lundi 7 décembre 2015

Un peuple sans-dasein


École de Leonhard Kern (XVIIe s.) Enfant endormi
UN PEUPLE SANS-DASEIN

Quand un pays vote non à son indépendance deux fois,
 qu'il ne se reproduit pas, 
qu'il compte sur l'immigration pour le remplacer,
 le moins qu'il puisse faire c'est de leur faire de la place.

DANIEL PINARD sur l'immigration des réfugiés syriens
à Tout le monde en parle, dimanche, 6 décembre 2015.

Tout cela pourrait commencer comme le récit de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, une demande nettement intempestive : «Je veux une tartine sur le rôle du milliardaire Jean-Paul Getty dans la restauration du château de Versailles... Combien il a donné... Ses motivations... Son effet d'entraînement... Peut-être même montrer comment, par son audace, il fait honte au mécénat trop souvent pépère au Québec (Desmarais, PK Subban, Jean Coutu....)...Allez, JP, une tartine, une tartine, une tartine...Une tartine de bon aloi! Go JP GO...» Puis, il y a eu récidive : «Raconte-nous, la jolie histoire des fonds engagés par Paul Getty pour la rénovation du plus somptueux château de tous les temps : Versailles... Passablement amoché par les Staline français de la fin du 18 siècle... Ayoye donc JP...Une tartine, Maître, please!» Certes, cela reflète peu la poésie qui se dégageait de la question posée à Saint-Ex, mais enfin! La requête vient d'un ami facebook, un certain monsieur qui se fait appeler John Gionta et dont l'identitifcation reste douteuse, ce qui est un particularisme, me direz-vous, très québécois. 

Pourtant, les hypothèses concernant ce M. Gionta sont nombreuses. Depuis des années, des enquêteurs chevronnés cherchent à cerner cet étrange individu. (Car il faut être «étrange», véritablement et de manière inquiétante, pour réitérer une telle demande!). On a pensé, au début, que John Gionta était un pseudonyme de Mariloup Wolfe, un peu comme un tata Vennat de La Presse, il y a une trentaine d'années, affirmait le plus sérieusement du monde que la comédienne Luce Guilbeault était la véritable plume derrière les romans de Réjean Ducharme. Mais Guillaume Lemay-Thivierge a démenti catégoriquement l'hypothèse, ce qui a créé sa séparation d’avec la comédienne. D'autres, pour leur part, soutiennent que John Gionta serait un nom de plume dissimulant deux larbins de Pierre-Karl Péladeau du Journal de Montréal - comme le frère et la sœur qui signaient des romans doucereux au XIXe siècle sous le nom de plume Delly -, Mathieu Bock-Côté et Lise Ravary. Mais, après avoir fait de minutieuses analyses de styles, trop complexes pour que j’ose m’y plonger, des spécialistes de la maison XYZ, rattachée au Département d’Études Littéraires de l’UQAM, ont prouvé hors de tous doutes que l’écriture de M. Gionta ne correspondait nullement ni à l’un ni à l’autre des deux protagonistes. Une troisième voie s’est ouverte quand un expert profiler venu des États-Unis a fait un rapprochement entre le dit Gionta et un certain Dennis Rader, aka B.T.K. (Bind, Torture and Kill - Ligoter, torturer et tuer), un tueur en série qui assassina dix femmes entre 1974 et 1991 dans les environs de Wichita, au Kansas. Comme Jack l’Éventreur, il aimait envoyer ce genre de mots aux enquêteurs de la police afin de les narguer. Le rapprochement a été fait surtout quand Rader a demandé la nationalisation du Wichita Thunder Hockey team. Depuis 2005, il purge une sentence à vie. Gionta, en effet, ne cesse pour sa part de voir tout le monde tout nu et de réclamer la nationalisation du CH, du Canadien de Montréal, une équipe de hockey devenue médiocre depuis une vingtaine d’années mais qui vit sur une légende issue d’un autre âge. Conforme au degré de dégénérescence de sa population, l’équipe ne compte qu’un joueur québécois parmi ses membres, le reste étant constitué de Canadiens anglais, d’Américains et d’Européens. Équipe dont l’esprit passif est difficile à transformer en esprit actif tant le principal joueur - qui n’a pas toujours eu le statut de joueur dans les règlements de la ligue de hockey - est le gardien de but! C’est l’hypothèse aujourd’hui la plus crédible malgré certaines critiques qu’il faut prendre avec sérieux. Enfin, il y a le nom d’un poète montréalais, Michel Dumas, qui a été soulevé, mais qui n’obtient aucune crédibilité de la part des spécialistes de la question. Donc, pour le moment, le mystère demeure entier.

