lundi 4 août 2014

Wo! Wo! Wo! ma p’tite Julie…

Julie
WO! WO! WO! MA P’TITE JULIE…

Dans un article du Devoir du  25 juillet 2014, Christian Rioux exposait «le choix de Julie», une élève du secondaire au prénom fictif, dont un enseignant avait fait part de la démarche de renoncer à la langue française pour l’anglaise. Le texte de ce billet mérite d’être rapporté autant pour la vérité qui s’en dégage que pour l’effet réactif qu’elle suscite chez notre chroniqueur :
«Il y a plusieurs semaines, un professeur a eu la gentillesse de me faire parvenir une lettre d’une de ses étudiantes. Cette jeune fille, que nous appellerons Julie, venait de faire le choix de poursuivre ses études en anglais. Dans une écriture laborieuse, elle exprimait sa désillusion à l’égard de sa langue maternelle, le français. À l’orée de sa vie adulte, elle avouait tout simplement ne pas aimer le français, quitte à être “le déshonneur de ce qui devrait être son peuple, écrivait-elle.
Loin de la révolte que l’on ressent souvent à son âge, chacun de ses mots maladroits exprimait une immense fatigue culturelle, pour reprendre l’expression d’Hubert Aquin. Cette fatigue de devoir parler une langue qu’il faut sans cesse défendre, une langue qui sera toujours minoritaire en Amérique, une langue que Julie trouvait difficile et dont elle savait bien qu’elle ne la maîtrisait qu’à moitié. Bref une langue dont elle découvrait chaque jour qu’elle était de moins en moins la sienne.
Je comprends que le français est une part de notre culture et je comprends aussi que pour certaines personnes cette culture prend beaucoup d’importance, mais moi, je n’accorde pas une telle importance à une langue”, dit-elle. Julie incrimine ses professeurs de français qui n’auraient cessé de la “sermonner” à propos de sa “langue natale [sic]” qu’elle devait “absolument maîtriser”. Elle loue au contraire ses professeurs d’anglais qui auraient su la motiver. Avec pour résultat que sa vie culturelle est aujourd’hui essentiellement en anglais. “J’en suis venue que [sic] je consommais 95 % de tout ce qui m’entourait que ce soit de la lecture, du cinéma, de la musique, etc., tout en anglais. J’en venais jusqu’à me parler en anglais dans ma tête pour être certaine qu’une fois en classe je maîtriserais bien cette langue”.
Dans une terrible allégorie, elle compare son choix à “l’achat d’une nouvelle laveuse. Deux modèles vous sont offerts au même prix” avec seulement quelques différences esthétiques”, dit-elle. Mais l’une a plus d’options. “Pourquoi prendre moins d’options pour le même prix? C’est un peu ma vision de l’anglais”.
On notera que Julie n’a pas eu besoin de cours d’anglais intensifs en sixième année pour choisir d’en faire sa première langue. Elle l’a fait toute seule, sans pressions, par simple fatigue culturelle. Exactement comme l’avait prédit le journaliste Étienne Parent en 1839 lorsqu’il écrivait que “l’assimilation, sous le nouvel état de choses, se fera graduellement et sans secousse et sera d’autant plus prompte qu’on la laissera à son cours naturel et que les Canadiens français y seront conduits par leur propre intérêt, sans que leur amour-propre en soit trop blessé”.
Cette fatigue culturelle est aujourd’hui omniprésente au Québec, n’en déplaise aux élites jovialistes qui se prétendent “libérées des guerres linguistiques” traditionnelles. Comment peuvent-elles ne pas entendre cette fatigue qui hurle à tue-tête jusque dans les phrases créolisées de Dead Obies, où le français lâche son dernier râle. Des phrases qui ne sont ni en farsi, ni en arabe, ni en argot, mais toujours en anglais. Voici d’ailleurs comment l’un de ses membres, Yes Mccan, décrit avec talent ce beau Québec «métissé» que l’on nous vante tant. “Mon pauvre peuple québécois, pris dans l’apprenage par cœur, dans l’histoire figée quelque part entre la Conquête et la loi 101, pas capable de se la faire son histoire, de la continuer, les bras trop engourdis par la semaine de 40 heures pis la tête dodelinante sous le poids du top 5 à CKOI”.
Comment ne pas percevoir, devant ce paysage aux allures de désolation, le désir montant d’une génération de s’extraire du Québec tout entier, de son histoire qui bégaie, et finalement de sa langue, dernier boulet qui empêche notre complète immersion dans cette vibrante Amérique tant rêvée et tant désirée depuis toujours. Les beaux discours des élites montréalaises mondialisées sur le «métissage» et cette langue “imagée, musicale, riche de nombreuses influences” ne devraient tromper personne. Ils ne sont qu’un cataplasme sur les plaies ouvertes d’un Québec blessé que les mots de Mccan et de Julie ont au moins le courage de nommer. C’est ce même cri de désespoir qu’exprimaient magistralement Mathieu Denis et Simon Lavoie dans le très beau film Laurentie qui montre un Québécois en déshérence dans un Montréal où il est devenu un étranger.
Pendant que nos élites se gargarisent de «métissage» dans des mots empruntés à la propagande du ministère du Multiculturalis- me, des adolescents issus des milieux populaires font chaque jour le même choix que Julie. Ce choix est le même que faisait, dans les années 1950, le petit peuple ouvrier de Montréal. Lui aussi avait été trahi par ses élites. Elles avaient même poussé l’obscénité jusqu’à proposer le bill 63 qui consacrait le libre-choix de la langue d’enseignement au Québec. Aujourd’hui, ce sont nos élites médiatiques qui nous enfoncent de force dans la gorge la langue de la mondialisation. On est loin du grand Miron qui disait, au contraire, qu’au Québec, l’anglais, il fallait “se le sortir de la gueule”. Miron, reviens, ils sont devenus fous!»
Il y a deux revers d’une même médaille dans ce texte de  Christian Rioux. Il y a le recto Julie. Il y a le verso Rioux.

Je ne devrais pas me faire l’injure d’être un second Justin(e) Trudeau en disant plus simplement que Julie est une petite paresseuse, car ce n’est pas l’anglais qu’elle se refuse d’apprendre mais le français. Au Canada, apprendre le français est un exotisme. On s’impose l’obligation de le faire quand on se lance en politique …dans les ligues majeures d’accéder un jour à un ministère ou un poste important de l’armée du fonctionnariat. Autrement, on apprend le français, parfois, pour le plaisir de l’utiliser dans un voyage en France. Où lire du Nicolas Sarkozy pour s’intégrer dans le clan Desmarais. D’autre part, il ne faut pas se laisser sous l’impression que Julie est tombée en amour avec Shakespeare, ou parce qu’elle s’abandonne à la belle versification de Robert Browning ou la prose des sœurs Brontë; des nouvelles de Faulkner ou d’Hemingway… Julie comprend, comme la plupart des jeunes Québécois, quelques mots anglais populaires mais très efficaces : fun, fuck, money, job… De plus, Facebook et autres média sociaux ouvrent sur un surfing continue pour échanger du vide avec d’autres esprits aussi vides que celui de Justin(e) Trudeau et autres buddies branchés. En fait, cette communication a peu avoir avec une langue qui soit autre chose que le langage de la nouvelle technologie informatique où le minimum de mots équivaut au minimum de maux, et ce minimalisme expressif condense l’ensemble des sentiments humains dans une éructation que le langage twitter, plus phonétique que scripturaire, rend parfaitement comme expérience de communication. La régression psychologique généralisée n’affecte pas seulement les adolescents. Elle prend les adultes au jeu du free for all qui encourage la paresse et la passivité. Le paresseux n’est pas tant Julie que Justin(e) qui parle autant un anglais banal, sans style ni couleur, qu’un français médiocre, qui, lui, se vante de ses diplômes spécialisés en littérature anglaise!

