dimanche 15 septembre 2013

Lorsque le parricide s'efface devant l'infanticide

Francisco Goya. Saturne dévorant ses enfants, (détail)
LORSQUE LE PARRICIDE S'EFFACE DEVANT L'INFANTICIDE

…si l'on examine l'histoire on découvrira que
"l'hostilité des pères envers leurs fils (fondée sur
la peur de la mort, de la destitution) est bien
plus manifeste dans les récits humains que
l'hostilité des fils envers leurs pères". Cette
hostilité des pères est "le centre véritable de
l'expérience humaine". En d'autres termes, le 
rôle principal n'est pas tenu par Œdipe tuant
son père, mais par Chronos tuant ses enfants.
Le parricide s'efface devant l'infanticide. Et
en vérité, il existe bien des indices d'une
conspiration mondiale contre la jeunesse,
comme lorsque Mao, Nixon, De Gaulle et Brejnev
se rendirent compte qu'ils avaient un ennemi
commun. Ils inventèrent la "détente" de façon
à pouvoir étouffer la rébellion de leurs propres
enfants.

LINDSAY WATERS
L'éclipse du savoir, pp. 83-84 


1. Du complexe de Ganymède…

L’universalité du complexe d’Œdipe est posée comme la structure névrotique de l’humanité. Ce qu’on appelait le «pansexualisme» de Freud a pourtant reçu des démentis très tôt de la part des Malinovski et autres anthropologues qui étudiaient les populations des îles Trobiand et autres régions où la structure familiale différait fortement de celle de la Vienne du tournant du XXe siècle. Une thématique comme l’homosexualité était vite évacuée côté cour dans l’idée facile de complexe d’Œdipe négatif (substitution du corps du père à celui de la mère comme objet d’investissement érotique) ou, côté jardin (rangé parmi les désirs du petit pervers polymorphe qui revenait sous le mode de désirs partiels dans l’âge adulte). Dans un cas comme dans l’autre, l’explication du «phénomène» était renvoyé à une déviance de l’ordre névrotique imposé par le schéma d’Œdipe.

C’est moins le complexe d’Œdipe qui structure la conduite névrotique des hommes que la société catholique viennoise qui a structuré, chez Freud, l’issue avec laquelle le mythe d’Œdipe-Roi de Sophocle vint aveugler Freud lui-même sur cette autre source à l'origine d'un complexe asymétrique. Ce complexe encore plus socialement troublant, qui constitue une autre névrose, et qu’on pourrait rattacher au mythe de Ganymède (figure d’éromène chez les Grecs) enlevé par le dieu Zeus (figure d’éraste). Le Fils enlevé par le Père, le Père abusant du Fils. Le désir d’investissement érotique de l’un et/pour l’autre a longtemps été le tabou indicible de toute société patriarcale. À l'origine, désirs mutuels de possession, d’accouplement, de destruction; en autant où l’orientation est similaire à l’identité sexuelle, on retrouve la structure unaire des sociétés monothéiste. D’abord celle de Yaweh et d’Israël. (d’Abraham à Moïse, à David). Yahweh se donnant l’exclusivité de la vengeance et Jacob livrant une lutte érotique avec l’ange (Yahweh) qui finit par le vaincre avec «un coup bas». L’infanticide d’Abraham sur Isaac interrompu au moment fatal par l’intervention, encore là, de l’ange d’Yahweh. La crise d'hystérie que Moïse fait au «peuple à la nuque dure» qui s’est remise à adorer un veau d’or et qui l’entraîne à briser la Table des lois dictées par Yahweh. David et Absalom, frère homoérotique sous la paternité commune du roi Saül et le «sacrifice» d’Absalom pour assurer la «filiation» royale de Saül à David. Toute cette série de séduction/rivalité Père-Fils s’achèvera lorsque la mère et les sept frères s’abandonneront pour la foi en Yahweh aux tourments sadiques des occupants Séleucides (grecs) de la Palestine tels que raconté dans le Livre des Macchabées.

Il en va ainsi du christianisme, qui reprend le même tabou monothéiste. Jésus fils de l’Homme, comme Jésus fils de Dieu, est adoré par le même peuple qui le hissera sur la croix une semaine après une entrée mémorable à Jérusalem. Contrairement à ce que le culte marial développé longtemps après les débuts du christianisme laisse percevoir, il s’agit d’une relation stricte entre Père et Fils. Le Fils cesse jamais d’en appeler aux grâces du Père : le Notre Père est en cela la «commande» que le Fils adresse au Père : Donne nous aujourd’hui notre pain quotidien et pardonne nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé. Mais ce Père est le même qui peut se métamorphoser en Père castrateur : Père écarte la coupe, mais si telle est ta volonté, qu’il en soit fait ainsi. La mort du Fils dans un état de dépouillement, flagellé, couronné d’épines et fixé au bois - la mort la plus humiliante sous l’Empire romain -, est le modèle de l’infanticide le plus poussé que nous retrouvons dans les mythologies anciennes. Sur elle s’appuieront, au cours des siècles, non seulement le fantasme du pouvoir ecclésiastique, mais aussi de tous les États civils et politiques.

Chez les Grecs, nous retrouvons bien sûr Chronos, le Titan emblématique du temps qui dévore ses enfants et entraîne la succession des générations. Devenu Saturne chez les Romains (ou Savitar chez les Hindoux), il dévore ses enfants afin qu’aucun ne parvienne à le remplacer. C’est, avant sa conscience, le désir de mettre fin à l’Histoire. L’épouse de Chronos, Rhéa, substitue  une pierre à la place de son dernier nouveau-né pour que le Titan ne le mange comme il a fait avec les précédents. C’est le thème fort du célèbre tableau de Goya. Cet enfant sauvé de la gloutonnerie de son père (l’équivalent de Moïse sauvé des eaux) se retrouve comme un fils rebelle, Zeus. Il renversera le Titan Chronos et par ce fait enclenchera ni plus ni moins la succession des ères parmi les temps humains. Si Chronos, à l’exemple du Père castrateur du Yahweh chrétien, dévorait ses enfants, Zeus pouvait, au contraire, les désirer d’amour (eros). Ainsi, il enleva le jeune berger Ganymède qu’il amena sur l’Olympe et le plaça à côté de sa fille Hébé pour servir d’échanson auprès des dieux. Au tournant du XXe siècle, en affirmant que la Terre allait entrer dans l’ère du Verseau, c’est à Ganymède qui est fait ouvertement allusion. Ces coïncidences (qui n’en sont pas pour les astrologues gays) laissent penser que l’ère du patriarcat est abolie, que les Fils domineront désormais le Père et ce, par un moyen ou par un autre.

Les angoisses symboliques insupportables qui se dégagent de ces récits anciens ont nécessité un travail névrotique incessant à travers le droit, les régimes politiques, les rhétoriques sénatoriales ou cardinalices, les iconologies inouïes pour en arriver à dissimuler cet arbitraire du droit de vie et de mort qu’avaient les anciens patriciens romains sur leur progéniture (l’exemple de Brutus faisant tuer ses fils révoltés ressort soudainement dans la peinture du conventionnel Louis David à la veille de la Révolution française).  La bourgeoisie, à travers la dépendance du salariat et la soumission à la Nation et à l’État, a ramené Œdipe et Ganymède à travers le culte privilégié de la fraternité (le clan des Frères) : des Œdipe rassemblés par leur «droit» sur la Terre-Mère (la Nation) et des Ganymèdes en tant que «serviteurs» - fonctionnaires, soldats, professionnels - de l’État-Père, patriarche familial aussi bien que «chef» de la Nation. À l’époque où Freud élaborait le mythologique dans la psychanalyse, la Vienne de François-Joseph, ou plus précisément la capitale de l’Empire austro-hongrois, se pensait le centre d'un nouvel œcuménisme laïque rassemblant sous la coupe d’un empereur catholique et germanophone toutes les nations et les ethnies de l’Europe de l’Est. L'Empire austro-hongrois apparaissait à tous les partisans de l’ordre établi comme le modèle idéal des fédérations identitaires sous un même «Père» comme, pour les fils rebelles, nationaux et patriotes, l’ennemi à abattre pour enfin se libérer de la «prison des peuples». Si le «laboratoire» culturel de la Vienne du tournant du siècle est apparu comme la prémonition de l’Europe, voire de l’Occident tout entier pour le siècle qui s’en venait, c’est bien de manière rétrospective. Sur le coup, c'était le triomphe du despotisme éclairé - c'est-à-dire libéral -, un modèle exportable dans tous les empires multinationaux du temps (de l'Empire britannique à la Russie tsariste). Aussi, à un doigt de passer de l’ordre du Père à celui du Fils, Freud, retenu par ses angoisses personnelles, s’attacha au mythe d’Œdipe, plus acceptable pour la bourgeoisie masculine comme pour les femmes en voie d’émancipation.