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Bon! Assez niaiser. 

Qu'a tant fait Paul Getty pour Versailles? D'abord, qui est ce Paul Getty? Jean Paul Getty (1892-1976) devint un magnat du pétrole avec la Getty Oil qu'il fonda et lui permit d'être milliardaire. Dans la pure tradition américaine de la philanthropie qui consiste aux fortunés ayant réussi en affaires à reverser une part de leur fortune dans des activités caritatives et culturelles, Getty fonda, en 1974, un premier musée, le J. Paul Getty Museum consacré à l'Antiquité et qui est une reconstitution de la villa des Papyrus d'Herculanum dans sa propriété de Malibu, en Californie. Plus tard, elle fut renommée Villa Getty. À sa mort, en 1976, la fondation hérita d'une grande partie de sa fortune. Getty avait une admiration pour Versailles, mais il était impensable de déménager une telle pièce du patrimoine français en Californie, aussi créa-t-il une collection de photographies anciennes - dont celles de Eugène Atget (1857-1927) - montrant des objets du château et des jardins de Versailles. Collection aujourd'hui que l'on retrouve à Malibu. 

Il faut rappeler surtout qu'il y avait surenchère de sa part face au coup fameux des Cloisters, nom donné aux cinq cloîtres (d'où leur nom) médiévaux français — Saint-Michel-de-Cuxa, Saint-Guilhem-le-Désert, Bonnefont-en-Comminges, Trie-en-Bigorre et de Froville et d une abside de la chapelle de Fuentidueña de la province de Segovia (Castilla y Léon, Espagne).— qui ont été déménagés d'Europe pour être incorporés, à New York, à l’édifice construit pour les accueillir afin de constituer un ensemble d'espaces, de salles, de galeries et de jardins qui évoquent un cadre harmonieux et paisible dans lequel les visiteurs peuvent découvrir la riche tradition de la production artistique médiévale. Une grande partie des sculptures des «Cloisters» a été acquise par George Grey Barnard, sculpteur américain et fervent collectionneur d'art médiéval. Barnard, qui travaillait en France avant la Première Guerre mondiale, achetait chez des antiquaires et des particuliers des sculptures médiévales et des fragments architecturaux provenant de monastères vendus comme biens nationaux à la Révolution et démantelés par leurs propriétaires. À son retour aux États-Unis, il présentait au public sa collection dans un bâtiment en briques sur Fort Washington Avenue. C’était la première installation d'art médiéval du genre en Amérique. Grâce à la générosité du philanthrope et collectionneur John D. Rockefeller, Jr., la collection et le bâtiment furent acquis par le Metropolitan Museum en 1925 et les nouveaux bâtiments du musée édifiés sur le site actuel et ouvert au public en 1938. Depuis, «The Cloisters» constituent la plus grande collection d'art médiéval du continent américain. Pour ne pas être en reste, la Fondation Getty entrepris d'investir essentiellement dans la conservation aussi bien de l'art antique ressuscité par les fouilles de Pompéi que dans de châteaux, tel Versailles, afin surtout de restaurer les œuvres peintes et les statuaires des jardins La Villa Getty étant un lieu muséal chargé de la conservation de certaines de ces œuvres.