Un peu comme Justin(e), Julie dit accorder peu d’importance à la langue. Elle va directement à l’anglais pour des raisons «pragmatiques». Elle veut faire sa vie en anglais parce que ego consumam ergo sum, et que l’anglais est la langue de la consommation. Les considérations linguistiques ou culturelles de Julie ne vont pas plus loin. Aussi, quand Rioux lui attribue une «fatigue culturelle», c’est d’avantage lui qui ressent cette fatigue que Julie dont il essaie de sauver «l’honneur». Mais l’honneur, Julie, elle s’en fout. Sa gomme collée au palais, ses tatous niaiseux, son piercing, appartiennent autant à l’image que je me fais d’elle que la fatigue culturelle dans l’imaginaire de Rioux. Là où elle nous montre son type d’intelligence pragmatique, c’est bien lorsqu’elle comprend que tout n’est affaire qu’esthétique et comme tous les goûts sont dans la nature, y compris les mauvais, le rapport qualité/prix concernant la vie quotidienne signifie davantage de s’orienter vers l’anglais. J’achète l’anglais car c’est une langue moins coûteuse que mon prof me vend pas cher. Alors que le français est exigeant pour l’apprentissage puisqu’il me rapportera peu. Bref, M. Rioux aurait plus de lecteur s’il était publié par The Gazette ou The Globe and Mail. Petite bourgeoise arriviste, à l’image de ses contemporains, de ses parents, des institutions québécoises, Julie nous lance effrontément ce que nous dissimulons par honte. Elle voit Euginie Butchard du West Island baragouiner le français que ses parents lui ont sorti de la gueule pour swingner de la palette et se mériter les honneurs de Wimbledon. Toutes les p’tites Eugénie se pressent au court, les cheveux blonds relevés en chignons, pour applaudir leur idole que les média nationaux, plutôt téteux par les temps qui courent, montent au pinacle de l’Histoire, de manière bien supérieure à ce qui se passe au Moyen-Orient ou en Europe. Ce sont ces grand dadais du centre du Québec qui, à l’exemple des Australiens – car probablement l’idée du Genie Army ne leur en serait sûrement pas venue toute seule -, forment un «corps d’élite» de supporteurs qu’ils promeuvent avec un français plutôt primaire. Les Genie Fuckers aurait sans doute davantage évoqué la nature de leurs motivations à supporter celle dont on attend le miracle d’une première grande coupe mondiale, malheureusement à Montréal plutôt qu’à Toronto. Julie, elle, apprend encore à se désinhiber avec la langue anglaise made in American Standard. Mais le succès de l’une n’est pas la garantie de la réussite de l’autre.

En fait, le cas de Julie la paresseuse n’est pas suspendu sur la même corde à linge que les bobettes de Dead Obies, groupe qui se brancherait plutôt sur la poulie de la gauche pro-islamiste de Québec Solidaire. Poésie facile qui se rattache à l’idée que la vulgarité est poétique en soi car elle est l’expression des gens qui n’ont pas la prise de parole. Dead Obies (ou les teckels morts), c’est du niaisage que l’on présente comme du métissage; un peu comme Julie présente sa paresse qui favorise l’anglais comme provenant de sa consomma-
tion culturelle. Qui veut noyer son teckel l’accuse d’avoir la rage, c’est connu. Plus que les mots utilisés, c’est la composition de la phrase – si phrase il y a – qui va nous dire qui de l’anglais ou du français triomphe dans le «métissage» supposé du style du groupe. Son leader, Yes Mccan (Yes we can?), nous rumine du Biz passé date : «Mon pauvre peuple québécois, pris dans l’apprenage par cœur, dans l’histoire figée quelque part entre la Conquête et la loi 101, pas capable de se la faire son histoire, de la continuer, les bras trop engourdis par la semaine de 40 heures pis la tête dodelinante sous le poids du top 5 à CKOI». Ne cherchez pas d’originalité à ce plaidoyer qui charrie des lieux communs. Là où Julie juge ses profs de français plutôt chiants, Mccan dénonce l’apprentissage difficile que certains cours magistraux ne peuvent transformer en parties de plaisirs. Une même paresse semble lier les deux parties. Il se lamente sur l’incon-
tournable «histoire figée», ce qui n’est guère songé bien loin. Il reprend la mélancolique mélopée du pauvre peuple «pas capable de se la faire son histoire», tant il est écrasé par l’exploitation par le travail et l’aliénation des gros médias sur lesquels Mccan rêve toutefois de passer sa junk. À ce niveau-là, ce n’est plus de la «fatigue culturelle». C’est : «ton chien est mort»! Les Dead obies, juste versant des télétubbies qui ont dû faire la première éducation de Yes Mccan et des membres de son groupe. M. Rioux prend tout ça trop au sérieux. Chaque génération de Québécois, depuis un demi-siècle, a généré ses paresseux du français et ses défenseurs du cosmopolitisme qui se ramène toujours à métisser le français avec l’anglais et rarement avec une autre langue. On a déjà oublié le scandale lié à une dictée du ministère de l’Éducation qui reprenait une chanson auto-méprisante de Daniel Boucher, il y a une dizaine d’années de cela. CQFD.  

Jusqu’ici, le lecteur courageux qui m’aura accompagné dira que je suis misanthrope et que je cultive la haine de mon peuple. Eh bien, voilà précisément où je voulais en venir. La haine de soi – ce que les Allemands appellent la Selbsthaß en ce qui concerne la haine juive de soi telle qu’analysée profondément par Théodore Lessing (1872-1933). Ce penseur juif allemand, qui signa son arrêt de mort lorsqu’il compara le héros de la Grande Guerre et président de la République de Weimar, Hindenburg au tueur en série Hartmann, pédéraste et cannibale, fut assassiné presque au lendemain de la prise du pouvoir par des émissaires du Parti nazi. Autant dans les déclarations rapportées de la petite Julie et de Yes Mccan que dans la critique qu’en fait Rioux, nous retrouvons des éléments de la dynamique de la haine de soi dont j’ai étudié les origines dans d’autres textes précédents (De la démoralisation tranquille). Il s’agit maintenant de voir comment ces «témoignages», malgré le passage de la Révolution tranquille, du Parti Québécois et de la soi-disant post-modernité des actifs québécois, rien sur ce front n’a véritablement bougé, peu en apparence et encore moins en profondeur.