En résumé, ce sont les conditions de la Vienne austro-hongroise du tournant du XXe siècle, ses mœurs patriarcales strictes, sa foi dans un empereur universel et quasi-éternel (le vieux François-Joseph, comme la reine Victoria, n’en finissait pas de vivre), qui l’empêcha de considérer l’homosexualité et les névroses qui en découlent, préférant fixer le tout sur le mythe du complexe d’Œdipe comme universel et intemporel, reportant sur la figure féminine de la Mère, le conflit entre Père et Fils, un conflit qui apparut comme à l'origine du conflit des générations tout au long du siècle à venir.

Pour révélateur qu’apparaisse ce modèle - ce mythe -, il convient de reconnaître que beaucoup de choses lui échappent. Que le désir incestueux ait été polymorphe comme le reconnaissait Freud, c’était noyer le désir «qui ne dit pas son nom» parmi les autres formes pathologiques du désir d’objet. Le sadisme, le masochisme, l’exhibitionnisme, le voyeurisme, les fétichismes de toutes sortes allant jusqu’à la coprolagnie, et finalement la pédophilie et la gérontophilie qui sont les recto/verso d’un même rapport d’objet (comme le sado-masochisme) sont sans doute des déviances d’objet, même si on ne considère pas la reproduction comme la finalité du rapport sexuel. Il en va autrement de l’homosexualité qui, à l’exemple de l’hétérosexualité, peut se perdre dans l’un ou l’autre de ces travers. Dans un cas comme dans l’autre les mêmes scénario se jouent, mais avec des complexifications différentes. Si l’idée du complexe d’Œdipe négatif suppose que le garçon se mette dans la position de la fillette, le père étant alors pris comme l'objet dont les pulsions sexuelles directes attendent leur satisfaction, le garçon - à la différence de la fillette - subit une division du Moi partagé entre le désir d'objet et l'identification à cet objet. «Dans le premier cas le père est ce qu'on voudrait être, dans le second ce qu'on voudrait avoir. Ce qui fait donc la différence, c'est que le lien porte sur le sujet ou sur l'objet du moi. C'est pourquoi le premier de ces liens est déjà possible, préalablement à tout choix d'objet. Il est bien plus difficile de donner de cette différence une représentation métapsychologique concrète. On se borne à reconnaître que l'identification aspire à rendre le moi propre semblable à l'autre pris comme “modèle”». (S. Freud. «Psychologie des foules et analyse du moi», in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, Col. P.B.P. #44, 1981, pp. 168-169). Bref, «l'identification a pris la place du choix d'objet, le choix d'objet à régressé jusqu'à l'identification». (P. Mullahy. Œdipe du mythe au complexe, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1951. Cette solution, dépréciée par Freud (elle est une «régression»), est le premier échec de la psychanalyse, car elle ne se définit que par la négative : sans nom, sans référence significative positive, péjorative, rejetée, qualifiée de pathologique par le terme d'inversion, du positif en négatif, elle n'est bien que cela, le complexe d'Œdipe négatif.

Or il en va tout autrement si on dit que l’homosexualité n’est pas un processus de régression du garçon vers l'identité féminine, mais seulement l’affirmation d’un objet d’investissement érotique qui ne touche en rien à l’identification. Un homme reste un homme et n’a pas à «se sentir femme prisonnier dans un corps d’homme», pas plus qu’une nationalité dans un corps de fédération. Vue sous cet angle, la découverte d’un complexe de Ganymède allait à l’encontre de l’ordre bourgeois qui encadre toute l’œuvre de Freud. Il rejoignait ici la position du dés-ordre, de la révolte et de la contestation, ce que seront, tout au long du siècle, les irruptions de violence parmi la jeunesse contre l’establishment. Voilà pourquoi, contrairement aux remords d’Œdipe et aux plaintes d’Antigone, le mythe de Ganymède n’a pas suscité d’expressions artistiques autrement qu’amusées, tel la pochade de Rembrandt, et ce malgré le dessin bien connu de Michel-Ange. Il faut attendre le poète anglais John Donne, au XVIIe siècle lorsqu'il s'adresse à Dieu en ces termes : «Prenez-moi, emprisonnez-moi, car je ne serai jamais libre si vous ne me rendez pas votre esclave, ni jamais chaste, si vous ne me violez pas.» (Divine Poems, XIV, 1633), (cité in E. Green. La Parole baroque, Paris, Desclée de Brouwer, Col. Texte et Voix, 2001, p. 75). La raison m’apparaît assez simple. Alors qu’Œdipe accomplit la prophétie des oracles, tue son père et couche avec sa mère pour ensuite, une fois la vérité parvenue à ses yeux, il se les crève; Ganymède est enlevé par un soudain désir de Zeus, est saisi par le désir manifesté par un aigle, sans prémonition ni fatalité liées à son sort. L’inceste de Jocaste et d’Œdipe, révélé dans les cadres de la tradition de la Grèce «féodale» conduit à la tragédie; l’inceste entre Zeus et Ganymède, obéissant «aux caprices des dieux» s’achève dans un service à la table de l’Olympe. Pas de quoi faire une tragédie, sinon une comédie burlesque dans le genre du Satyricon de Pétrone!

L’inceste père/fils n’était pas inconnu des anciens Indo-Européens d’où sont issus Grecs et Romains. Les Hittites avaient une loi proscrivant «expressément l'inceste entre père et fils (Table 2, 189)», rappelle J. Boswell. Christianisme, tolérance sociale et homosexualité, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1985, p. 222). Plus tard, chez les Romains cette fois, Martial, un poète du Ier siècle de notre ère, déclarera «catégoriquement que ce n'est pas un crime pour un père d'avoir des rapports homosexuels avec son fils». C'était une satire bien entendu, puisque les enfants abandonnés, qui sont sûrement la source principale de l'esclavage sous l'Empire romain, sont souvent pris, par l'adoption, pour objets sexuels du maître : «épouvantable fait divers, sûrement authentique», note Veyne, ce que rapporte Tertullien (Ad nationes, I, 16, 10-19) où «il est question du uenalicium où s'est retrouvé un enfant exposé, devenu le mignon de son propre père» (P. Veyne. La société romaine, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H298, 2001, p. 252, n. 25) un Œdipe-Roi inversé qui se serait substitué à Jocaste dans le lit de Laïos! Boswell explique tout cela à partir du «pouvoir absolu du père de famille» dans le droit romain (J. Boswell. op. cit. p. 99, n. 3), ce qui ne saurait tout de même être retenu comme pratiques courantes ou indifférentes à l'ensemble des mœurs romaines. Plus tragique par contre sont les convoitises nées autour du bel adolescent Hyacinthos où la place du dieu est ici tenue par Apollon: «Il y eut aussi l'affaire du beau jeune homme nommé Hyacinthos, un prince spartiate dont non seulement le poète Thamyris tomba amoureux - ce fut le premier homme qui courtisa quelqu'un de son propre sexe - mais Apollon lui-même qui fut le premier dieu à qui la chose arriva. Apollon ne considéra pas Thamyris comme un rival sérieux; ayant appris qu'il se vantait de surpasser le chant des Muses, il le leur rapporta malicieusement et elles ravirent sur-le-champ à Thamyris la vue, l'ouïe et le souvenir de la musique. Mais le Vent d'Ouest aussi s'était amouraché d'Hyacinthos et il devint follement jaloux d'Apollon; et un jour que celui-ci apprenait à Hyacinthos à lancer le disque, le Vent d'Ouest, le saisissant au vol, l'abattit sur le crâne de Hyacinthos et le tua. De son sang naquit la jacinthe, sur laquelle sont encore gravées ses initiales». (R. Graves. Les mythes grecs. t. 1, Paris, Pluriel, 1989, p. 89. Le «Vent d'Ouest» est plus couramment appelé Zéphyr) Importé de Crète à Sparte, le mythe présente également la double nature de l'interdit homosexuel et incestueux de la relation Appolon/Hyacinthos. Le mythe de Hyacinthe a donc tout d'un doublet de celui de Ganymède, mais surtout, il a la vertu de faire ressortir ce qui ne se remarque pas à la première lecture du mythe de Ganymède : son aspect sombre et triste de deuil qu'il entraîne (pour les parents et amis terrestres de Ganymède), et que les cadeaux versés par Zeus tentent de combler.

