jeudi 2 mai 2013

Xavier Dolan : J'ai tué ma bourgeoise


Xavier Dolan : vidéo-clip College Boy
XAVIER DOLAN : J’AI TUÉ MA BOURGEOISE

Ce matin, j’apprenais que la vidéo-clip réalisée par Xavier Dolan pour accompagner la chanson d’Indochine, College Boy, faisait tout un tabac en France. Les Français, dont l’histoire est particulièrement violente, surtout au XXe siècle, se plaignent de l’«ultra-violence» de la vidéo-clip. Rectifions. Certains «Français», car la vidéo n’est pas encore diffusée sur les réseaux publiques. Elle passe, en ce moment, devant le CSA, le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel, dont l’un de ses membres, Françoise Laborde, a déclaré sur les ondes publiques les raisons de son aversion pour le clip de Dolan/Indochine.

Il ne faudrait pas tirer des conclusions hâtives sur la réception du vidéo qui a été peu diffusé. Les journalistes de différents média écrits ne partagent pas la position de Françoise Laborde. Un tour de presse, rapide j’en conviens, permet de constater que la plupart d’entre eux ont apprécié la vidéo-clip de Dolan. L’article du Parisien, annonce : «Attention! Âmes sensibles s’abstenir. Le nouveau clip d’Indochine, “College Boy”, deuxième single de l’album paru le 11 février, est un électrochoc. La vidéo, à voir en avant-première sur notre site Internet aujourd’hui, met en scène des ados beaux comme des anges. Sauf qu’ils font vivre un enfer à l’un de leurs camarades». Les deux qualités qui suivent - révoltant et magnifique - ramènent au «scandale» dont se défend le leader du groupe Indochine, Nicolas Sirkis. Puis le texte résume assez bien l’intrigue de la vidéo : «Il y a d’abord des boulettes de papier lancées sur la victime en pleine salle de classe, puis son casier dégradé, une balle de basket envoyée en pleine figure. Au fil des minutes, la tension monte jusqu’à atteindre l’insoutenable. Le gamin est passé à tabac, à terre. Des coups de pied, des coups de poing. L’humiliation ne s’arrête pas là. Elle va même jusqu’au bout de l’horreur. L’adolescent est attaché à une croix puis exécuté à coups de revolver par certains élèves tandis que d’autres filment la scène avec leur téléphone portable. Les adultes autour, eux, préfèrent se voiler la face, un bandeau sur les yeux pour ne pas voir les atrocités en cours». Le clip dérange «malgré son propos sur le harcèlement à l’école, son esthétique en noir et blanc et sa réalisation virtuose signée Xavier Dolan, jeune Québécois branché à qui l’on doit le remarqué “les Amours imaginaires”». Suit une suite d’extraits des déclarations de Dolan : «Je voulais aller jusqu’au bout non pas pour choquer, mais pour montrer que cette situation est possible parce [que] rien ne l’empêche, explique le cinéaste. La question n’est pas de se demander pourquoi suis-je allé aussi loin mais qu’est-ce qui empêcherait un groupe d’adolescents d’aller aussi loin alors que le lobbying des armes aux États-Unis est très puissant. C’est ma vision nord-américaine, mais des gens se font lapider partout». Après quoi Le Parisien demande : «Faut-il néanmoins réaliser un clip ultraviolent pour dénoncer l’ultraviolence? La question ressurgira inévitablement en découvrant la vidéo. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), garant des images diffusées à la télévision, reste sceptique. Indochine et son réalisateur assument. "Dire que ça encourage la violence, c’est complètement stupide, s’insurge Xavier Dolan. Est-ce vraiment plus violent que tous les films qui arrivent sur nos écrans tous les jours? Il n’y a pas d’ambiguïté dans le message de non-violence du clip. On est immédiatement dans l’empathie avec le personnage". Le réalisateur défend l’idée d’un clip sur l’intolérance et l’indifférence des adultes, des autorités face à ce genre de situation. "Pour moi, la société fonctionne selon le concept de la meute. On en fait partie ou pas. Et c’est très difficile de s’y opposer, d’être contre un ensemble de personnes". Malgré tous ces arguments, il est peu probable que "College Boy" soit diffusé dans la journée sur les chaînes de clips. "Ça m’embête, rétorque Xavier Dolan. Sur ce genre de chaînes, on voit tellement de scénarios racistes, violents, dégradants notamment pour les femmes. Cela me paraît absurde que ce clip soit censuré". L’essentiel des propos de Dolan tient en ces quelques lignes.