Il existe une Selbsthaß québécoise. Étudier la haine de soi des Juifs européens et retenir les principales observations de Lessing nous permet de mieux regarder le discours de la survivance québécoise qui perdure, selon les époques et les thèmes, dans la représentation sociale des Québécois. Toute haine, qu’elle soit de l’autre ou de soi-même, réside dans un sentiment de culpabilité. Depuis trois siècles, ces sentiments se manifestent tant au niveau des groupes nationaux que des classes sociales. De part et d’autre, on se sait haï et on hait. Il en va de la fierté de chaque groupe, de chaque classe et du thymos de chacun. Comme le géographe allemand Ratzel le reconnaissait au début du XXe siècle, «chaque peuple doit s’inventer un nom prestigieux et affubler son voisin de sobriquet méprisable» (T. Lessing. La haine de soi, Paris, Berg International Éditeurs, réed. Pocket, Col. Agora, # 349, 2001, p. 232, n. 2). Ainsi, la plupart des classes ou des peuples tendent-ils à rejeter les culpabilités existentielles sur les autres. Pour les Québécois, les Newfies de Terre-Neuve ont été longtemps la tête de Turc favorite des plaisanteries assez grasses. De même, pour les orangistes d’Ontario, la haine qu’ils portent contre les Canadiens Français s’exprime par les jugements déplacés du commenta-
teur des soirées du hockey sur le réseau anglophone de C.B.C., Don Cherry, un lointain avatar d’un journaliste virulent, Adam Thom, qui lors des Rébellions du Bas-Canada en 1837-1838 appelait ni plus ni moins au «génocide» de la population francophone. Évidemment, ces haines sont faites pour rester bénignes et ne pas conduire au massacre. Autant que la valorisation de soi à ses propres yeux, elles servent à masquer des haines de soi inadmissibles. Comme le souligne au départ Lessing, en effet, «comment l’homme parvient-il à réduire les troubles de sa conscience? Rarement en disant : “Je suis coupable” mais dans la plupart des cas en tentant d’attribuer la faute d’un état insatisfaisant au responsable involontaire de celui-ci. Telle est la loi fondamentale de toute l’Histoire» (T. Lessing. Ibid. p. 46). C’est ici que se scinde le rapport à soi.

Car c’est en admettant précisément que «je suis coupable» que la haine de soi commence à se distiller dans l’inconscient collectif. Autrement, «les peuples heureux et victorieux ont une autre attitude, ils n’ont aucune raison de chercher en eux-mêmes, de se tourmenter et de porter atteinte au sentiment vital ainsi qu’à leur propre assurance naturelle» (T. Lessing. Ibid. p. 47). Comme ce sont les vainqueurs qui ordi-
nairement écrivent l’histoire, la faute retombe généralement sur l’adversaire, le perdant. L’enseignement de l’histoire du Canada, chez les Canadiens anglais, commencent par «la chute de la Nouvelle-France». Par le fait même, le coupable de la résistance au progrès et à la civilisation, ce sont les Français du Canada, devenus les Canadiens Français, les Québécois. Que les Biz et Yes Mccan en appellent encore à la Conquête – sans toujours savoir en quoi elle consiste historiquement -, est un aveu de culpabilité implicite qui se traduit par une «histoire gelée», «incapable de se faire». La culpabilité d’être des vaincus, des coupables dont la religion et la langue particulières restent les stigmates de la faute. Il en va ainsi pour Julie. Et aussi pour Christian Rioux.

Ce processus qui «gèle» l’Histoire au Québec, il a été longtemps attribué à la colonisation par la majorité anglo-saxonne et protestante. L’analyse que Lessing donne de la Selbsthaß juive nous oblige à élargir notre compréhension du problème. Il oblige à regarder le colonialisme comme un processus de domestication, à l’exemple de celui qu’on pratique sur les animaux : «La nature jouit éternellement de sa plénitude, sans se soucier de rien. C’est seulement dans l’animal animé d’une ardeur (par exemple, les animaux domestiques) que se trouvent déjà des éléments de la haine de soi. La soif de puissance et de vengeance, la pitié et le repentir, toute l’énorme force de ces passions “intériorisées par l’esprit” est irriguée par cette secrète pulsion autodestructrice, par cette secrète douleur du sauveur, cette étrange fusion de toute vie limitée mais qui cherche à transcender ses limites. […] Et c’est à partir de cette situation-là qu’il nous faut commencer de comprendre la césure, cette maladie qui brise la vie en mille morceaux et à laquelle [n’importe quel des peuples risque de succomber]. (T. Lessing. Ibid. pp. 58-59). Plutôt que cultiver un ressentiment contre le vainqueur, l’Anglais ou le Bourgeois, on retourne contre soi-même la faute de l’aliénation. C’est à partir de ce moment que le Canadien Français trouve son double. La césure schizophrénique collective opère encore comme parmi le prolétariat ouvrier montréalais des années 1950. Julie sait que le français est sa langue «natale», mais elle se crée une personnalité anglaise pour profiter pleinement de l’ambiance culturelle où elle vit. Elle aurait le choix de faire comme bien d’autres, c’est-à-dire de vivre sa schizophrénie, mais elle choisit de renier sa «natalité» pour se faire entièrement anglo-saxonne. C’est ce que Rioux a de la misère à lui pardonner.

Lessing procédait plus méthodiquement. Une fois la césure constatée, il nous invitait à «prêter attention à la question suivante : par quel processus ou dans quelle situation l’homme ressent-il la nécessité de scinder l’harmonieuse unité de l’existence? Dans quelles circonstances l’homme demeure-t-il “d’une seule pièce”? Il n’est certes pas négligeable de constater d’emblée que la cassure ne peut exister qu’à l’état de veille, c’est-à-dire là où la vie préconsciente et inconsciente se laisse observer. Chaque objectivation d’événements vécus présuppose cet acte “d’aliénation de soi-même”. S’il n’y avait pas d’abord une scission dans le vécu et ensuite dans “la réflexion sur le vécu” nous ne disposerions pas des phénomènes suivants : la faculté du jugement, l’attention, l’esprit, l’entendement, l’analyse critique, l’appréciation, la capacité de vouloir, de choisir, de prendre une décision. Toutes les fois que l’on porte un avis cela présuppose le nombre deux et la dualité». C’est-à-dire que la souffrance qui se dégage de la césure provient moins de la césure elle-même, aussi inconsciente qu’elle apparaît chez Julie ou tordue chez Yes Mccan, mais dans la réflexion sur cette césure. Le sentiment de culpabilité est ressenti comme insupportable s’il attaque le narcissisme de chacun. Pour se laver de la faute, on se douche à l’anglo et au consumérisme. La faute devient culpabilité collective, comme une démarche récurrente de la faute personnelle au péché originel. Et le péché originel est une faute collective à laquelle je m’empresse de me dissocier. Ou, comme Rioux, je m’empresse de m’associer. Alors, on fait passer le «boulet» de la faute de la francité québécoise au métissage multiculturel. Or, ce métissage ne se retrouve pas, malgré les déclarations, dans des compositions vulgaires comme celles de Dead Obies. 