La Fondation Getty n’est donc pas unique en son genre. Sa vocation en est une essentiellement de conservation de l’art occidental, d’expertise et d’achat d’œuvres d’art. Mais la demande de M. Gionta concerne moins les sommes investies annuellement dans les divers programmes auxquels participe la Fondation que le «peut-être» qui vise à souligner «comment, par son audace, [le mécénat de Getty] fait honte au mécénat trop souvent pépère au Québec (Desmarais, PK Subban, Jean Coutu». Pourtant, comme nous le verrons, la fortune de l’empire Desmarais peut être comparable à celle issue de la Getty Oil! La fortune de la famille Getty, comme celle de Paul Desmarais, s’est construite au fil du XXe siècle, non uniquement dans les champs pétrolifères de l’Oklahoma et d’Arabie Saoudite mais aussi d’usines fabriquant aussi bien des avions que des maisons mobiles ou des salles de réunions pour Wall Street. Forbes évalue la fortune de la famille à $ 5 milliards, ce qui en fait la 54ème famille la plus riche, et Gordon Getty (81 ans) est aujourd’hui le philanthrope attitré et qui, à lui seul, fait $ 2,1 milliard. Il est le fils de Jean Paul Getty. 


C’est dans l’État de l’Oklahoma que Jean Paul Getty avait fait sa fortune en temps de guerre, en 1916. Il poursuivit sa vie en Californie où il devint une sorte de dilettante, profitant d’une vie de playboy. Il se maria cinq fois avec différentes épouses et sa riche collection d’art devait servir de base à l’actuel musée Getty. Il fut aussi à la tête de la Spartan Aircraft dès les années 1930 et fabriqua des pièces détachées d’aéronautique durant la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, il profita du boom économique pour vendre les premières maisons mobiles. L’essence demeura toutefois la base de la fortune Getty et profitant des ouvertures établies par le président Roosevelt avec les rois saoudiens, il réussit de fructueuses affaires autant en Arabie Saoudite qu’au Koweit à partir de 1949. Ce qui, dans le contexte de la Guerre Froide, en fit l’un des hommes les plus riches sur terre. Lorsque Jean Paul Getty mourut, il laissa un montant estimé de $ 700 million au musée, ce qui est considéré comme la plus grande donation jamais versée pour les arts! Gordon, son fils, reprit en main la Getty Oil mais la zizanie s’installa au conseil d’administration de l’entreprise. Finalement, pris entre les intérêts compétitifs de Pennzoil et de Texaco, cette dernière acheta la compagnie en 1984 pour la coquette somme de $ 10,1 milliard. La famille Getty resta propriétaire de 40% des actions, continuant de profiter de l’exploitation pétrolière.

Revenons-en maintenant à la fortune Desmarais. Paul Guy Desmarais (1927-2013) figure également parmi les multi-milliardaires. En 2008, il était le 8e parmi les hommes les plus riches du Canada. Franco-ontarien de naissance, son père était chauffeur d’autobus inter-régional, puis devint propriétaire de sa propre entreprise qu’il enrichit en rachetant les compagnies de transport déficitaires de la région d’Ottawa. Financier habile, il devint en 1968 le PDG de Power Corporation of Canada, entreprise active dans les domaines de mass medias, des pâtes et papiers et des services financiers, poste qu’il céda à ses deux fils cette même année tout en continuant à siéger au conseil d’administration pour devenir président du Comité exécutif et actionnaire de contrôle de Power Corporation. Ce pouvoir financier lui permit de battre la mesure jusqu’en 2008, année où le crash financier fit baisser la valeur des actions de l’entreprise. En attendant, Power Corp. avait pris le contrôle de l’importante papeterie Consolidated Bathurst (puis intégrée dans la Stone-Consolidated), ensuite fusionnée avec Abitibi-Price pour former l’Abitibi-Consolidated, aujourd’hui Produits forestiers Résolu. Power Corp. mit la main également sur le quotidien La Presse (les entreprises Gesca) dont l’allégeance aux partis Libéral, fédéral et provincial, n’a jamais fait défaut, surtout lors des campagnes du Non lors des référendums sur la souveraineté du Québec en 1980 et 1995. Son rayonnement politique pèse aussi bien sur le Parti Conservateur que sur le Parti Libéral, l’argent n’ayant d’autre idéologie que lui-même. Pendant qu’il investissait ainsi au Québec, Desmarais étendait son empire financier et économique à l’étranger. Avec le financier belge Albert Frère, il entra au conseil d’adminis-
tration de Paribas. Ensemble ils fondèrent l’O.P.A., amicale d’entreprises saines vivant des difficultés financières graves mais passagères. (Il répétait ainsi l’acte fondateur de son père rachetant les lignes de transport déficitaires). Desmarais obtint également 15% du Groupe Bruxelles Lambert, société de holding belge qui a acquis une participation de 25% dans le groupe de médias allemand Bertelsmann en 2001, dont les filiales comprennent B.M.G. et Random House. Le Groupe Bruxelles Lambert détient pour sa part, Imery, Lafarge, Total, S.G.S., Pernod Ricard, G.D.F. Suez et Suez Environnement. En 2015, au moment de la mort du patriarche, la richesse des propriétaires de Power Corporation s'élève à $ 4,93 milliards, une hausse de 12 %, passant à la 7e position des familles riches du Canada.