Ces mythes justifiaient la pratique de l’éphébie. Ils rendaient à la position de l'éraste la fonction de père et amant à la fois. Amant d'abord parce que motivé par la libido, le désir d'objet homosexuel; père ensuite parce que s'identifiant au géniteur par socialisation de la pédérastie. L'éraste devenait ainsi un alter ego du père de l'éromène et ménageait à ce dernier le traumatisme d’être initié à la sexualité par son véritable père. Le rapport incestueux homosexuel apparait tout aussi, sinon plus tragique encore que l’inceste père/fille. À vrai dire, rien n’empêche de penser, compte tenu de la place secondaire tenue par les femmes dans la société hellénique, que les grandes tragédies du genre Antigone ou Iphigénie aient masqué le sacrifice d’un fils aimé par un père engagé dans une promesse faites aux dieux. La métamorphose du fils en fille permettait ainsi à la sensibilité grecque d'assister à la représentation du mythe, mais j'insiste, cela n'est qu'une hypothèse.

2. …en passant par le Théorème de Théognis…

Quoi qu’il en soit, le mythe de Ganymède entraîne un corollaire, absolument tragique celui-là, et que j’ai nommé ailleurs, le théorème de Théognis. Pourquoi? Parce que nous retrouvons sa formulation dans la poésie de Théognis de Mégare (±550 av. J.-C.) lorsqu'il «affirme qu'il est honteux de voir un vieillard mourir de ses blessures sur le champ de bataille, mais que les blessures et la mort vont bien aux jeunes gens». (Cité in B. Sargent. L'homosexualité initiatique dans l'Europe ancienne, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1986, p. 27) Théognis rejoignait ce que le poète Tyrtée chantait aux Spartiates deux siècles plus tôt (-VIIe) :
Mais le garçon qui meurt, jeune et beau, dans sa fleur,
Aimé de tous, désiré par les femmes,
Reste envié, percé par le fer qui l'abat,
Et son beau corps resplendit dans la mort.
L’aspect de la violence physique subsumée par la poésie rend compte non seulement d’un monde guerrier, aristo-cratique, jumelant l’esthétique à l’éthique militaire de la défense de la Cité. Il porte en lui l’inversion du désir d’investissement érotique; celui d’investissement destrudinal, la mort de l’objet désiré et aimé. Si la laideur - entendre la répugnance - enveloppe un vieillard mourant de ses blessures; la beauté, fortement teintée d’érotisme, se dégage du jeune combattant agonisant, comme du dormeur du val de Rimbaud, frappé d’une blessure au côté.

Le théorème va dans le sens de ce qu'observe le psychanalyste P. Flottes: «Chez certains mâles s'établit une conception érotique de la blessure où l'arme pénétrante est érotisée, phallicisée. Le symbole phallique du couteau est alors, pour l'imagination humaine, pris à la lettre. On comprend mieux, désormais, l'association éternelle de l'érotisme et de l'acte guerrier, le couple Arès-Aphrodite, l'attrait du guerrier. Freud écrivait, dès 1905 : “…qui ressent du plaisir à infliger de la douleur, est généralement apte à éprouver” du plaisir pour une douleur qui lui est infligée. Dans cette alliance étroite, si obscure soit-elle, du plaisir le plus aigu lié à la souffrance la plus vive, la volupté de la mort donnée jointe à l'acceptation de la mort infligée et reçue semble être le fondement le plus inavoué de la pulsion guerrière et le plus irréductible, parce qu'il est inconscient». (P. Flottes. L'histoire et l'inconscient humain, Genève, Mont-Blanc, 1965, p. 48.) S'agit-il là d'une perversion généralisée ou de ce détachement face à la vie fondé, comme l'écrit Jean-Michel Rabaté dans La beauté amère, «sur une expérience quotidienne de la mort, une mort transfigurée en beauté, et embellie par avance»? (J.-M. Rabaté. La beauté amère, Paris, Champ Vallon, 1986). La tradition iconographique des saint Sébastien, du Moyen Âge à nos jours, rumine cette méditation, comme je l’ai exposé ailleurs. En érotisant la blessure mortelle porté au jeune guerrier, en assimilant l’épée ou le poignard tranchant au membre viril, il s’opérait une dédramatisation de l’acte homosexuel initiatique tout en apprenant à accepter l’inéluctable sur le champ de bataille. Au-delà de l’évocation esthétique du drame allait se développer une perversion - la pédophtorie - et une machiavélisation subversive autorisée, voire encourgée par l’État. Ce faisant, une frontière des générations s’établissait qui rivait l’une, en tant qu’objet en quête d’identité, à une autre qui assumait par son identité sa domination sur l’objet.

La pédophtorie d’abord. Le mot est employé dans un traité, Le Pédagogue, dû à saint Clément d’Alexandrie (159-215 A.D.) - un grec converti au christianisme -, mot qui signifie «souiller les enfants». (A. Rousselle. «Gestes et signes de la famille dans l'Empire romain», in A. Burguière et al. Histoire de la famille, t. 1, Paris, Armand Colin, 1986, p. 268). Alors que le mot sera oublié, son sens se déplacera vers le mot, dont la signification est tout à son opposé, celui de pédophilie. Si l’érotisation de la blessure et de l’arme qui provoque la mort est propre au rite initiatique de l’éphébie, il n’en va pas de même de tous les viols de garçons commis dans l’Antiquité classique. En fait, plus la bourgeoisie athénienne s’installe au pouvoir plus le viol de garçons est considéré comme un outrage absolu aux bonnes mœurs. Il existe ainsi quelques témoignages éparses qui parlent de viols d'enfants ou d'éphèbes dont l'un nous est rapporté par le Pseudo-Plutarque : «Le Pseudo-Plutarque raconte l'histoire suivante : à l'issue de la Guerre du Péloponnèse, toutes les villes d'Eubée avaient reçu une garnison lacédémonienne, et l'harmoste de l'une d'elles, à Oréos, dans le nord de l'île, avait nom Aristodèmos. Or, dit un habitant d'Oréos au Thébain Skédasos qu'il rencontrait dans une auberge d'Argolide, “s'étant épris de mon fils et ne réussissant pas à le séduire, il tenta d'employer la force et de l'enlever alors qu'il était à la palestre. Comme le pédotribe l'en empêchait et que nombre de garçons venaient à la rescousse, Aristodèmos quitta la place sans insister. Mais le jour suivant, il arma une trière, enleva mon garçon, et, passant d'Oréos sur la côte d'en face, il tenta de lui faire violence; devant sa résistance il l'égorgea. Revenu ensuite à Oréos, il y fit bombance. Moi, quand j'appris la chose, je rendis les honneurs funèbres au cadavre de mon fils, puis je suis allé à Sparte où j'ai rencontré les éphores, mais ils n'ont fait aucun cas de moi”» (B. Sergent. op. cit. p. 82). Ce récit vise surtout à montrer jusqu'où peut aller la cruauté des Spartiates : l'honneur du garçon, sa résistance, son enlèvement et sa mort, enfin le père éploré et bafoué. Rien ne prouve que l'histoire ne fut pas inventée de toute pièce. Plus tard, à l'époque hellénistique, «le général macédonien Dèmètrios Poliorcète “accula à la mort le jeune Athénien Dèmoklès qu'il voulait violer…”» (B. Sergent. ibid. p. 201), et ce qui se passe «à Astypalaia, en 492, [lorsque] le pugiliste Clémède dans un accès de folie massacra soixante enfants dans une école» (H.-I. Marrou. Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, Paris, Seuil, Col. L'Univers historique, 1971, p. 522, n. 7), rappelle des scènes douloureuses présentées encore récemment sur les écrans de nos téléviseurs.