La Selbsthaß québécoise s’est donc développée progressivement au cours des luttes d’affirmation du XIXe siècle. On sait que ces luttes ont été davantage de nouvelles défaites à ajouter à la Conquête de 1760. Les Rébellions, l’Acte d’Union, la Confé-
dération, la Rébellion métisse, les crises de conscription en 1917 et 1942, la Crise d’Octobre, les défaites référendaires. Chaque défaite alourdit le complexe d’échec des Québécois en tant que communauté historique. La césure, pendant ce temps, s’approfondit. Elle polarise des groupes que l’on traite assez haineusement de séparatistes et de fédéralistes. Pour les Québécois, il s’agit de deux objets qui ne peuvent être pris séparément. Le choix impossible mine le rapport d’objet, le sujet s’évanouissant entre les deux identités qui n’en sont pas. Mais la césure continue de creuser encore plus profondément.

Lessing reconnaissait ce problème parmi les Juifs qui s’assimilaient aux nationaux européens au XIXe siècle : «Il nous faut donc faire une distinction entre deux groupes d’événements vécus : ceux qui se situent au-delà de “l’aliénation de soi-même” (c’est-à-dire au-delà de la relation sujet-objet) et ceux qui s’appuient sur la base du dédoublement de soi. Le premier groupe est constitué d’un vécu religieux et esthétique et le second d’un vécu logique et éthique. C’est ce dernier vécu qui est, au sens précis du terme, humain. Considérons d’emblée le premier groupe. Pourquoi donc le religieux et l’esthétique constituent-ils ensemble une opposition à la logique et à l’éthique, et par conséquent à la vie proprement humaine? C’est qu’il n’y a pas, dans ces deux types de vécu, ce côté-ci et ce côté-là, il n’y a pas de “je” et de “tu”, pas de sujet et d’objet. Avoir une expérience religieuse, cela signifie être intrinsèquement relié à l’absolu. C’est-à-dire ne plus faire face à un cosmos. Ce qui veut dire encore : être déjà du purement humain, du purement conscient, du “spirituel” et de “l’éthique” et participer de l’incommensurable plénitude de l’essence divine. Par ailleurs, il y a une nature similaire dans certains événements vécus qui, avant toute connaissance d’un objet, du moi, de l’être et de l’existence, nous fait apparaître “la vie des choses” comme la nôtre. Cela s’effectue au moyen d’une capacité de mimétisme, d’empathie qui se situe encore au-delà de la relation sujet/objet de la conscience. En d’autres termes : le vécu esthétique et le vécu religieux (si divergents qu’ils soient par leurs contenus) constituent tous deux une vie immédiate. À l’opposée de cette vie immédiate se situe la science de la vie qui est certes fécondante au plan de l’esprit mais délétère au plan de l’élément vital. C’est là où s’opère ce détachement de l’esprit par rapport aux âmes qu’intervient la faculté de  haïr la vie» (T. Lessing. Ibid. pp. 62-63). 

C’est ce que la prédication ultramontaine qui s’est établie dans le catholicisme québécois a effectué dans la seconde partie du XIXe siècle, à travers la parabole évangélique de Marthe et Marie. Marthe, c’est celle qui prépare le repas, tandis que Marie se laisse emplir de la grâce de Jésus. Marthe, c’est le vécu logique et éthique. Elle fait non seulement le repas, mais elle veille à la présentation soignée de la table. Marie, c’est le vécu religieux et esthétique. Elle se laisse imprégner du sentiment océanique de l’absolu. Telle était la voie du salut offerte aux Canadiens Français qui renvoyaient aux anglos du Canada les tâches liées à la logique du développement et à l’éthique des pratiques commerciales et industrielles. Cette polarisation est-elle perméable à la jeunesse québécoise du XXIe siècle? Absolument. Ce n’est pas pour rien que la pragmatique Julie compare la situation de l’anglais et du français à deux lessiveuses. Si on veut réussir, aujourd’hui, si on veut avoir du plaisir, de l’argent, des distractions, eh bien, il faut s’angliciser. Elle ne se posera pas de problèmes de conscience et encore moins de culpabilité. Dès qu’ils se présentent, elle les écarte du revers de la main. Ne pas le faire serait une faute impardonnable à ses yeux. Yes Mccan, après les Cowboys fringants et tant d’autres, nous dit que la culture (l’esthétique) est la transcendance qui nous ouvre vers l’absolu cosmopolitique. Phoney baloney! Mais qu’importe. Depuis les maîtres-chantres des petites églises de campagne aller jusqu’à la Maison de l’Orchestre Symphonique de Montréal, le gigantisme et le baroque des constructions culturelles nous écartent de l’objet à saisir et du vécu humain. Nous nous créons une propre sphère esthétisante où nous divaguons dans des compositions ou des créations qui ne sont rien de plus que des délires auxquels on ajoute une justification élémentaire pour obtenir du financement. Dans un univers dégradé par l’aliénation intellectuelle et morale, aucune création ne peut être pure de tout intérêt bassement matériel. Cette réaction de dégoût devant le financement culturel chez les vaincus que nous sommes confine encore au sentiment de culpabilité. Coupables sommes-nous si nous l’acceptons; coupables sommes-nous encore si nous la refusons. Comment éviter alors de passer de la culpabilité à la corruption?

«La minorité est toujours aux aguets pour ne pas prêter le flanc à la critique. Elle vit sous le regard soupçonneux et constamment vigilant de sa conscience critique. D’où le danger qu’elle court de perdre sa spontanéité et de verser dans une trop vigilante lucidité. Il est vrai que chaque minorité menacée doit prendre garde à sa préservation. Mais cela va de pair avec une certaine tendance à l’ironie. Il y a quelque chose qui est aux aguets, qui est en attente et qui se méfie en silence de soi-même. Mais ce n’est pas cette vigilance issue de la détresse qui constitue le vrai danger pesant sur l’essence du [québécois]» (T. Lessing. Ibid. pp. 64-65). Ce ne sont pas, en effet, le choix malheureux de Julie ni les éructations de Dead Obies qui sont, au niveau collectif, le véritable danger qui pèse sur l’essence québécoise, mais le laisser-aller des Québécois face à leurs propres institutions. Ce qui mine foncièrement le respect du français par les Québécois, c’est lorsque le ministre Leitäo lit un paragraphe de son budget en anglais à l’Assemblée nationale. Pire qu’un sacrilège, c’est une faute. Elle ramène le gouvernement Couillard à la vieille politique libérale de confier les finances à un anglophone qui s’exprime dans la langue d’une minorité insignifiante autrement que financièrement. Dans l’ensemble de la démarche canadienne de la régression colonialiste, ce type d’intervention, passé inaperçu dans les préoccupations de la population supposément sensible à la langue française, fait remonter un arrière-goût d’amertume dans la bouche de nos citoyens si vigilants qui célèbrent, avec une larme d’émotion au coin de l’œil, le centenaire de la naissance de Félix Leclerc. On ne peut être aussi aliéné envers soi-même. Julie est peut-être paresseuse, mais elle est franche; alors que la population québécoise est paresseuse, vendue et hypocrite. Le cosmopolitisme qui annonce l’ouverture des Québécois au monde entier n’est qu’une supercherie de plus afin de masquer «le visage de l’homme errant, qui fait tout, sait tout, touche à tout, saisit tout mais qui n’en vit pas moins dans l’angoisse perpétuelle d’avoir manqué l’essentiel et négligé le plus grand. Tous les paysages de la terre ont recraché cet homme dans le grand baquet de la “culture internationale”. C’est là qu’ils s’agitent le long des pistes de course» (T. Lessing. Ibid. p. 67). 