Avec des fortunes comparables, Desmarais s’engage dans la même voie que Getty. Lui aussi se dote d’une collection d’œuvres d’art, mais essentiellement des œuvres canadiennes plutôt qu’européennes ou universelles. Son approche, toutefois, est essentiellement financière : «C’est ainsi que nous nous efforçons d’encourager la production et le marché artistique de notre pays» déclare-t-il lors de l’exposition organisée au Musée des Beaux-Arts de Montréal en 1989, exposition consacrée aux œuvres de sa collection privée : des Riopelle, des Krieghoff, James Morrice, Borduas, Cosgrove, du Groupe des Sept, etc. Il reste le principal mécène du Musée des Beaux-Arts de Montréal dont il a fait construire le nouveau pavillon dédié à son père, Jean-Noël Desmarais. Au musée, il a donné des tableaux d’Alfred Pellan, du peintre français Hubert Robert (XVIIIe siècle), une commode en marqueterie de Jean-Pierre Latz et des bronzes de Pierre-Pilippe Thomire. Il a également donné à l’Université d’Ottawa un immeuble de 12 étages nommé en son honneur ainsi qu’une contribution de $ 15 millions à l’Université. La bibliothèque de l’Université Laurentienne, située dans sa ville natale de Sudbury, porte également le nom de son père. Ses fils continuent le même type de philanthropie tandis que sa veuve, Jacqueline, encourage les jeunes chanteurs d’opéra avec sa Fondation Jacqueline Desmarais.

En retour, Desmarais s’est fait construire un château au style bigarré, kitch, dans le beau paysage de Charlevoix. Le domaine avait été acheté d’abord par Canada Steamship Lines en 1974 au coût d'un dollar symbolique. La même terre fut ensuite vendue à Power Corp. en 1976, puis à Paul Desmarais dans les années 1980. C’est alors le domaine Laforest, domaine forestier de 76,3 km² (21 000 acres). Le domaine est parcouru par la rivière Petit Saguenay, rivière à saumons et le ruisseau Laurent. C’est un endroit de villégiature où s’érige une véritable forteresse digne des rêves fous de Louis II de Bavière. Les travaux commencent en 1997. Le manoir, de style renaissance italienne, est inspiré de la Villa Foscari, ou La Malcontenta, de l'architecte Andrea Palladio située à Mira, près de Venise. Il comporte deux étages entouré de jardins où siège une réplique du Penseur de Rodin. Le domaine comporte aussi un superbe terrain de golfe et un héliport pour recevoir dignitaires et politiciens. Selon le rôle d'évaluation foncière, le terrain vaut $ 2 169 000 (canadiens) et les bâtiments valent $ 41 150 500, pour une valeur totale de plus de 43 millions de dollars. Un tournoi de bienfaisance auquel participent des milliardaires s’y déroule annuellement. 

Il serait inutile de retracer les investissements de bienfaisance des autres millionnaires ou milliardaires québécois ou canadiens. Retenons que la fortune des Getty s’est faite d’abord dans le pétrole, un secteur énergétique situé au cœur des contingences historiques du temps (les guerres, la reconversion en société de consommation). La fortune Desmarais se diversifie très vite dans des secteurs de transports, le bois et le papier, l’information, puis des affaires plus financières qu’économiques. Malgré les aléas de 2008 qui ont autant touché Getty que Desmarais, les deux tycoons ont maintenu la barre élevée de leurs fortunes.