Le théorème de Théognis débouche donc facilement sur le phénomène de la pédophtorie, qui n'est ni plus ni moins que le contraire de la pédophilie qui, par un mauvais tour de l'évolution du langage, a vu son sens se recouvrir de celui du premier mot. La pédophtorie est plutôt la «démesure» (hybris) de la pédophilie, son côté sombre, lunaire, morbide, ce que les Grecs avaient très bien vu en leurs temps.

3. …jusqu'à la pédophtorie d'État

Le danger de voir une institution sociale comme la pédérastie grecque dégénérer, via l'hédonisme, à une pédophtorie d'État n'est pas qu'une vue de l'esprit. Solon (640-558 av. J.-C.), déjà, légiférait contre les agressions envers les enfants. Avec la sédentarisation et l’établissement des cités grecques, la violence faite envers les éromènes va trouver différentes formes d’expression; une violence qui, à Sparte, ira jusqu'à s'institutionnaliser à travers les Gymnopédies. C'est alors que les Grecs seront confrontés à la différence entre une violence privée, consécutive de l'agression passionnelle, et une violence publique, socialement autorisée, et les rapports qui peuvent s'établir entre les deux types de violence, celui du débordement de la pulsion érotique soudain transformée en agressivité d’une part; celui de l'angoisse de castration réappropriée et institutionnalisée par l'État de la Cité. La contradiction insoluble entre l'attraction sexuelle et la destruction sadique d'objet conduisit d'abord à vouloir résoudre le théorème de Théognis par une interdiction, une prohibition totale, ce qui devait s'avérer désastreux comme reflux du complexe de Ganymède. D'autre part, les exhibitions spartiates semblaient ouvrir la voie à une socialisation de la pédophtorie.

Ces exhibitions marquent la pathologie paralysante de l’évolution spartiate par rapport aux autres cités helléniques. On connaît le récit que Plutarque fit de ce jeune garçon qui avait volé un renard et, l'ayant dissimulé sous son manteau, le renard se mit à le mordre et à lui déchirer le ventre. On ne s'aperçut du vol qu'en voyant tomber le jeune homme, mort exsangue. Cette violence des mœurs ne cessa jamais de se développer dans la cité spartiate et, avec les siècles, elle se ritualisa, se pétrifiant dans des pratiques sadiques qui n'avaient plus d'autres objets que d'offrir cette violence en spectacle aux badauds de l'empire romain qui se rendaient aux Gymnopédies dans le seul intérêt de voir des adolescents se faire fouetter jusqu'au sang, sinon à la mort : «…où les garçons subissent une flagellation sauvage et rivalisent d'endurance, parfois jusqu'à la mort, sous les yeux d'une foule attirée par ce spectacle sadique; à tel point qu'il faudra construire un théâtre en demi-cercle en avant du temple pour accueillir les touristes accourus de toute part» (H.-I. Marrou. op. cit. p. 254). Certes, Rome avait aussi ses cirques et ses combats de gladiateurs, mais «dans l'attrait sadique des spectacles de gladiateurs, note Paul Veyne, ce qui révoltera saint Augustin sera moins le sadisme que l'attrait lui-même: on ne peut s'empêcher de regarder» (P. Veyne. op. cit. p. 119), d'où que Rome ne se donnait pas comme attrait la torture de ses propres enfants. Il est une autre façon, toutefois, de considérer ces rites sanglants.  «À ce que rapportent Pline et Dioscoride, le huákinthos avait justement de bien intéressantes propriétés : il permettait de retarder la puberté, et les marchands d'esclaves l'utilisaient lorsqu'ils faisaient commerce d'adolescents. Ainsi le huákinthos connote l'essence de la puberté. Alors s'explique le mythe : avec le sang des héros - on rappellera que l'initiation et la formation militaire spartiate occasionnaient d'authentiques blessures, avec un bien réel écoulement de sang - c'est son adolescence, plus exactement le principe mythique qui caractérise l'état d'adolescent, qui le quitte» (B. Sergent. op. cit. p. 107). Les Grecs aussi durent faire un compromis avec la part d'ombre contenue en chacun d'eux.