La régression colonialiste, vue en accéléré, ramènerait donc le gouvernement Couillard au niveau de l’assimilationnisme d’Étienne Parent au XIXe siècle. Cette assimilation volontaire, faite sans tambour ni trompette, qui répond aux attentes d’Adam Thom et de Lord Durham conduisait le journaliste libéral à ne rien attendre des hommes d’État anglais pour la perpétuation de la nationalité canadienne-française en Amérique du Nord. Sa lucidité, qui n’était pas pure de Selbsthaß, est le premier aveu de l’abandon à la voie logique et éthique plutôt que de se perdre dans la voie religieuse et esthétique : «Que leur reste-t-il donc à faire dans leur propre intérêt et dans celui de leurs enfants, si ce n’est de travailler eux-mêmes de toutes leurs forces à amener une assimilation, qui brise la barrière qui les sépare des populations que les environnent de toutes part, populations déjà plus nombreuses qu’eux et qui s’accroissent d’une immigration annuelle considérable. Avec la connaissance des dispositions de l’Angleterre, ce serait pour les Canadiens Français le comble de l’aveuglement et de la folie, que de s’obstiner à demeurer un peuple à part sur cette partie du continent. Le destin a parlé : il s’agit aujourd’hui de poser les fondements d’un grand édifice social sur les bords du St. Laurent; de composer avec tous les éléments sociaux épars sur les rives de ce grand fleuve une grande et puissante nation. Pour l’accomplissement d’un pareil œuvre, toutes les affections sectionnaires doivent se taire, et tous doivent être prêts à faire les sacrifices nécessaires. De tous les éléments sociaux dont nous venons de parler, il faut choisir le plus vivace, et les autres devront s’incorporer à lui par l’assimilation. Telles sont, nous en sommes persuadé, les idées de tous ceux de nos compatriotes qui ont réfléchi sur l’état actuel des choses en ce pays, et avec de telles idées on peut bien penser qu’ils seraient les plus zélés travailleurs à l’œuvre de l’assimilation nationale. Il y a plus, c’est que ce sont les seuls capables d’accomplir cet œuvre d’une manière sûre et convenable. Il ne faut pas penser longtemps, pour se convaincre qu’il ne faudrait pas le confier, sans contrôle, aux furieux qui gouvernent le pays depuis quelque temps. Ce serait à coups de hache et de massue qu’ils opèreraient, et ils révolteraient le patient» (Cité in J.-Ch. Falardeau. Étienne Parent 1802-1874, Montréal, La Presse, Col. Échanges, 1975, pp. 102-103). Qui sont ces furieux dont parle Parent? Les députés issus de la Réforme de 1840. Les partisans du gouverneur Sydenham, anti-francophone, chargé de faire appliquer avec rigueur les mesures proposées par le rapport Durham. L’option assimilationniste de Parent que fait ressortir Rioux appartient bien à la même solution que celle choisie par Julie. Ils dérogent tous deux à la vision océanique et absolue de la différence «esthétique» - de la spécificité culturelle des Québécois dirions-nous aujourd’hui -, entre les deux lessiveuses, mais se succèdent dans la voie logique et éthique de la vie humaine.

Mais cette vie humaine se double de la mort de l’âme. Vidée de sa substance nationale, le projet canadien-français s’est rempli de la vie religieuse réactionnaire et conservatrice du second XIXe siècle. Une fois celle-ci évincée après 1960, la culture s’est présentée comme la nouvelle vocation océanique de l’âme québécoise. La chanson au premier plan, la musique, la dramaturgie. Marie écoute toujours, les yeux révulsés, l’esprit vivant de Notre-Seigneur. En retour, une question obsessionnelle torture cette prise de conscience de la césure profonde entre l’esprit et le réel : «…la reconnaissance et le sentiment de la culpabilité […] donnent à la question : “Qui est coupable ?” la réponse : “Nous sommes tous coupables”. En d’autres termes : “Chacun est coupable de tout mais de tous je suis le plus coupable”. Cet aveu de culpabilité collective n’explique pas seulement que chaque juif doit répondre des fautes commises par un autre juif, mais signifie simplement : “Israël est responsable des péchés du monde entier”». (T. Lessing. Op. cit. p. 230, n. 1). Ce n’est plus là un trait particulier des Juifs, puisque nous le retrouvons dans cette culture qui, au lieu de dépasser les errements historiques ou de se livrer dans une célébration de la vie, ne cesse de renouer avec les situations fictives les plus incongrues. «Le plaisir des uns est de voir l’autre se casser le cou», chante Félix Leclerc. Le Séraphin Poudrier de Claude-Henri Grignon laisse mourir son enfant et sa femme par sa cupidité avaricieuse. La Scouine d’Albert Laberge est la femme dénaturée. Les drames bourgeois de Marcel Dubé comme les tragédies prolétariennes ou homosexuelles de Michel Tremblay conduisent à l’explosion du tissu social québécois. Et si Rioux peut rappeler le film de Simon Lavoie réalisateur de Laurentie, comment passer sous silence sa merveilleuse adaptation du Torrent d’Anne Hébert? Dans Laurentie, Lavoie et Matthieu Denis font parler un jeune Québécois en pleine crise d’identité : «Je m’appelle Louis Després, j’ai 28 ans. J’habite à Montréal, dans cette ostie de province de merde. Je ne sais pas ce que j’aime. Je ne sais pas qui j’aime. Je ne sais pas ce que je veux faire de ma vie. Je ne sais pas qui je suis. Mais je sais pourtant que je ne suis pas cet Autre». Impossible relation de sujet/objet qui rappelle comment la fuite dans le vécu esthétique marque une rupture avec la vie réelle. La vie de l’âme de Louis lui coûte la capacité de saisir la vie humaine : «Cet Autre est beau, sa langue est belle et séduisante – mais je ne la parle pas. Il est entouré d’amis – je n’en ai pas. Il est heureux – je ne le suis pas. Depuis peu, cet Autre est mon voisin de palier. Sa présence à mes côtés, sa simple existence me rappellent sans cesse ma propre déchéance et m’apparaissent de plus en plus intolérables». La fuite dans la vie esthétique, dans la culture, l’isole aussi bien de ceux qui appartiennent à sa «nature» que l’Autre, l’étranger, avec lequel s’établit une relation ambivalente amour/haine qui pousse à l’agressivité suicidaire. «Je me sentirais tellement mieux s’il n’était pas là… Tellement mieux parmi les miens : fils de la Laurentie». Mais qu’est la Laurentie? Lavoie la présente dans le film suivant, Le Torrent. C’est une marâtre qui a donné vie à un fils illégitime et qui sent le besoin de se venger de sa culpabilité sur ce fils en lui imposant une vie scolaire qui devrait le conduire à la prêtrise. Malgré les efforts couronnés de succès, la mère s’attribue l’argent du prix de son fils et le frappe lors d’une crise d’indépen-
dance de celui-ci jusqu’à ce qu’il devienne sourd. Seul le tumulte du torrent habite son esprit. Toute l’impuissance de François l’enferme en lui-même et le séminariste deviendra vite une sorte de bête sauvage, vivant seul dans la maison de la mère, au cœur de la forêt. Après qu’il ait laissé sa mère se faire piétiner par Perceval, un étalon, François s’enferme dans sa surdité où le tumulte obsessionnel du torrent devient la métaphore de sa folie. Perdu pour les autres et pour lui-même, François ira se jeter dans le torrent pour rejoindre cette mère méchante qui était pourtant la seule personne avec laquelle il entretenait une véritable relation par-delà sujet et objet.