Côté philanthropique, l’esprit est par contre totalement différent. Getty, qui ira mourir en Angleterre alors que, hanté par la mort qui approchait, Desmarais s’est éteint dans son manoir de pacotilles dans un décor qui lui servait d’alternative à une image de calendrier. Getty, comme Henry James avant lui, goûtait l’art classique, de l’Égypte du Nouvel Empire à la France de Versailles, en passant par la Renaissance italienne. Les goûts de Desmarais n’ont jamais vraiment dépassé le seuil de l’art canadien. Getty se situait dans une course entre milliardaires savoir lequel s’approprierait, d’une façon ou d’une autre, les œuvres les plus remarquables encore disponibles sur le marché. En retour, il investissait dans la restauration et la conservation des monuments européens. Desmarais et les siens financent des artistes, des vedettes, des politiciens, des amuseurs publics. Il s’agit de créer une valeur monétaire aux œuvres et aux artistes là où elle n’existe pas encore, c’est-à-dire dans le catalogue mondial. Bref, Desmarais veut donner naissance à un véritable marché mondial des œuvres canadiennes. Getty et Desmarais feront des émules à leur image respective tant chez des producteurs artistiques que des entrepreneurs prospères qui financeront le soutien à des artistes ou poètes qui vite s’institutionnaliseront. Le mécénat reprend ici l’aspect de commandites tel que Cosme de Médicis l’ancien (1389-1464) l’instaura en déménageant le concile de Ferrare à sa ville, Florence, pour en faire une réussite commerciale et touristique à la gloire de son clan. Dans le cas de Getty, le financement philanthropique des arts concerne le rayonnement et la gloire de l’individu accompagné de la valeur des œuvres; dans le cas de Desmarais, le financement philanthropique des artistes concerne la réputation charitable du mécène comme substitut à l’État dans les dépenses liées aux sciences et aux arts. D’où que l’impulsion s’oriente vers deux directions opposées : la première, celle de Getty, vers l’universel et l’appartenance à la civilisation; la seconde, celle de Desmarais, vers le national (canadien) et la montée de la valeur d’un commerce international.

La tartine économique peut maintenant se beurrer de considérations culturelles. Quand les équipiers du Canadien font le tour des étages de l’hôpital Sainte-Justine pour encourager les enfants malades; quand la fondation Chagnon pallie la pauvreté organisée par les décisions gouvernementales en créant des petits déjeuners pour les journées d’école; quand Centraide ramasse des fonds pour les distribuer au mérite des organismes qui entretiennent l’aliénation des pauvres à leur condition à coups de bisounours, nous sommes dans la philanthropie desmarai-
siennes. Et dans Des Marais (origine ancestrale du nom), il y a le mot marais, marécageux, swamp. Sagard, certes, n’est pas érigé sur une swamp, mais c’est tout comme. L’argent sur lequel il repose provient de la compétition capitaliste qui pollue, déforeste, corrompt et stérilise la culture nationale plutôt que de l’ouvrir à la célébration de l’universel. Getty fait peu dans la charité. Sa philanthropie est également construite sur l’argent, l’argent sale, l’or noir, l’or des rois arabes tortionnaires, lapidaires et assassins au nom de l’Islam et du puritanisme wahhabite. Cet or noir, il faut le transformer en or pur et le processus alchimiste se réalise à travers la restauration des œuvres d’art du passé, négligées ou maltraitées. Il s’agit d’une forme morale de blanchiment d’argent. Issu du rapport de la puissance au luxe des sociétés aristocratiques, de l’Égypte ancienne à la France louisquatrozième, c’est un culte rendu aux dieux, au pouvoir que donnent la domination et la richesse, ce qui a d’universel dans la beauté produite par les civilisations. Il ne s’agit pas d’élever la valeur commerciale ou symbolique des œuvres comme dans le cas canadien, mais d’astiquer ce que le temps a usé au cours des siècles. C’est le gage offert pour consoler des conditions de vie épouvantables des peuples des mauvais temps. Un allègement spirituel du fardeau de la culpabilité intérieure des magnats. Un hommage que le vice des puissants rend à la vertu des plus humbles, à leur soumission pour les grands travaux hydrauliques, la corvée des cathédrales, le coût citoyen des architectures nationales ou patriotiques. Nous ne nous situons plus ici dans la swamp, mais sur les hauteurs de l’Olympe.