Le propos de la chanson d’Indochine est le harcèlement à l'école. À cela la thèse de la meute reprise par Dolan illustre un jeune adolescent tenu à l'écart et persécuté par cette meute. Certains développent une agressivité qui monte en crescendo tout au long de la vidéo, les autres portent des bandeaux sur les yeux et continuent à jouer comme si rien n'était. La scène finale montre deux policiers qui interviennent, apparemment pour faire cesser le martyre, mais ils détournent leurs armes et finissent d’abattre le jeune crucifié. Progressivement, la vidéo devient insupportable pour le confort bourgeois aussi bien de la société française que pour la société québécoise. En fin d’après-midi, 2 mai 2013, la chaîne Musique-Plus de Montréal annonçait qu’elle ne présenterait pas College Boy sur les heures de grande écoute. Ce faisant, cette chaine de vidéos-clip, où sont présentées d’autres vidéos de rapeurs dont les images et les textes sont autrement plus violents, et d’une violence gratuite que le clip de Dolan, relève de l'hommage que le vice rend à la vertu. 

Dire, comme Le Figaro, que «les images choc… ont suscité des réactions mitigées» résonne comme un pléonasme. «Si l'ancien ministre de l'Éducation nationale, Luc Chatel approuve le principe de “dénonciation du fléau du harcèlement à l'école”, Françoise Laborde, membre du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA) souhaite, quant à elle, l'interdire aux moins de 16 ou 18 ans. “Ces images n'ont pas leur place en journée sur des chaînes musicales, c'est insupportable de montrer une telle violence. On ne dénonce pas la violence en montrant de la violence. (...) Il y en a assez de cette mode», a-t-elle déclaré sur Europe 1. En effet. Mme Laborde, c’est la voix bourgeoise des Français traumatisés par l'adoption par l'Assemblée nationale de la loi légalisant les mariages homosexuels.

Le Huffington Post, pour sa part, soutient la valeur du clip de Dolan. Sans doute inspiré des mass murders aux États-Unis, dont le plus récent à Newtown en décembre 2012, Sirkis affirme : «Nous ne cherchons ni la censure ni le scandale, ne visant que les problèmes d’éducation. Quand il est possible qu’une personne puisse acheter des armes sur Internet et qu’ensuite il l’utilise contre des innocents, il est urgent qu’on entreprenne là dessus une sérieuse réflexion politique». Dolan et Sirkis se sont donc entendus sur la réponse à donner aux journalistes, c’est évident, même si ce dernier soutient que «la chanson a été rattrapée par l’actualité, "avec toutes les manifestations qui ont eu lieu contre le mariage gay, les discours homophobes". L'artiste a souligné qu'il comprendrait que la vidéo ne passe pas en journée à la télévision». En effet, puisque College Boy n’est pas plus choquant que «La passion du Christ»!