Du roman d’Anne Hébert, Lavoie retient le passage de la culpabilité de la mère dans le fils. Culpabilité remplie d’une agressivité sourde qui ressort à chaque instant, tout au long du film. Agressivité que l’on retrouve chez Louis dans Laurentie. La haine de soi commence dans la haine de la mère, dans la haine envers la mère, Province de merde. Ce que Lessing avait déjà compris dans la Selbsthaß juive allemande : «Si naturelle, si émouvante que paraisse cette douleur d’être méconnu, rejeté par une mère aimée, il me semble plus digne et plus clair de ne pas offrir les attentions d’un fils à une mère qui humilie le meilleur de ses enfants. Puisse-t-elle enfin sentir ce qu’elle a perdu et galvaudé par sa conduite blasphématoire!» (T. Lessing. Ibid. p. 70) Cette situation devient vite impossible à vivre tant la césure renvoie le réel à la représentation; comme inexistant autrement qu’à travers la représentation qu’il est possible d’enjoliver ou d’enlaidir tant que l’on se sent pas bien. Car, «à quoi bon me maintenir si je ne m’aime guère? Et si tu ne supportes pas les autres, comment te supportes-tu toi-même? Car ton environnement est un miroir qui te renvoie chacune de tes faiblesses multipliée par mille. Tu peux briser le miroir mais non point l’image. Ceux que tu voues aux gémonies sont ceux qui vivent en ton sein» (T. Lessing. Ibid. p. 74). N’est-ce pas ainsi que Louis vit son drame? Et François, encore? «Un homme peut parfois, sa vie durant, détester du plus profond de lui-même la communauté qui l’a vu naître et qui l’a élevé, mais il lui est parfaitement impossible de séparer son propre destin de celui du groupe» (T. Lessing. Ibid. p. 73). En laissant piétiner sa mère par Perceval, François se condamnait lui-même à mort et le suicide dans le torrent n’est que l’acte d’assumer la culpabilité maternelle à travers son propre châtiment. Ce destin est celui que des générations de jeunes Québécois ont accompli métaphoriquement au cours du dernier siècle et demi. Si le Québécois s’assimile, il se suicide «paisiblement», en vivant le crime d’avoir été comme, inauthentique, faux. Du moins, ses enfants n’hériteront-ils pas de son sentiment de culpabilité puisqu’ils auront été élevés Autres que leurs géniteurs. S’il résiste en assumant, génération après génération, la culpabilité de la langue française, langue du vaincu; alors il transmettra la faute et le noyau des raisins mangés par les Pères et Mères agaceront les dents des enfants, pour autant de générations, résistant en surface close dans une Laurentie plus imaginaire que réelle. Chacun portera la culpabilité de l’échec de ses fils et de ses filles. Ne restera plus qu’à donner sa vie à la culture comme d’autres avant la donnaient au Seigneur notre Dieu, «car cela est juste et bon». Julie et Yes Mccan ne sont que les avatars plutôt communs de ce dilemme existentiel québécois. Lessing observait tous ces phénomènes à l’intérieur de la communauté juive allemande de la République de Weimar (1919-1933). Il voyait les options désespérées que les Juifs allemands choisissaient de suivre.

Théodore Lessing fut une conscience malheureuse. D’un côté, s’il respectait le mouvement sioniste, il ne pouvait y adhérer en son âme et conscience, se sentant européen avant tout. De l’autre, il voyait bien que les Juifs ne pouvaient s’assimiler tant le chauvinisme était grand et rendait impuissants tous les efforts qu’ils pouvaient faire pour se voir accepter des différents nationaux, y compris la conversion. La dualité qu’il relevait ne passait pas. Elle créait ou bien un sentiment de culpabilité intolérable, ou bien une démarche impuissante à saisir le réel, l’objet même de leur condition, ou encore se voyait rejeté viscéralement par la Mère-Nation qui bientôt allait le condamner à mort. Et c’est ainsi que le Parti nazi résolut l’impasse où se trouvait acculé Lessing en envoyant deux assassins l’abattre comme un chien alors qu’il se trouvait à Prague.

La situation québécoise est moins aiguë que celle des Juifs européens du temps de Lessing, mais dans la mesure où elle reste une minorité à la fois nationale et sociale; dans la mesure où elle fait partie des «nations prolétariennes», exclues de la puissance et de la domination, sa situation demeure vulnérable en tant qu’espèce culturelle authentique et spécifique. Sa disparition ne sera peut-être pas liée à un génocide physique, mais une assimilation totale au bassin anglo-saxon. Sa «louisianisation» est un processus à l’œuvre en ce qui la concerne dès que le gouvernement du Québec laisse faire. Pire encore, comme l’ont montré le gouvernement libéral de Jean Charest et celui de son successeur Philippe Couillard, lorsqu’il privilégie l’enseignement précoce de l’anglais au détriment de l’histoire. Aujourd’hui, avec le brillant exemple porté par cent quarante sept années de folklorisation des francophones hors-Québec, le mirage des Pères de la Confédération voyant celle-ci comme une garantie contre l’assimilation nord-américaine est inopérant. Il faut être intellectuellement malhonnête pour faire porter sur la souveraineté du Québec la culpabilité d’un abandon des minorités à leur sort alors qu’il n’a jamais été la prérogative d’aucune province de soutenir une minorité de ses nationaux dans le reste du Canada. La culpabilité du Canada ne peut que reposer sur les Canadiens et dans la mesure où les Québécois peuvent s’identifier autrement que Canadiens, cette responsabilité n’est plus la leur.