Ce compromis s’est imposé comme une valeur en soi, sans regard pour les liens affectifs ou d’objet qu’il engageait. La perversion du  pédophtore s’insinue dans les travers de la règle sociale. La société finit par l’intégrer par un processus machiavélique comme une pédophtorie assimilée aux pratiques du pouvoir. Si nous faisons l’archéologie de la pédophtorie d’État, nous rencontrons l'historien romain Tite-Live qui nous offre un exemple particulier du passage de la pédophtorie privée à la pédophtorie d'État, c'est le cas de Titus Manlius Torquatus, enfant doué et père impitoyable. Augusto Fraschetti rappelle comment «avant d'être un modèle de vertu paternelle, celui-ci s'était couvert de gloire dès sa jeunesse. L'épisode se situe en 361 av. J.-C., au cours d'une guerre contre les Gaulois : un ennemi était venu provoquer en combat singulier la jeunesse romaine, pour déterminer lequel des deux peuples était le plus valeureux. Alors que “l'élite des jeunes Romains” restait silencieuse devant la haute taille et la robustesse du provoquant Gaulois, Titus Manlius alla trouver le dictateur Titus Quintius : “Commandant, sans ordre de ta part (injussus), je ne saurais combattre en dehors des rangs (extra ordinem), quand bien même je serais sûr de la victoire. Mais, si tu y consens, je voudrais montrer à cette bête sauvage qui fait la bravache avec une telle férocité devant les enseignes que je suis issu de la famille qui a défait les Gaulois au pied de la roche Tarpéienne”, allusion orgueilleuse du jeune Manlius à ce Manlius Capitolinus qui, en 390, avait défendu le Capitole contre l'envahisseur gaulois, double référence à l'honneur de sa patrie et à celui de sa famille sur laquelle nous reviendrons. Arrêtons-nous pour le moment sur son seul respect de la discipline militaire : à peine reçoit-il l'autorisation d'accepter le défi “et de combattre en dehors des rangs” que Manlius se jette sur le Gaulois et le tue. Comme unique dépouille, il lui arrache son collier (torques) et le met à son cou, ce qui lui vaudra le surnom de Torquatus. Vingt ans plus tard, le valeureux Titus Manlius Torquatus est devenu consul, et il est engagé dans une guerre très difficile contre les Latins, jusque-là alliés de Rome. La campagne s'annonce si dure que les deux consuls ont donné l'ordre explicité “que personne ne combatte en dehors des rangs”. Mais le fils de Titus Manlius, jeune cavalier “à l'âme ferox”, un jour qu'il est parti en recon-naissance avec quelques autres, tombe sur un ennemi, Geminus Mecius, jeune noble de Tusculum, lui aussi cavalier, qui le provoque en combat singulier. Manlius souhaite évidemment renouveler l'exploit de son père et, de fait, sort vainqueur du duel : chargé des dépouilles prises sur le vaincu, il retourne au camp et va tout droit au prétoire, la tente de son père. Quand celui-ci apprend la nouvelle, l'inflexible Titus Manlius Torquatus n'hésite pas un instant à condamner son fils à mort pour avoir violé l'ordre précis des consuls et enfreint la discipline du soldat. Il sait très bien que cet exemple est triste et douloureux, mais il l'estime salutaire pour l'avenir de la jeunesse romaine (“triste exemplum sed in posterum salubre juventute”). (A. Fraschetti. «Jeunesse romaines», in G. Levi et J.-C. Schmitt. Histoire des jeunes en Occident, t. 1 : de l'Antiquité à l'époque moderne, Paris, Seuil, Col. L'Univers historique, 1996, pp. 84-85). Nous voici au centre d'une tragédie familiale, disons un véritable familienroman ganymédien. Quatre générations iront de la révolte du père jusqu'à l'exécution du fils. Première génération, ce Manlius Capitolinus, sauveur du Capitole et de la cité de Rome contre l'envahisseur gaulois. Machiavel, dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, revient à plusieurs reprises sur son cas qui représente, à ses yeux, l'ambition personnelle au détriment de l'intégrité de la République. Tout commence, effectivement, par une histoire de jalousie. Manlius Capitolinus se sent frustré de la gloire d'avoir sauvé le Capitole par celle de Furius Camille qui a sauvé Rome tout entière. Incapable de ramener le Sénat romain à sa cause, il soulève la populace : «là, il répand les bruits les plus faux et les plus dangereux; entre autres choses, il fait circuler que le trésor qu'on avait d'abord amassé pour se racheter des Gaulois ne leur avait réellement point été donné…» C'est suffisant pour soulever les plébéiens et «exciter beaucoup de troubles dans la ville… Le Sénat, mécontent, indigné, crut la position et le moment assez périlleux pour créer un dictateur qui prît connaissance de ces faits et réprimât l'audace de Manlius». Le dictateur à la tête des nobles et Manlius à la tête de la plèbe se portent à la rencontre l'un de l'autre et le dictateur force Manlius de déclarer où est cet argent détourné. Manlius répond de manière évasive sans précisser aucun nom particulier. «À l'instant, le dictateur le fait traîner en prison» (I, 8). (N. Machiavel. Discours sur la première décade de Tite-Live, Paris, Flammarion, col. Champs, # 149, 1985, p. 55).  Manlius Capitolinus sera précipité du «même Capitole qu'il avait délivré avec tant de gloire» (I, 24) (N. Machiavel. ibid. p. 89). Ce châtiment, pour l'exemple, enchante Machiavel : «C'est à cette occasion que se fit sentir l'excellence de lois et de la constitution de Rome. À l'instant de sa chute, pas un de ces nobles si ardents à se soutenir et à se défendre réciproquement entre eux ne fit un mouvement pour le servir; pas un de ses parents ne fit une démarche en sa faveur; et tandis que les autres accusés voyaient leur famille en deuil, avec tout l'extérieur de la plus profonde tristesse, se montrer avec eux pour exciter la commisération du peuple, et dont l'intérêt était d'autant plus marqué qu'il paraissait nuire à la noblesse, les tribuns, dans cette occasion, s'unirent aux nobles pour opprimer cet ennemi commun. Enfin le peuple qui, très jaloux de son intérêt propre et passionné pour tout ce qui contrariait la noblesse, avait montré d'abord beaucoup de faveur à Manlius, au moment où celui-ci est cité par les tribuns qui portent sa cause au tribunal, ce même peuple, de défenseur devenu juge, sans aucun ménagement, le condamne au dernier supplice». Supplice qui se projettera dans celui de son arrière petit-fils. Et Machiavel de tirer la leçon morale : «J'avoue que je ne crois pas qu'il y ait de fait dans l'histoire qui prouve plus l'excellence de la constitution romaine que celui où l'on voit un homme doué des plus belles qualités, qui avait rendu les services les plus signalés et au public et aux particuliers, ne trouver personne qui fasse le plus petit mouvement pour embrasser sa défense. C'est que l'amour de la patrie avait dans tous les cœurs plus de pouvoir qu'aucun autre sentiment; ayant plus d'égard aux dangers présents, auxquels l'ambition de Manlius les avait exposés, qu'à ses services passés. Rome ne vit que sa mort pour se délivrer de la crainte de ces dangers. “Telle fut, dit Tite-Live, la fin de cet homme qui eût été recommandable, s'il ne fût pas né dans un pays libre”» (III, 8) (N. Machiavel. ibid. p. 274). «L'amour de la patrie avait dans tous les cœurs plus de pouvoir qu'aucun autre sentiment», mais quel type d'amour peut bien nourrir celui due à la patrie? La figure du Père plus que le simple charisme dont parle Freud dans Psychologie des foules et analyse du Moi! Ce type d'amour est franchement ganymédien, car il fait de Manlius, malgré tout figure charismatique puisqu'il réussit à soulever la foule populaire, un citoyen passif parmi d'autres devant l'autorité due au dictateur et au Sénat romain. C'est une confrontation «antigonienne» entre l'autorité du Père que la famille renie et l'autorité de la Patrie à laquelle tous les citoyens, peu importe leur famille, leur gens ou leur caste, se rallie. C'est bien la Patria Potestas qui l'emporte sur le Pater Familias, et que célèbre Machiavel.