Au Nouvel Observateur, François Jost, sémiologue, se penche sur la vidéo. «Depuis quelques semaines déjà, avec les deux morts de "Koh-Lanta" [télé-réalité française sur le modèle de Survivor, où l'un des participants à trouver une mort tragique dès le début de la saison 2013], les contempteurs de la violence télévisuelle avaient repris de l’assurance. Ils n’attendaient qu’un clip comme "College Boy" pour se déchaîner. À peine avait-on eu le temps d’analyser les images que Françoise Laborde était déjà sur Europe 1 à brocarder indistinctement l’escalade insupportable de la violence se déversant dans nos écrans. Au point que je ne sus pas très bien, à l’écouter, si elle parlait de fiction ou de réalité». La démarche de Jost paraît plutôt sommaire en situant le problème dans la distinction entre la fiction et la réalité : «Or, si l’on veut y voir plus clair, c’est évidemment par cette distinction qu’il faut commencer. J’ai écrit tout le dégoût et le malaise que m’ont inspiré les images de la jeune Iranienne saisie dans cet instant où la vie la quittait, lors des manifestations de 2009 à Téhéran, la révolte que suscite en moi ces photos de gens déchiquetés par des bombes, mais, en l’occurrence, il ne s’agit pas de cela. Le clip d’Indochine, comme beaucoup d’autres, construit une fiction à partir des paroles de "College Boy". Celles-ci raconte [sic!] l’histoire d’un garçon "trop différent", qui réclame le "droit [de lui] ouvrir [ses] jambes quand [il se] réveillera". Les images laissent à penser qu’il s’agit d’un jeune homosexuel qui va devenir le bouc-émissaire de ses camarades. Torturé d’une façon abjecte – ses codisciples le jettent par terre, urinent sur lui –, il finira en croix transpercé de plusieurs balles de revolver». Évidemment, la filmographie de Dolan précise ce que le texte de la chanson laisse en suspend. Lui, qui dans ses trois premiers films «personnels» pose la question de l’identité sexuelle et de l’ambiguïté des rapports d’objets, va continuer dans cette voie avec son prochain long-métrage, Tom à la ferme, adapté d’une pièce de Michel-Marc Bouchard. La question que Jost ne pose pas et qu’il devrait, ce qu’après la crise hystérique manifestée par une partie de la population française concernant le mariage gay, n’est-ce pas le contexte qui influe sur la réception négative du clip? Les déclarations incohérentes de Mme Laborde le suppose. Jost continue : «Si beaucoup de twittos remercient le réalisateur canadien, Xavier Nolan [sic!], pour la vérité de son film, il n’en reste pas moins qu’il se présente ostensiblement comme une fiction : le format carré de l’image, le noir et blanc, les décors faisant référence à bien des films américains, la représentation caricaturale de la famille anglo-saxonne et d’une mère abusive, tout renvoie à un univers cinématographique qui trouve ses modèles chez divers cinéastes». Il semble que M. Jost prend Dolan pour un Canadien-anglais qui reproduirait les bizutages reconnus des collèges anglo-saxons depuis le temps des films comme If de Lindsay Anderson (1968) qui s’achevait par des collégiens montés sur le toit de leur institution et tirant avec des fusils sur les directeurs, professeurs et policiers. Dans If, ce chef-d’œuvre de la contre-culture cinématographique britannique, l’homosexualité et le sado-masochisme occupaient une bonne part du traitement de l’intrigue. En ce sens, le clip de Dolan inverse la position finale des tireurs et des tirés à la fin de sa vidéo. Jost conclut de tout cela, contre Mme Laborde : «Dire cela, ce n’est pas justifier la violence par l’esthétisme, c’est simplement rappeler que la fiction peut se permettre des scènes qui seraient insupportables si elles figuraient dans un documentaire».

Pour le sémiologue, il s’agit tout simplement de «”La Passion du Christ" remis au goût du jour» : «Ces images sont-elles beaucoup plus choquantes que beaucoup de films américains? Le rapprochement est inévitable et il est facile d’opposer ici aux ennemis du clip que la plupart des films hollywoodiens d’aujourd’hui – de Tarentino aux frères Coen – comportent des scènes bien pires. Mais, là encore, c’est méconnaître le rôle du genre dans la réception des produits audiovisuels : ce qui choque les partisans de la censure, c’est qu’il s’agit en l’occurrence d’un clip et que le clip se regarde à des moments où le téléspectateur n’est pas préparé à la violence et que la chanson suppose généralement une réception légère à l’opposé de celle du film de fiction. En voyant les plans où le jeune bouc-émissaire est mis en croix et traversé de balles, j’ai pensé au film de Mel Gibson, "La Passion du Christ". J’avais été frappé en le voyant, non seulement par la représentation de l’acharnement des soldats, qui, comme on sait, le transperçaient avec leur lance, mais surtout par les litres de sang qui coloraient le sol à ses pieds. D’une certaine manière, la fin du clip, n’est ni plus ni moins choquante, si on la voit comme une adaptation de la même scène, actualisée, mise au (mauvais) goût du jour. Ces balles qui font éclater son thorax sont une version moderne des lances. L’énigmatique "Merci!" que prononce le jeune homme sur la croix serait la transposition de cette parole du Christ "Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font". C’est bien le sens, d’ailleurs, des bandeaux qui cachent la vue des tortionnaires. Si on le prend comme ça, la scène est acceptable. Sinon, bien sûr, on peut lui reprocher d’en rajouter un peu trop». Or le clip de Dolan est d’un goût sûrement plus sûr que le film gore de Mel Gibson. Ce rapprochement «esthétique» provient encore de l’idée que le réalisateur canadien serait anglophone. Le Christ-étudiant de Dolan ne descend pas du Christ gore de Gibson. Il descend des petits martyrs québécois, de ces Gérard Raymond et autres enfants qui s’offraient en sacrifices masochistes aux péchés de la société québécoise durant le premier XXe siècle.