La Selbsthaß québécoise ne peut que connaître les trois voies impraticables de la survie en tant que communauté nationale. Premièrement, «il est bien possible que celui qui est précisément mal né devienne le juge de l’univers. Il se fait geôlier, zélateur, moralisateur et prédicateur du repentir. Car il est une force éthique qui ne peut provenir que d’un sang corrompu. Ce moralisme accable les prochains (qui sont aussi les plus lointains) avec des exigences trop élevées pour qu’il soit possible de les satisfaire. Un prophète lui-même n’y parviendrait peut-être pas. C’est par son esprit que cet être tente de se dépasser et de s’améliorer. Il se place aussi au-dessus d’un univers qu’il n’aime guère. Tout cela fonctionne aussi longtemps qu’il vit dans l’esprit. Mais quel malheur lorsqu’il s’écrase au sol. Car il n’est pas comme Antée qui redoublait de vigueur et reprenait son envol après avoir effleuré sa mère. Il n’est qu’un ballon mis en mouvement, projeté par le destin. Plus il heurte le sol et plus son élan est freiné au point de rester cloué dans le plus détestable des endroits. Il gît sceptique, désespéré, usé en son esprit. C’est alors qu’il découvre ce qu’il ne voulait guère voir : “Je suis un déséquilibré qui s’équilibre lui-même, un prêtre qui fait de sa détresse une vertu, un homme faux qui comble ses lacunes avec des idéaux, un être incomplet qui dirige contre d’autres l’insatisfaction qu’il éprouve envers lui-même, un imposteur qui vit dans l’éther parce qu’il ne voit pas un seul endroit sur terre où il pourrait vivre sans être écœuré par les hommes et par l’univers” Cette voie aboutit à la mort de l’âme» (T. Lessing. Ibid. pp. 74-75). On reconnaît ici aussi bien la façon dont l’Église catholique a confiné la vertu québécoise dans la personnalité de Marie qui buvait les paroles de Notre-Seigneur comme d’une source divine. Paradoxalement, elle a abouti à la mort de l’âme, c’est-à-dire la déchristianisation forcenée des années 1960-1970 qui n’était que le résultat d’une religion mal comprise. Une religion axée sur la conduite morale et la domination des âmes par une pastorale de la peur qui ne pouvait plus opérer une fois le mirage dissipé. Les différentes vagues culturelles qui l’ont suivie jusqu’à nos jours se sont de même évaporées. La chanson nationaliste n’opère plus le charme du temps des boites à chansons ou des happenings sur le Mont-Royal; les groupes musicaux se succèdent selon les modes de l’heure; Refus global n’est plus qu’un mythe; les abus d’«esthétisme» de l’art contemporain font de l’art un exercice d’initiés; le théâtre est pour la bourgeoisie à l’aise et le cinéma d’auteurs peine à survivre devant le goût des palmes d’or et de la sonnerie des tiroir-caisse. Voilà pourquoi Julie ne lit que des livres en anglais, n’écoute que des chansons anglophones, ne regarde que des blockbusters d’Hollywood en anglais. Julie est une âme morte. Frankenstein femelle automatisée, en évacuant ses complexes et tout sentiment de culpabilité, elle s’est réduite à la définition la plus élémentaire de toute robotisation.

Deuxièmement, «on tourne tous les dards contre son propre cœur, exclusivement. Tu clames l’innocence des autres. Tu deviens ton propre juge et ton propre bourreau. Tu chéris l’étranger plus que toi-même, tu t’abandonnes totalement et en toute confiance, à l’ami, à la femme aimée… Malheur à toi! Tu as fait de ton cœur un escabeau, alors ne t’étonne pas qu’on le piétine. Plus tu offres et plus sûrement on se servira de toi. Et on se servira de toi sans dire merci, parce qu’on ne te voit pas. Tu diriges les armes contre toi-même. Tu montres combien tu es vulnérable. Malheureux! Un jour, il t’assassinera avec les armes que tu as déposées entre ses mains. Parle mal de toi, et viendra sûrement le jour où la bien-aimée s’en servira contre toi, oui, contre toi. Bafoue les hommes, exploite-les et ils te respecteront. Sois un fou furieux et ils t’aimeront en toute honnêteté. Mais si tu te fais agneau les loups te dévoreront […] Cette deuxième voie […] aboutit à quelque chose de pire que la mort de l’âme» (T. Lessing. Ibid. p. 75). C’est la voie sado-masochiste par excellence. Le masochisme, ici, n’est pas qu’une perversion. C’est d’abord un moyen psychologique de survie. L’art d’endurer la domestication sociale. Le masochisme sévit à la fois au niveau national et au niveau social du Québec depuis les origines des établissements français en Amérique. Les peuples sont tous plus ou moins sadiques, plus ou moins masochistes. Chez les peuples minoritaires, le masochisme est dominant. La Selbsthaß juive, mais aussi celle que l’on retrouve en Amérique latine. Le masochisme structurel de l’histoire de l’Église catholique y est sans doute pour beaucoup. Sécularisé, ce masochisme a permis aux démagogies militaires ou policières de s’installer comme instrument dominant des classes au pouvoir. La délation devient la part sadique du masochisme. Trahir ses semblables procure un plaisir lié intimement au sentiment de puissance que l’on peut exercer sur son proche. Pour un bref instant, il donne l’impression d’être reconnu par la puissance dominante; de se débarrasser définitivement du fardeau de la culpabilité collective. Mais cet effet euphorisant de dénoncer son semblable s’épuise très vite, comme une drogue dont on devient rapidement un adepte. Le duplessisme a créé un état collectif propice à ces jeux pervers. Les luttes morales, syndicales, féministes, libérales et sociales mêmes accusaient la haine de la minorité dominante étrangère. La démagogie policière ramenait le couvert sur la marmite où bouillonnaient des culpabilités inouïes. Lorsque le couvert finit par sauter, on a appelé ça la révolution tranquille. Mais la tentation démagogique revient après chaque échec d’affirmation nationale ou sociale. La crise nationale d’octobre 1970, la crise sociale et syndicale du Front commun en 1972, la crise constitutionnelle de 1982, la réaction démagogique à l’échec référendaire de 1995 du gouvernement Bouchard… La seule façon pour une minorité dépossédée d’elle-même est de jouer soit aux expositions baroques et excentriques d’une mégalomanie ostentatoire; soit se faire obéir en usant des forces répressives à la moindre instabilité du régime. Les minorités incapables de se débarrasser de la Selbsthaß finissent par vivre de la peur du lièvre dans son terrier. Ce qui a fait du territoire québécois un orifice morbide où 7 millions de lièvres tremblent de peur devant un coup de sifflet.