Peu après sa mort, la réputation de Manlius Capitolinus fut réhabilitée par les éternels insatisfactions de la plèbe à l'égard du gouvernement romain et Titus Manlius Imperiosus, de la seconde génération, se trouva dictateur en 361 av. J.-C.. L'ambition de Manlius Capitolinus avait servi d'exemple. Entre deux figures de Père en rivalité, celle de l'État avait réprimé jusqu'à la mort celle du père. La République était sauve. Imperiosus exila son fils en campagne, le futur Torquatus, parce qu'il le considérait peu doué pour l'éloquence et donc peu apte à mener une carrière politique. «Or, lorsque son père, Imperiosus, quitte ses fonctions de dictateur, un tribun de la plèbe décide de la poursuivre en justice, pour sévérité excessive, non seulement envers les citoyens dans l'exercice de ses fonctions de dictateur, mais envers son propre fils, contraint d'aller travailler à la campagne comme un esclave. La nuit qui précède le procès, Titus Manlius revient à Rome, se rend dans la maison du tribun de la plèbe et demande à le voir en tête-à-tête. Alors que le tribun se réjouit à l'idée que le fils vient lui apporter des éléments nouveaux à charge contre son père, Titus Manlius sort son couteau et menace de le tuer s'il ne jure pas “de renoncer aux poursuites contre son père devant l'assemblée de la Plèbe”. Voilà donc comment Titus Manlius, peu doué pour l'éloquence, mais plein d'audace et d'amour filial, sauve son père Imperiosus, sous les applaudissements unanimes de ses concitoyens» (A. Fraschetti, in G. Levi et J.-C. Schmitt. op. cit. p. 88). «Plein… d'amour filial», peut-être, mais pour quel Père? Pour Imperiosus? Pas si sûr. En tout cas, dans l'ordre des satisfactions, nous connaissons celle des citoyens mais ignorons ce qu'en pensât le père. Comme Machiavel, Torquatus a tiré la leçon du sort de Capitolinus, et c'est dans cette perspective que la mise à mort de son propre fils s'inscrit dans une profonde logique historique. Les deux figures de Père s'imbriquent l'une dans l'autre, mais celle de la Patrie, de l'État républicain, domine celle du Père de famille. Comme l'écrit encore M. Fraschetti : «D'une part, la patria potestas doit nécessairement être reconduite par les générations successives puisqu'il est impensable qu'un fils envisage d'en interrompre le processus et compromettre par là ses futures prérogatives de père. D'un autre côté, puisque ce sont les usages et les lois de la cité qui donnent aux pères ce pouvoir, il est impensable qu'un père ne fasse pas valoir ces usages et ces droits contre son propre fils, dans une société qui, du moins dans l'ordre de l'imaginaire, fait passer clairement l'amour de la patrie avant l'amour pour la famille, au point de produire ces fameux “exemples” : il est probable que les lecteurs de Tite-Live, découvrant que Titus Manlius était resté de marbre devant l'exécution de son propre fils, associaient son cas à celui de Lucius Giunius Brutus, qui lui aussi, magistrat impassible, avait assisté à la mise à mort de ses fils, condamnés pour complot contre la République naissante» (A. Fraschetti, in G. Levi et J.-C. Schmitt. ibid. p. 88) De l'origine de la famille, on passait à celle de l'État. Imperiosus et Torquatus agirent chacun envers leur fils selon la leçon tirée du sort de Capitolinus, et pour cette raison, ils furent toujours adulés des citoyens. Le transfert de la névrose ganymnédienne du père à l'État, cette «tendresse pour son père ainsi que pour sa patrie, et de respect envers ceux qui étaient au-dessus de lui» (III, 22) (N. Machiavel. op. cit. pp. 301-302), indique l'attitude passive du Fils à l'égard du Père comme la seule position tenable pour ensuite lui permettre d'être le Père de son armée, dans laquelle son propre fils est ramené à l'égal de tous les autres légionnaires. «Un homme de ce caractère, écrit encore Machiavel, parvenu au commandement, désire trouver des hommes qui lui ressemblent. Ses ordres, et la manière dont il en exige la stricte exécution, portent l'empreinte de la vigueur de son âme. C'est une règle certaine que celui qui donne des ordres sévères doit les faire suivre avec rigidité; autrement on le trompera…» Donc, pas de passe-droit. «Observons à ce sujet que pour être obéi, il faut savoir commander; ceux-là le savent qui, après avoir comparé leur force à celle de leurs inférieurs, commandent lorsqu'ils y trouvent les rapports convenables, et s'en abstiennent dans le cas contraire. […] Manlius contribua à retenir la discipline militaire dans Rome par la rigidité avec laquelle il remplissait ses fonctions de général. Il obéissait d'abord à l'impulsion irrésistible de son naturel, et ensuite au désir d'assurer l'observation exacte de ce que ce naturel lui avait fait ordonner» (III. 22) (N. Machiavel. ibid. p. 302). Machiavel se range donc de l'avis de Tite-Live : «Cet historien ne donne pas moins d'éloges à Manlius, pour l'acte de sévérité par lequel il fit périr son fils, ce qui rendit l'armée si docile aux ordres du consul que Rome lui dut sa victoire sur les Latins…» (III, 22) (N. Machiavel. ibid. p. 303) , et à nouveau, tire la leçon en faveur de l'intégrité de l'État : «…je dis que la conduite de Manlius me paraît plus digne d'éloges et moins dangereuse dans un citoyen qui vit sous les lois d'une république; elle tourne entièrement à l'avantage de l'État et ne peut jamais favoriser l'ambition particulière; car en agissant ainsi on ne se fait point de créatures. Sévère à l'égard de chacun, attaché uniquement au bien public, ce n'est point par de tels moyens qu'on s'attire de ces amis particuliers que nous avons appelés plus haut des partisans. Ainsi une république doit regarder une pareille conduite comme très louable, puisqu'elle ne peut avoir que l'utilité commune pour but, et qu'elle ne peut être soupçonnée de frayer une route à l'usurpation de la souveraineté» (III, 22) (N. Machiavel. ibid. p. 304). Transféré du familial au politique par la socialisation de l'agressivité, l'hybris se vide de sa dimension sadique pour se livrer entièrement aux volontés et aux attentes de l'État, c'est-à-dire, aux instincts de vie de la société, mais les moments de crises, guerres civiles ou invasions étrangères passés, rien n'empêchera ce sadisme de refluer dans la satisfaction de la destrudo. Sans l'inhibition de l'inceste paternel par l'État et la Patrie, l'angoisse de la castration ne pourrait suffire à inhiber seules les pulsions agressives et à les rendre disponibles à la Cité.