Jost poursuit dans la ligne : «Disant cela, me vient en tête cette fameuse phrase de Rivette au sujet d’un recadrage dans le film "Kapo" de Gillo Pontecorvo : "Voyez cependant dans "Kapo", le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a le droit qu’au plus profond mépris», ce jugement esthétique n’est pas particulièrement le bienvenu, du moins dans le cas du clip de Dolan. Là où Gibson rajoutait dans le sens de celui qui a recadré la scène de Kapo, Dolan conclut sa Passion de l’étudiant-martyr par un Merci qui est plutôt un Mercy, exactement comme l'a compris Jost, une compassion pour ses bourreaux qui renvoie au célèbre : «Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font». La christologie de Dolan n'est pas racoleuse, comme celle de Gibson. En ce sens, la journaliste de Métro voit plus juste que le sémiologue lorsqu’elle écrit : «Une crucifixion : dans la tête d'un élève harcelé, la métaphore n'est pas trop forte».

Jost concède, toutefois, que le clip «comporte une certaine vérité»: «De la même façon, on peut reprocher à Nolan [sic!] d’en faire trop et de se complaire dans une représentation de la violence stéréotypée, issue des plus mauvais films américains. Ceux qui identifient ce film à la réalité se trompent (on n’a jamais assisté à ce type de scène en France). En revanche, il est indéniable que, même dans son exagération, il porte une certaine vérité». Jost revient alors à la persécution subie par les homosexuels : «Tout le monde a en tête le visage ensanglanté des homosexuels battus par des gens qui leur reprochaient d’être "différents". En ce moment où le mariage pour tous déclenche des actes de violence insupportables, ce clip vient nous rappeler, sur le mode de la métaphore, que les condamnations dont sont victimes les homosexuels sont symboliquement à l’image de la violence du clip d’Indochine. Faut-il se fermer les yeux et mettre un bandeau, comme les jeunes qui y sont représentés? N’oublions pas alors que la censure est aussi représentée un peu partout par des yeux bandés». [En fait, ce n'est pas la censure qui a les yeux bandés, ce qui serait absurde : c'est la Justice, Thémis.]

Revenons maintenant aux déclarations négatives de Françoise Laborde, membre du CSA, à l’antenne d’Europe 1. Elle exprime assez bien l’opinion «mitigée» des opposants à la diffusion de la vidéo-clip. Pour elle, cette vidéo «n'a pas sa place sur les chaînes musicales». Bandée d’un œil? Ou des deux? Françoise Laborde, en plus d’être membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) est également présidente du groupe de protection du jeune public. Pour Mme Laborde : «Ça ne peut pas être diffusé sur les antennes», et elle ajoute : «On montre des images dont la violence est inestimable et il y en a assez de cette mode de la violence", a-t-elle déclaré. "La mort, ce n'est pas esthétique. la violence ce n'est pas esthétique. La torture ce n'est pas esthétique", a -t-elle ajouté, se disant indignée. "Quand c'est extrêmement violent, ça ne peut pas être diffusé sur les antennes, donc a priori, un document comme celui-ci sera étudié en groupe de travail [par le CSA, NDLR] et il devrait y avoir au minimum une interdiction aux moins de seize ans, peut-être même dix-huit ans", a-t-elle estimé.

