spectacles, livres et expositions de musée. N’en jetez plus, la cour est pleine.

La fatigue culturelle de la télévision québécoise dépend en partie de son budget réduit, mais en partie seulement. Il arrive presque toujours que le manque de ressources oblige à inventer, à créer, à se dépasser plutôt que de se fier, à l’exemple des Américains, à la «facilité» des «effets spéciaux» qui sont en train littéralement de tuer le cinéma en le renvoyant à ses origines premières: une distraction de fête foraine. À cela, Le Cirque du Soleil satisfait pleinement la régression tout en faisant exécuter par des humains ce qui ameuterait les défenseurs animaliers si on faisait exécuter ces mêmes tours par des éléphants ou des tigres, comme dans les bon vieux cirques d'antan. Mais en période d’abondance: panem et circenses. La performance est toujours moins un dépassement ou un enrichissement qu’une répétition ad nauseam d’une formule, d’une stratégie (réussie ou non), d’un tour de force qui finit par ne plus avoir d’autres objectifs que son exhibition même. Dans la mécanisation au pouvoir (S. Giedeon) qui s’insinue dans toutes les activités autrefois spécifiquement humaines, la diminution de l’importance du facteur humanité est indispensable pour que le spectacle s’impose à des individus eux-mêmes réifiés par le travail (la job). Que le Cirque du Soleil ose appeler l’un de ses spectacles Zoomanité dit bien la déchéance de l’humanité en sa masse qui n’est que parc animalier. L’homme perd son humanité en retrouvant son animalité. Il est ainsi plus facile à conditionner, à dresser, à mutiler ou à castrer, sinon à abattre.

Ce n’était pas pourtant les objectifs des créateurs de ces grands média que furent la radio, le cinéma et la télévision. Dans l’optique libérale de l’éducation et de «l’adoucissement des mœurs» (Voltaire), il s’agissait d’élever l’esprit humain afin de le libérer de ses aliénations et des despotes qui voudraient le dominer par les mensonges et la fourberie. Il s’agissait d’instruire. Non comme Charles Tisseyre avec son langage infantilisant et anthropomorphique (qui ne se souvient de l’épopée du «bébé mammouth» ou de la «maman ours polaire»?) mais à la manière de Fernand Séguin. L’histoire n’était pas un décor où l’on racontait les mêmes romans à l’eau de rose que dans les bouquins du Club de lecture Québec Loisir, mais comme dans la série Aux yeux du Présent, présentée par Radio-Québec et transposée de la série française des Grands Procès de l’Histoire. Cette série montait une véritable cour avec un jury constitué de spectateurs, des acteurs qui incarnaient des personnages historiques (Durham, Chénier, Évangéline, Riel, etc.), les procureurs et les avocats de la défense. Je me souviendrai toujours du procès Néron où Élisabeth Chouvalidzé s’adressait aux membres du jury, les regardant droit dans les yeux, et défendant la thèse de Néron qui, en persécutant les chrétiens, avait le mobile louable de la raison d’État. C’est une pièce d’anthologie que j’ai rarement vue reprise à la télé: que les scripteurs de Toute la vérité me pardonnent… Qui oserait faire comparaître aujourd’hui Néron, Tacite, Suétone dans un procès sur une question aussi controversée que la Raison d’État contre le droit à la révolte devant la tyrannie?

Comme dans bien des choses au Québec, on a abandonné ce qui aurait mérité d’être travaillé et on s’est complu dans l’imitation et la reproduction de ce que les autres faisaient pour flatter une masse aphasique qui n’aime pas être bousculé du muscle cérébral. Si la génération des baby-boomers est bien responsable, c'est d'avoir délibérément saboté le projet de la Révolution tranquille qui était d'élever le niveau de conscience et d'intelligence collectives des Québécois par un système scolaire renouvelé, accessible à tous et orienté dans le redressement d'une mentalité ployée sous le fardeau de l'aliénation culturelle. Or, elle nous quitte en nous laissant une fatigue culturelle dont la télévision québécoise n’est qu’un révélateur parmi tant d'autres. Cette trahison nous coûtera cher avec la progression du siècle. Sans doute, devons-nous considérer que cet avilissement n'est qu'une part de la fatigue civilisationnelle de l’Occident. Nous tendons de plus en plus à croire que l'avenir est dans l'américanisation (faire carrière aux États-Unis, un peu moins en Europe) apparaîtrait comme un signe de réussite, mais surtout d’émancipation; à la recherche du pays de mini-fée qui n’existe qu’enveloppé dans des bracelets de noisetier. Nous avons soutenu un médium pendant plus de vingt ans en cherchant à le moderniser, à le soustraire du poids des valeurs d’un Québec qui n’était plus le Québec folklorique de Soirées canadiennes; nous avons chercher, et trouver une écriture télévisuelle authentique mais qui souffre de plus en plus des impératifs catégoriques du profit et de la pensée unique gages de succès et de sécurité morale. Nous nous avilissons de plus en plus dans le délire et le trash. Là où une lumière rouge devrait s’allumer, une lumière verte nous dit de passer tout droit…⌛
Montréal
29 mars 2012

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