Troisièmement, «la grande métamorphose réussit, chaque “mimicryréussit. Tu deviens “un parmi d’autres” et tu fais preuve d’une magnifique authenticité en agissant. Mais peut-être un peu trop [anglais] pour être totalement [anglo-américain] […] Mais peu importe : maintenant au moins tu es à l’abri. Vraiment? C’est ton cadavre qui est à l’abri. Tu es mort. C’est de ton conflit interne que tu es mort. Pour accéder à la célébrité et au bonheur tu as marché dans le chemin du suicide. Alors qu’au plus profond de ton âme pleurent des milliers de morts, or les morts sont bien plus puissants que tout ton bonheur et toute ta gloire» (T. Lessing. Ibid. p. 76). L’assimilation réussie de Julie ou le métissage dans la vulgarité d’un Yes Mccan ouvrent sur l’impression que les Québécois assimilés seront tous des Céline Dion, des Eugénie Bouchard ou des Guy Laliberté. En fait, ils n’adulent, ils n’imitent que des singes de fêtes foraines. Leur fortune comme leur célébrité sont éphémères. Aux imitateurs de s’exhiber platement dans des télé-réalités où tout est mis en scène pour le plus grand succès des cotes d’écoute. L’unidimensionnalité des individus qui défilent renvoie à la pensée unique qui les anime tous. Le multiculturalisme fonctionne sur un mode identique, abolissant les particularités des groupes ethniques dans une uniformisation des comportements individuels où domine la domestication par l’État et les média. Il ne s’agit plus, comme dans le cadre national normal, de métissage, mais bien de dissolution de tout sentiment d’apparte-
nance. Dans le cas de Julie, c’est parfaitement réussie et les fédéralistes se félicitent d’un autre succès moral de la cause canadienne. Les Dead Obies mâchouillent le franco-anglais ou l’anglo-français et cela donne la fausse impression que les Québécois sont prêts au métissage. Certains andouillards de Québec Solidaire peuvent prendre cela au sérieux, mais leur musique se confond avec le bruit de la déchiqueteuse culturelle. Entre la grotte du Parti Libéral et des quarante voleurs d’une part et l’abbaye des Charteux du Parti Québécois de l’autre, la Province de Québec devient une immense nécropole de zombies. À Hérouxville comme à Montréal, on singe des comportements qui rassurent. Impossible de se faire respecter par l’Autre et l’Autre, objet d’envies et de séductions, échappe à notre relation à l’objet, toujours-déjà programmée. Les confusions ne tardent pas à s’établir et tout finit autour d’une question d’argent.

Lessing semble avoir été incapable de surmonter tant de contradictions : «Cherchons avant tout la vérité, la cruelle vérité! Ou bien notre blessure ne peut guère disparaître, ou bien elle guérit à la lumière. Mal né ou mal protégé, c’est la culpabilité de tes pères qui pèse sur toi, ou celle de l’étranger ou la tienne propre, n’essaie pas d’atténuer, d’embellir ou d’élever les choses. Sois ce que tu as toujours été et accomplis en toi-même le meilleur possible. Mais n’oublie pas que dès demain toi-même et tout cet univers humain périront et que tout redeviendra autrement. Bats-toi, oui, bats-toi sans cesse. Mais n’oublie pas que chaque vie, même indigne, même criminelle, a besoin d’amour» (T. Lessing. Ibid. p. 77). C’est un tour à 360º, ne nous le cachons pas. Comment aimer des avortons comme Maxime Bernier, Justin Trudeau, Denis Coderre, Stéphane Dion, Denis Lebel ou un Jean-Marc Fournier et une Christine Saint-Pierre? Et même un Lucien Bouchard ou une Pauline Marois qui, chacun à sa manière, ont tellement su mépriser les Québécois? C’est en appeler encore à notre masochisme catholique qu’il ne faut surtout pas réanimer dans la foulée des chicanes de niqabs et autres frivolités religieuses.

Regarder en face la cruelle vérité impose de suspendre l’amour. Le cours de l’Histoire a enregistré notre blessure. Celle-ci avait commencé à se refermer, mais les maladresses des Québécois des vingt dernières années on reconduit la blessures à vif. En retour, nous la tenons cachée, car trop laide à montrer, dans l’obscurité produite par l’ombrage des succès symboliques : Celine Dion, Euginie Butchard, le Cirque du Soleil, les médaillés olympiques : des succès québécois qui n’en sont pas; qui, contrairement à ce que ne cesse de clamer les chroniqueurs insignifiants, ne marqueront jamais l’Histoire. Mais, nous avons besoin de cet ombrage pour cacher nos vraies défaites historiques en les qualifiant de cette expression simpliste de victoires morales. Là encore, nous retrouvons le mimétisme des puissants. Être comme les peuples qui s’imposent, qui dominent, qui tuent. Les peuples qui commandent notre domestication à travers l’impérialisme et le néo-colonialisme qui sont en train de réduire le Canada tout entier en un dépotoir pour exporter toutes les richesses naturelles à l’étranger. Même le gouvernement Couillard se prépare à donner un sens nouveau à la vieille expression : Faux comme un diamant du Canada.

Reste à faire comme monsieur Rioux et appeler les cadavres au secours. Mais les cadavres nous pèsent plus qu’ils nous portent secours. Ce qui crée la culpabilité collective des Québécois n’est pas le fait français, ni la culture spécifique, ni même le «retard» économique. Le sentiment de culpabilité vient de simples comparaisons qui ne signifient rien historiquement. Si Julie lisait des livres en français, écoutait de la chanson francophone, regardait des films américains doublés au Québec, elle se sentirait aussi à l’aise dans sa langue «natale» que dans l’anglais. La culpabilité cache une fierté qu’il faut imposer dans notre vie de tous les jours. Sans doute faut-il y revenir inlassa-
blement car tout se conjugue pour nous en détourner. Vivre en français au Québec est un choix, une option, comme l’affreux Bill 63 l’affirmait. Au lieu de le regarder non sans masochisme comme le fait M. Rioux, faut-il rappeler que la loi 101 n’empêche pas Julie de s’angliciser, car c’est son choix et dans notre monde du prêt-à-porter, le libre-choix est partout le droit premier qui s’impose. La langue anglaise ne s’impose pas de manière esthétique, mais par la logique commerciale et l’éthique professionnelle. Le français reste une langue pratique sans doute, mais nous l’approfondissons pour mieux exprimer les subtilités de ce qui est le plus fondamental : l’essence humaine de chaque être. L’anglais s’offre accompagné d’une promesse de richesse et de popularité. On s’y soumet volontiers. Le français aussi est une option laissée au libre-choix, mais c’est l’option perdante. Outre les efforts qu’elle impose, elle ne nous sert plus à percer le marché des communications. Même les jeunes universitaires québécois maîtrisent mieux l’anglais que le français, et cela sans ressentir la moindre culpabilité. Ou, s’ils la ressentent, des promesses de publications dans des revues que personne ne lira suffit à éteindre les scrupules. Bref, comme toujours, les faibles se laissent prendre par des miroirs aux alouettes et les générations de dupes n’ont pas fini de se perpétuer dans un Québec franglais
Montréal
4 août 2014

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