Il faut dire que le CSA exerce un degré de censure assez sévère en France : «Le CSA avait interdit au moins de dix-huit ans un clip de Marilyn Manson il y a quelques années. "On pourrait refaire quelque chose s'approchant de cela", a ajouté Françoise Laborde. Mais le clip d'Indochine n'est pas le seul à poser problème au CSA. "Nous sommes aussi en train d'étudier le dernier clip de Booba, Jimmy, lui aussi extrêmement violent. Ces images là n'ont pas leur place dans des chaînes qui sont consacrées à la musique", a-t-elle indiqué. "C'est une chanson, ce n'est pas une œuvre d'art et d'essai donc ça n'a pas sa place en journée sur des chaînes de musique", a-t-elle conclu».

Que doit-on penser de la vidéo-clip de Xavier Dolan? L’argument de l’éducation des jeunes inspirée des publicités de sécurité routière est boiteuse. Ces publicités, et je pense ici aux publicités québécoises, présentent des scènes-choc d’accidents routiers, de piétons frappés par inadvertence, de motocyclistes heurtés par distraction du chauffeur, etc. La CSST, un organisme provincial pour la prévention des accidents du travail, a repris le mode de présenter une vedette qui interroge le public, les employeurs et les employés, sur la fréquence des accidents au travail, les conséquences pour les blessés, les survivants, l’économie québécoise, là aussi, avec des scènes-choc. Il s’agit bien d’une pédagogie catéchétique du ne pas faire et du faire. Avec le clip d’Indochine, invoquer l’usage «des images choc, pour interpeller les jeunes sur les problèmes de violence à l'école» procède en soi tout autrement. Là où les accidents du travail sont évoqués dans la pub de la CSST,  nous ne voyons pas les mutilations sanglantes de la main ou des doigts sectionnés du travailleur à sa scie mécanique, ni la malheureuse infirmière qui, après avoir glissé sur un plancher mouillé, se tortiller de douleur. L’ellipse efface l’insoutenable pour tomber directement sur la figure de Claude Legault, vedette masculine de la télé québécoise, nous faire la leçon sur les effets désastreux d’un accident du travail. Dans la vidéo-clip, il n’y a rien de cette leçon, sinon les paroles de la chanson d’Indochine. De plus, rappellent Sirkis et Dolan, la vidéo commence par un texte sur écran noir, une mise en garde, qui indique que les images sont susceptibles de heurter les plus jeunes. Il ne faut donc pas appuyer trop sur «le caractère éducatif» de la vidéo. La chanson seule peut porter le message dénonçant l’indifférence et l’intolérance. Sirkis parle de bande là où Dolan parle de meute et les deux artistes se rejoignent sur une conception assez tribale de l’humanité, à l’heure même où l’«empathie» est célébrée comme la motivation distinctive de la jeunesse du XXIe siècle portée vers l'universel!

On suppose, rapidement, que les paroles de la chanson College Boy identifient la cause du rejet de l’étudiant, par son orientation sexuelle, mais on pourrait considérer que la cause du rejet repose sur  d'autres raisons : la laideur du garçon et son désir pour une jolie fille. Ou vice versa. Ce pourrait être, aussi, un cas lié à l’identité ethnique, à la crainte haineuse du métissage. La dimension érotique du problème ne fait toutefois pas de doute:
J'apprends d'ici que ma vie ne sera pas facile
Chez les gens
Je serai trop différent pour leur vie si tranquille
Pour ces gens
I want to see you

J'aime pourtant tout leur beau monde
Mais leur monde ne m'aime pas, c'est comme ça
Et souvent j'ai de la peine quand j'entends tout ce qu'ils disent derrière moi
Mais moi j'ai le droit quand tu te réveilleras
Oui, j'ai le droit
De te faire ça quand tu te réveilleras

Le droit d'ouvrir tes jambes
Quand tu te réveilleras
Oui, j'aime ça
Le goût de lait sur ta peau, j'ai le droit

Là oui nous sommes en vie
Comme tous ceux de nos âges
Oui nous sommes le bruit
Comme des garçons en colère

Je comprends qu'ici c'est dur d'être si différent pour ces gens
Quand je serai sûr de moi
Un petit peu moins fragile, ça ira
I want to see you