Si nous avons tant insisté sur le cas des Manlius, c’est précisément afin d’observer comment un droit patriarcal est passé de l’individu à l’État et avec lui toutes les transactions effectuées dans l'économie des affects, et surtout les plus pervers, les plus subversifs. Le machiavélisme de la névrose ganymédienne se révèle surtout dans l’épisode du Bataillon Sacré de Thèbes. «On professait, dans le milieu de Socrate, que l'armée la plus invincible serait celle qui serait composée de paires d'amants, mutuellement excités à l'héroïsme et au sacrifice : cet idéal fut effectivement réalisé au IVe siècle dans la troupe d'élite créée par Gorgidas, dont Pélopidas fit le bataillon sacré et à qui Thèbes dut son éphémère grandeur» (H.-I. Marrou. op. cit. p. 63). Et, ce qui n'était encore que fantasme politique au temps de Socrate, devint réalité historique une génération plus tard, et nous sommes là, sans doute, en présence d'une des institutions les plus pernicieuses de l'Histoire - bien que hautement héroïques -, de la pédophtorie d'État : le Bataillon Sacré de Thèbes.
«Le Bataillon Sacré fut, dit-on, créé par Gorgidas. Il y fit entrer trois cents hommes d'élite, dont l'État assurait la formation et l'entretien, et qui étaient campés dans la Kadméia. C'est pour cela qu'on l'appelait le Bataillon de la Ville, car en ce temps-là on donnait couramment aux acropoles le nom de villes. Quelques-uns prétendent que cette unité était composée d'érastes et d'éromènes: “Le Nestôr d'Homère, disait-il, est un médiocre tacticien, quand il engage les Grecs à se grouper au combat “par tribus et par clans”:
“Ainsi le clan pourra s'appuyer sur le clan
Et la tribu porter secours à la tribu”
alors qu'il fallait ranger l'éraste près de l'éromène. Car, dans les périls, on ne se soucie guère des gens de sa tribu ou de sa phratrie, tandis qu'une troupe formée de gens qui s'aiment d'amour possède une cohésion impossible à rompre et à briser. Là, la tendresse pour l'éromène et la crainte de se montrer indignes de l'éraste les font rester fermes dans les dangers pour se défendre les uns les autres. Et il n'y a pas lieu de s'en étonner, s'il est vrai qu'on respecte plus l'ami, même absent, que les autres présents.
C'est ainsi qu'un guerrier terrassé et près d'être égorgé par l'ennemi le priait, le suppliait de lui passer l'épée à travers la poitrine, “afin, dit-il, que mon éromène n'ait pas à rougir devant mon cadavre, en me voyant blessé dans le dos”. On dit aussi qu'Iolaos, aimé d'Héraklès, partageait ses travaux et combattait à ses côtés. Et Aristote rapporte que, de son temps encore, les éromènes et les érastes se prêtaient serment de fidélité sur le tombeau de Iolaos. Il est donc naturel que l'on ait appelé “sacré” ce bataillon, de même que Platon définit l'amant comme “un ami inspiré par la divinité”. On dit que le Bataillon Sacré resta invincible jusqu'à la bataille de Chéronée. Après cette bataille, Philippe, regardant les morts, s'arrêta à l'endroit où gisaient les trois cents, que les sarisses avaient frappés par-devant, tous avec leurs armes et mêlés les uns aux autres. Il fut dans l'admiration et, quand il eut appris que c'était le Bataillon des érastes et des éromènes, il pleura et dit: “Maudits soient ceux qui soupçonneraient ces hommes d'avoir fait ou subi rien de honteux!”
Au reste, ce n'est pas, comme le disent les poètes, la passion de Laïos qui fut à l'origine des liaisons amoureuses chez les thébains, mais ce sont les législateurs qui, voulant détendre et assouplir dès l'enfance le tempérament violent et brutal de leurs compatriotes, d'une part introduisirent partout, dans les occupations sérieuses comme dans les amusements, l'usage de la flûte, instrument qu'ils mirent en honneur et placèrent au premier rang, et, d'autre part, favorisèrent ce genre d'amour et lui donnèrent libre carrière dans les palestres afin de tempérer le caractère des jeunes. C'est pour le même motif qu'ils ont aussi, et avec raison, intronisé dans leur cité la déesse que l'on dit fille d'Arès et d'Aphrodite, persuadés que là où les natures guerrières et combatives ont le plus de relation et de commerce avec la Séduction (Peithô) et les Grâces (Kharites), l'État jouit, grâce à Harmonia, de l'organisation la plus équilibrée et la plus parfaite.
Pour en revenir au Bataillon Sacré, Gorgidas en répartissait les hommes dans les premiers rangs des hoplites en les plaçant en avant et tout le long de la phalange; de la sorte il ne mettait pas leur valeur en évidence et n'employait pas pour une action commune leur force, qui se trouvait dispersée et diluée dans une masse de qualité inférieure. Pélopidas, lui, ayant vu resplendir leur vaillance dans tout son éclat à Tégurai, où ils avaient combattu à ses côtés, ne les sépara ni ne les dissémina plus; il en fit un corps à part, qu'il exposait le premier au péril dans les combats les plus importants. De même que les chevaux attelés à un char sont plus rapides que lorsqu'ils courent seuls, non point parce que, dans leur élan impétueux, ils fendent l'air plus facilement à cause de leur nombre, mais parce que la rivalité et l'émulation réciproque enflamment leur ardeur, de même, pensait [sic]-ils, les braves, lorsqu'ils s'inspirent mutuellement le désir des grands exploits, sont les plus empressés et les plus efficaces pour accomplir une action commune» (Plutarque, cité in B. Sergent. op. cit. pp. 45 à 47)
Pour bien comprendre ce dont il s'agit avec ce Bataillon Sacré de Thèbes et comprendre cette idée de se servir du couple uni par l'amour, voire le désir d'objet sexuel, pour faire les sales besognes de la Cité-État, il faut revenir à ce qui se passe ailleurs, en Orient par exemple. Durant toute la haute-antiquité, l'individu n'a jamais compté pour quoi que ce soit, ni en lui-même, ni même pour le bien de l'ensemble. Le sacrifice humain était exigé par un certain nombre de religions, en Mésopotamie ou en Inde. Ce qui exprime le mieux ce mépris du sentiment individuel, se retrouve dans l'ordre donné par Yahweh à Abraham: «Prends ton fils, ton unique, que tu chéris, Isaac, et va-t'en au pays de Moriyya, et là tu l'offriras en holocauste sur une montagne que je t'indiquerai» (Gn. 22, 2.). Les citoyens grecs ou occidentaux n'aiment pas moins leurs enfants que le vieil Abraham pouvait aimer le fils de sa vieillesse, et le cas de Manlius Torquatus est là pour nous le rappeler. Mais en Orient, les sentiments qui unissent les individus entre eux ne sont pas tenus en compte par les autorités de la Cité. D'autre part, les liens affectifs interpersonnels peuvent être aussi tendres et aussi sincères que ceux exprimés par la littérature grecque ou que nous pouvons ressentir aujourd'hui: «Isaac s'adressa à son père Abraham et dit : “Mon Père!” Il répondit : “Qui, mon fils!” - “Eh bien, reprit-il, voilà le feu et le bois, mais où est l'agneau pour l'holocauste?”Abraham répondit : “C'est Dieu qui pourvoira à l'agneau pour l'holocauste, mon fils”, et ils s'en allèrent tous deux ensemble» (Gn. 22, 7.) L'attitude empreinte de noblesse d'Abraham, les soupçons vaguement inquiets d'Isaac, l'abandon total à la pleine générosité d'Yahweh révèlent l'abnégation de l'Oriental devant la fatalité du destin en même temps que la grande espérance juive dans la sagesse divine. Aussi, l'Ange de Yahweh arrête le bras d'Abraham au moment fatidique en lui disant : «Ne lui fais aucun mal! Je sais maintenant que tu crains Dieu: tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique» (Gn. 22, 12). Dans le cas d'Abraham, comme dans celui de Torquatus, l'exigence sociale se fait au-dessus de l'affectivité des liens interpersonnels et Abraham lève fermement son bras armé, sans plus de clémence que l'inflexible Torquatus qui assiste impassible à la mise à mort de son fils. Yahweh, comme les autres dieux des grandes civilisations orientales, exerce son pouvoir absolu par la crainte qu'il fait peser sur ses fidèles, aussi tout le système d'éducation judaïque reproduira cette exigence indéfectible comme le rappelle Northrop Frye : «Le Livre des Proverbes, traditionnellement attribué à Salomon, recommande qu'on use de châtiments corporels envers ses propres fils, dans un verset (19,18) qui a probablement été responsable de plus de souffrances physiques que toute autre phrase jamais écrite. Dans l'Écclésiastique du Siracide, dans les Apocryphes, ce principe s'élargit en un enthousiasme général pour battre quiconque est à portée de main, y compris des filles et les serviteurs. Ce qu'il y a derrière cela, ce n'est pas du sadisme, mais l'attitude qui a donné un caractère si curieusement pénal à l'éducation des jeunes jusqu'à nos jours. L'éducation consiste à acquérir les bonnes manières de se conduire et à s'y tenir; de là vient qu'on doit, comme un cheval, y être rompu» (N. Frye. Le Grand Code, Paris, Seuil, Col. Poétique, 1984, pp. 180-181). Mais il y a aussi de l'amour, et c'est ainsi que le verbe «craindre» prends sa double signification: peur bien sûr, mais amour de Dieu aussi. Contrairement à l'angoisse de la castration qui domine la tragédie des Manlius, dans le cas du Bataillon Sacré de Thèbes, la Cité ne compte pas tant sur les sentiments de crainte (peur ou amour) qu'elle inspire aux Thébains - ce qu'exprime le premier paragraphe de l'exposé de Plutarque et des propos attribués à Pamménès -, que sur l'amour paternel incestueux, ganymédien, contenu dans les relations entre ses citoyens mâles qu'elle entend «cultiver» pour mieux s'en servir dans les buts qui seront les siens. La crainte des dieux n'y est donc ici pour rien car tout repose sur l'Éros qui uni les amants. Après la période d'hédonisme du Ve siècle, la re-socialisation du sexuel passe ici non plus par la pédérastie initiatique mais par une entreprise - celle prêtée à Gorgidas - d'une «machiavélisation de l'Éros».