Là oui, nous sommes le bruit
Comme un cerf en colère
Oui, nous sommes le fruit
Comme des filles en colère
Tu me donnes ta vie
Et nous traverserons les ciels

J'ai le droit à tous les endroits
De te faire ça, à tous les endroits
J'ai quand même bien le droit
Oui de te faire ça
Oui, j'ai le droit oui, de te faire ça

A nos gloires ici-bas pour se revoir
A nos rages
On a le droit de se voir
A la gloire ici-bas
Pour se revoir
A nos gloires...
Par contre, la vidéo-clip de Dolan situe le problème nettement au sujet de l’homosexualité du garçon qui est posée dès le début, lorsqu’on commence à lui lancer des boulettes de papiers en classe et qui le blessent. La larme de sang annonce déjà le martyre qui l'attend et son identification à une figure christique. Il se rend à sa case et retrouve son miroir brisé, meurtre symbolique de son ego. Puis, il reçoit le ballon dans la figure, amplification du premier geste de mépris. On le retrouve ensuite dans sa chambre, s’efforçant de reproduire des gestes d’auto-défenses. En société, il est entouré de femmes grimaçantes et inquiétantes. Le réalisateur de J’ai tué ma mère nous ramène aux causes sombres de l’homosexualité québécoise : surprotection d’une mère castratrice et absence positive d’identification masculine du père.

Une fois posé le set-up de l’intrigue, il ne reste plus qu’à y associer les stations du chemin de croix. On le jette sans retenue du haut des escaliers. D’autres élèves amènent des cordes pour le suspendre à une croix. On lui cloue les poignets au bois. Il est hissé devant les grandes portes du collège, entouré d’un câble de lumières, comme un sapin de Noël. Les autres élèves ont les yeux bandés. On commence à le filmer sur des appareils portables. Puis l’un sort un pistolet. Un autre un fusil et on le transperce de balles à l’exemple de la lance qui ouvre le flanc du Christ sur la croix. Des policiers, les yeux bandés, surgissent. Ils menacent de leurs armes les agresseurs, puis se tournent vers le crucifié et achèvent de l’abattre. Tout le monde se met en rang et retourne en classe tandis que l’élève-martyr laisse tomber sa tête en prononçant un «mercy» qui n’est pas dans la chanson. Plus qu’un vidéo-clip sensé illustrer les propos d’une chanson, il s’agit d’un court-métrage, et c’est ainsi que nous devons le prendre.


Comment, alors, le fait d’associer le supplice d’un homosexuel à la tragédie de la croix ne susciterait pas une colère sourde et aveugle. Tout le fondement de la déclaration de Mme Laborde réside précisément là. «Ça ne peut pas être diffusé sur les antennes». Le Ça ne peut pas impératif désigne l’inacceptable association. Ici Jost a raison. La haine d’une certaine bourgeoisie conservatrice française devant cette association de la crucifixion du Christ et de l'intolérance à l’homosexualité est une surcharge insupportable après la crise sociale et morale entraînée par le débat autour du mariage gay en France. Toute cette marge (importante) conservatrice qui grenouille dans la France depuis plus de deux siècles, à travers les réseaux de catholiques intégristes, de bourgeois libéraux qui gigotaient encore du temps de De Gaulle pour tenir procès à Pauvert pour la publication des œuvres de Sade que tout le monde lisait sous le manteau, les nationalistes radicaux issus de Barrès, de Maurras et de son Action Française, des Vichystes et des Poujadistes jusqu’à nos actuels Lepennistes, réagissent comme la bourgeoisie italienne devant le célèbre film sulfureux de Pasolini, le Saló/Sade de 1975, qui entraîna l’assassinat du réalisateur avant même la sortie du film, suite à un complot néo-fasciste qui se servit d’un prostitué pour l’appâter et finalement le martyriser à l’image du jeune garçon suspendu à sa croix dans la vidéo de Dolan. Le rôle ingrat ici est assumé par Mme Laborde qui rend compte que puritanisme et perversion sont les deux mamelles de la culture bourgeoise.

«On montre des images dont la violence est inestimable et il y en a assez de cette mode de la violence». Mais qui cause ce goût pour les images violentes? Les homosexuels? Sûrement pas plus que les autres bourgeois de la société française qui se mêlent d’affaires louches, autant sous le gouvernement-scélérat de Sarkozy que sous l’inimaginable Hollande. Les séries hyper-violentes de la télé américaine trouvent preneurs aussi bien en France que dans les autres pays européens. Ici, au Québec, la version que nous regardons de Criminal Minds est doublée par des voix françaises! Même choses pour les C.S.I., dont le titre français est «Les experts». La pudeur impérative de la censure de Mme Laborde appartient à la même hypocrisie que l’on retrouvait sous De Gaulle. Ce ne sont pas toutes les violences qui sont «inestimables» - et l’utilisation du mot «estime» dénote bien la qualité affective qui offusque Mme Laborde. «La mort, ce n'est pas esthétique. la violence ce n'est pas esthétique. La torture ce n'est pas esthétique", a -t-elle ajouté, se
P. P. Rubens. Crucifixi
disant indignée». Ce disant, Mme Laborde condamne plus de 80% des œuvres d’art occidental - illustrations, bas-relief, gravures, peintures -  à un bûcher de vanités qui la hisserait bien au-dessus de Savonarole lui-même! Si Dolan s’est inspiré de la crucifixion pour conclure son intrigue, c’est que le thème du crucifié hante tous les artistes occidentaux depuis tant de siècles; les scènes des grands martyrs honorés par l’Église catholique si pleine de bondieuseries sanguinolentes, cet art saint-sulpicien où le sang pisse de tous les pores de la peau du Christ et qui trouve son origine dans le Christ verdâtre du retable de Matthis Grunwald? Là où Dolan nous présente, à l’exemple de L’Évangile selon saint Matthieu de Pasolini, une vie du Christ «en noir et blanc», a-t-on pensé interdire le guignolesque boucherie christique de Mel Gibson? Évidemment pas. Puisque ce Christ n’était pas homosexuel. Nous identifions ici l’association comme point axial de la réaction émotionnelle de Mme Laborde et de la bourgeoisie de sacristains du CSA. «Quand c'est extrêmement violent, ça ne peut pas être diffusé sur les antennes, donc a priori, un document comme celui-ci sera étudié en groupe de travail [par le CSA, NDLR] et il devrait y avoir au minimum une interdiction aux moins de seize ans, peut-être même dix-huit ans». La censure partielle empêche de crier à l’abus du censeur. Mais la censure ne réside pas tant dans le fait d’empêcher ou non la présentation de la vidéo-clip - et là-dessus Dolan a raison de se ficher des réseaux de télévision puisque You Tube va lui apporter une audience plus grande encore -, mais dans l’impossible confrontation entre le potentiel de haine amassé dans la société bourgeoise et son incapacité à la regarder sans rougir de culpabilité. Aussi, la violence «inestimable» de Mme Laborde dans la «fiction» rappelée par Jost, devient «banale» lorsqu’elle passe aux bulletins d’information - comme cette histoire d’il y a quelques années où un jeune homosexuel avait été crucifié dans des barbelés au Wyoming. Les parades anti-gays de parents en colère avec leurs enfants dans leurs poussettes pour sauver une définition du mariage obsolète et en déroute montrent en soi que le pathétique exprime des ressentiments inouïs.

Pour les Québécois, l’«inestimable» repose dans la scène finale. On se souvient que Xavier Dolan avait affiché le carré rouge à la croisette de Cannes, au moment où les étudiants manifestaient dans les rues de Montréal contre une hausse «inestimable» des frais de scolarité imposée par un gouvernement «inestimable» dans sa corruption et ses politiques douteuses. C'est en référence à la répression policière du mouvement de contestation de la jeunesse québécoise qu'il présente des policiers qui finissent par abattre l’élève crucifié en l'électrocutant avec leurs tazer guns. Le lendemain même du 1er mai, marqué par des arrestations de manifestants qui arpentaient les rues de Montréal vers l’Hôtel-de-Ville par les policiers de la SPVM, la sortie de cette vidéo a toutes les chances d'être perçue non sans gêne honteuse. Les religieuses voilées, sorties comme des fantômes d’un Québec depuis longtemps transformé, se précipitant aux pieds de la croix comme les saintes femmes dans l’Évangile, troublent une conscience béate de la médiocrité québécoise qui accepte les explications les plus farfelues d’une violence brutale qui s’exhibe quotidiennement derrière les lois du travail, les lois de la sécurité publique, les lois de l’impôt sur le revenu, derrière les politiques de compressions budgétaires qui augmentent la souffrance «ordinaire» de tant de milliers d'individus sur lesquels les ressentiments de tout un chacun se déversent comme les balles tirées par les adolescents insensés sur leur victime.