La «machiavélisation de l'Éros» poursuit la socialisation du sexuel mais sans sa contre-partie de désexualisation du sexuel, comme dans l'antique pédérastie initiatique. Profitant des observations de l'hédonisme athénien, il s'agit de conditionner et d'utiliser l'Érotikè à des fins purement politiques. Elle s'inscrit ici non dans le prolongement de la Païdeia socratique, mais dans la pédophtorie dont l'action militaire de la Cité finit par se confondre avec le but (auto-)destructeur des pulsions. Elle est, enfin, au niveau collectif, non seulement le triomphe ennuyeux des pulsions de mort sur celles de vie, mais bien la forme la plus pernicieuse de la prise en otage d'Éros par Thanatos. À «l'érotisation de la pensée» promue par Platon, les Thébains opposent «l'érotisation de la guerre». Ici, l'amour ne sert pas à réaliser ni à accomplir ou dépasser les buts de la satisfaction de la pulsion érotique, mais plutôt à canaliser la pulsion érotique mise au service des buts de l'agressivité, la réalisation de l'hybris au service des intérêts institutionnels. La «machiavélisation de l'Éros» est la poursuite des objectifs de l'État qui franchit la règle élémentaire de la mesure/démesure; la poursuite de ses objectifs, par le Pouvoir, jusque dans l'excès, qui peut conduire aussi bien à l'anéantissement de l'ennemi (le sadisme d'État) qu'à la mise à mort de ses propres soldats (un sadisme masochiste analogue à la structure psychique de Gilles de Rais). Comme l'écrit si justement Serge Doubrovski à propos de la tragédie cornélienne: «La machiavélisation, c'est la transposition et l'équivalent, sur le plan politique, du “sadisme” sur le plan existentiel, il s'agit là de deux faces complémentaires de la même dégradation» (S. Doubrovski. Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, Col. Tel, # 64, 1963, p. 287), et qui coïncide parfaitement bien avec le déclin amorcé de la civilisation hellénique après la guerre du Péloponnèse. Ainsi, à la bataille de Chéronée, si les trois cents du Bataillon Sacré gisent morts sans avoir reçus de blessures dans le dos, dans le sacrifice volontaire et pleinement consenti de leur vie à l'amour de «celui qui se tenait à côté», c'est toute la Cité de Thèbes qui est maintenant aux pieds du conquérant. La «machiavélisation de l'Éros», comme le crime individuel, finit par s'achever dans l'autodestruction, aussi relève-t-elle moins de l'agressivité contre l'Autre, que l'agressivité tournée contre soi.

La Polis vit quand l’individu se sacrifie, rappelle Werner Jaeger (Paiedeia, Paris, Gallimard, Col. Tel # 127, 1964, p. 126). Pour en arriver à ce sacrifice - passif ou actif -, l’État a dû s’approprier les symboles du patriarcat primitif et assumer à la fois la figure du bon Père (le pourvoyeur) et du mauvais Père (le castrateur). Le paganisme avec lequel la civilisation occidentale a renoué à partir de la Renaissance a ramené ces figures d’enfants qui se sacrifiaient volontairement pour la patrie. La Révolution française, suivie de la Troisième République ont commenté ad nauseam les récits de la mort de Bara et de Viala. Les États nations n’ont guère ménagé le sang de leurs peuples au point de faire dire au polémologue français Gaston Bouthoul que, du point de vue démographique, la guerre n’était rien de moins qu’un infanticide différé de milliers de jeunes hommes que la société pouvait se permettre de sacrifier! (G. Bouthoul. Le phénomène-guerre, Paris, Payot, Col. P.B.P., #29, s.d., p. 171). Le scoutisme, initié par un jingoïste de la trempe de Badden-Powell, a servi de modèle aux nations totalitaires pour créer des Comsomols (en U.R.S.S.), des Balillas (en Italie fasciste), la Hitlerjungend (en Allemagne nazie) et les différents mouvements de jeunesses patronés par l’Église catholique : de l’Espagne et du Portugal à l’Amérique latine; de la France catholique au Québec. Angoissés par les leçons de parricide offertes par les révolutions depuis le XVIIe siècle en Angleterre, et le XVIIIe aux États-Unis et en France, l’ordre établi par les différentes minorités dominantes capitalistes des États occidentaux a ressuscité ces rapports pervers (psychologiquement) et subversif (socialement) en engageant des figures de Fils de l’Enfant-Peuple a être traité  comme des objets disponibles au maintien de la cohérence, coûte que coûte, des privilèges acquis par l’argent et par le pouvoir. L'analyste américain Lindsay Waters, dans L'éclipse du savoir, (Paris, Allia, 2008), a raison de rapprocher l'amorce de la détente entre les puissances occidentales et l'U.R.S.S. de Brejnev, alors que la Chine de Mao, l'Amérique de Nixon et la France de De Gaulle se trouvaient aux prises avec des révoltes de mouvements de jeunesse qu'il fallait dominer coûte que coûte. Lorsque le «clan des Frères» refuse la soumission ou la résilience à l'ordre établi par les minorités dominantes, plus que la sécurité, c'est l'ordre même du Cosmos qui est menacé. La peur sociale et politique est vite dépassée par l'angoisse métaphysique de la stabilité du monde. Alors la «machiavélisation de l'Éros» est entrée en jeu. En Chine, par la subversion des Brigades Rouges de la Révolution culturelle, perverties par le «poète» Mao Tsé-Toung; par la répression meurtrière sur les campus universitaires américains, complément de l'infanticide différé de ces rebels without a cause qui s'en étaient trouvés une en s'opposant à la conscription pour la guerre au Vietnam; par la pédophtorie d'État qui, pour une raison aussi futile que l'interdit des étudiants universitaires de se rencontrer avec les étudiantes dans les chambres du campus universitaire, visait à contester le pouvoir monarchique que le général De Gaulle avait investi la Constitution de la Ve République en 1958. C'étaient là, de la part des États, des aveux de faiblesses du maintien de l'ordre social. De nouveau, il apparaissait possible que, près de deux siècles après la Révolution française, l'ordre bourgeois - l'establishment - puisse s'effondrer de la même manière que l'ordre nobiliaire s'était effondré sous les coups de la bourgeoisie sous l'Ancien Régime.

C’est-à-dire qu’au-delà d’un conflit de générations comme le suggère les sociologues, il s’agit bien d’une perversion sexuelle investie par les institutions d’un système social où, après avoir reconnu la primauté du Sujet, sa dignité, sa liberté et son intégrité, les structures le ramène à l’état d’Objet, voire d’étant, servant uniquement aux caprices d'une frange dominante de la société. Avec le salariat se reproduit la vieille domination de l’esclavagisme antique qui permettait aux maîtres de satisfaire leurs caprices dans ces «étants» qu’étaient ses esclaves.
Yasumasa Morimura en Saturne de Goya
La célèbre dialectique du maître et de l’esclave, que l’on retrouve dans la Phénoménologie de Hegel, montre que la conscience vient à l’esprit de l’esclave, mais que la force brute reste toujours l’attribut du maître. Dans les faits, toutefois, la violence que s’attribue le clan des Frères, les Fils soumis puis révoltés, est moins une marque de conscience que l’expression d’une souffrance. Celle d’être constamment dans un état ontologique d’Objet. Les maîtres ont davantage conscience de leur suprématie et de la nécessité du maintien du statu quo sur l’état du monde dont leur pouvoir et leurs richesses personnelles dépendent. En ce sens, la «machiavélisation de l’État» permet encore de canaliser les forces rebelles vers la répression et de duper la conscience collective par l’apparence d'éternité de l’état des choses. Le théorème de Théognis apprend aux maîtres qu’ils peuvent disposer sexuellement, aussi bien pour la satisfaction de l’Éros que celle de la Destrudo, des esclaves dont les premiers sont, précisément comme dans les romans de Sade, leurs propres enfants. Enfin, le dernier tabou qui résiste encore à l’hédonisme bourgeois du XXIe siècle - je parle de la «pédophilie» qui est, nous l’avons vue, pédophtorie -, trouve sa force de résistance dans la métaphore qu’il est chargé de dissimuler. La pédophilie des «malades», psychopathes ou autres n’est que l’aveu implicitement contenu de la pédophtorie des dirigeants sociaux, qu’ils soient économiques, étatiques ou cléricaux (civils ou religieux). Bref, Saturne continue toujours de dévorer ses enfants et, en société de consommation, son appétit est sans …faim⌛

Montréal
14 septembre 2013

1 commentaire:

  1. En dessous du texte un texte. Des images d'une grande souffrance. Le doute et la recherche sont les chemins qui mènent souvent à ce que chacun se trouve une perception.
    Joli travail en d'autres mots.
    Cordialement

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