La vidéo de Dolan, avec ou sans la chanson d’Indochine, est un chef-d’œuvre, à la fois d’écriture cinématographique et d’articulation entre le dit et le non-dit de la situation d’une conscience morale qui a perdu tous ses repères entre la violence brutale et la pitié dangereuse, pour reprendre l’expression heureuse de Stefan Zweig. Elle affiche, dans son jeune crucifié, non seulement les homosexuels mais tous ceux, qu’importe leur âge, que la société rejette ou qui servent de boucs émissaires pour ses auto-aveuglements et sa tolérance infinie de l’insignifiance politique. Elle est ce que fut, avec moins de complaisance dans la dégradation, le Saló/Sade de Pasolini voilà près de quarante ans. Si la justification pédagogique est boiteuse et difficile à soutenir, celle que l’«homosexualité noire», dont parle Frédéric Martel, n’est pas disparue depuis l’assassinat de Harvey Milk en 1978 et reste toujours bien vivante dans notre empathique monde occidental; cette justification est parfaitement soutenable. Les marginaux, ceux que Foucault appelait les «anormaux», demeurent toujours sous surveillance, entre une police de plus en plus fascisante et un état d’esprit de plus en plus indifférent à l’existence réduite trop souvent à cette trinité du diable que sont le nihilisme, le narcissisme et l’hédonisme. Dans le jardin des refusés, les allées sont éclairées par des croix humaines illuminées, et elles ont de moins en moins envie de crier mercy à leurs bourreaux. Voilà de quoi la bourgeoise qu'est Mme Laborde s'effraie sur les ondes de Europe 1. Car c’est de l’«inestimable» que surgit le chef-d’œuvre de Xavier Dolan⌛

Montréal
2 mai 2013

ADDENDA

La poursuite entreprise par un raper de Nantes, Spyk-HZ, contre le groupe Indochine et  le réalisateur de la vidéo-clip, Xavier Dolan pour plagiat, tient à la première scène où des élèves (filles) lancent des boulettes de papier derrière la tête d'un garçon supposé être le narrateur de la rimette. Il s'agit de l'un de ces raps insupportables, aux discours violents et vengeurs, haineux et ne ménageant pas l'usage des mots obscènes visant essentiellement, tantôt individuellement, tantôt généralement, les filles. Contrairement au court-métrage de Dolan qui vit très bien sans la chanson d'Indochine, la vidéo-clip de Spyk-HZ est réalisée pour mettre en valeur la suite de rimes sans intérêt du raper.

L'importance de réhabiliter le jugement critique en matière esthétique ou d'art est indispensable pour séparer le bon grain de l'ivraie. Il faut cesser d'être complaisant envers tous ceux qui se disent «créateurs», «auteurs», «réalisateurs» et quoi encore.  Il ne suffit pas de «s'exprimer», car il n'est pas vrai, contrairement à ce que disait jadis la chanson d'Harmonium, que «tout le monde à quelque chose à raconter», à dire du moins de structuré, de construit, de pensé et d'harmonisé. La complicité des producteurs qui entendent tirer le moindre sous du moindre navet facile à réaliser avec peu de frais assassine l'intelligence ET LA SENSIBILITÉ de la création artistique véritable. Que Spyk-HZ s'obstine dans sa poursuite, si c'est le seul moyen de faire voir une vidéo-clip que pratiquement personne, même en France, n'a vue, c'est son affaire. Mais comparaison n'étant pas raison, s'il y a plagiat, l'émulation a fait de College Boy ce que n'est pas la vidéo-clip de Spyk-HZ.

Montréal
31 mai 2013

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