Pourtant, la Villa Getty est aussi kitch que Sagard. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de recréer sur la terre américaine un ersatz d’œuves originales. Malibu n’est pas Herculanum, pas plus que Sagard est la Villa Foscari. Ce qu’il y a ici de commun, c’est le complexe psychique de l’américanité, complexe apparu dès l’Indépendance, quand l’auteur du dictionnaire Webster prétendit que l’anglais américain était plus authentique que celui de la Grande-Bretagne, un complexe culturel devant la noblesse des antiques civilisations. C’est l’aspect proprement américain que prend la vieille querelle des Anciens et des Modernes. Comme Henry James (1843-1916) et sa coupe d’or, l’Américain magnifique éprouve toujours son sentiment d’infériorité refoulé devant le somptueux de l’expression artistique étrangère. Le derrick de pétrole, qu’il soit en Oklahoma ou perdu dans un désert d’Arabie, n’a rien des statues d’Abou Simbel ou des colonnes ornant la façade de Versailles. Comment s’inscrire dans cette continuité et faire que les œuvres américaines s’élèvent à la hauteur des merveilles du monde ancien? On ne peut comprendre cette œuvre tétracéphale du mont Rushmore, de ses présidents sculptés à la dynamite dans le roc, si on ne comprend pas cette motivation, ce refoulé de la gêne d’être des modernes médiocres devant le sublime des Anciens.

Desmarais n’a jamais atteint ce niveau de questionnement. Retourné sur une production nationale, souvent inspirée elle-même de productions européennes ou asiatiques, il en est encore à la phase de «l’accumulation primitive» des arts nationaux. Les artistes canadiens ont besoin du mécénat plus que les artistes américains qui peuvent compter sur un soutien populaire. Au Canada, on meuble les foyers de reproductions d’œuvres d’art achetées chez le brocanteur ou fabriquer par des faussaires (quand on a les moyens de se les payer); aux États-Unis, très vite l’art colonial est sorti de l’enfance, poussé par la Révolution américaine, et s’est raffiné au point de s’élever au niveau d’un art national apprécié par l’ensemble du peuple américain. Dans ces conditions, on peut dire que la Querelle des Anciens et des Modernes n’a plus sa raison d’être car il y a un patrimoine national qui appartient à l’universel, qui s’inscrit dans la continuité occidentale. Ainsi donc, les artistes et l’art américain sont-ils publiés en album chez Taschen. Ce qui n’est pas le cas de l’art canadien. Au Canada, et principalement au Québec, la censure catholique avait vite fait de réprimer la liberté de l’artiste pour la soumettre aux commandes de l’Église. Lorsque l’Église s’effaça, Desmarais et consorts sortirent de terre. Profitant que les Riopelle et Thomson commençaient à coter sur les marchés internationaux et que l’on pouvait classer Riopelle parmi les «surréalistes abstraits» ou faire de Pellan un Mirò local, les œuvres prenaient de la valeur (financière) aux yeux du mécénat. Mais, à la différence de nos Voisins du Sud, ces œuvres ne nous ont pas sorti de la Querelle où le mécénat de l’Église catholique - Église romaine - avait imposée à la mentalité du colonisé des Canadiens Français; l’idée que l’Ancien serait toujours supérieur au Moderne, et que l’Ancien, c’était l’art religieux, l’art médiéval, l’art classique. Bref, des styles étrangers à la fois à l’américanité et à la modernité. Si l’Église pouvait se commander des compositions pour orner ses monuments, les Desmarais et consorts ne pouvaient que sortir de la thésaurisation pour l’échange, le commerce, l’achat et la vente, se servant des musées comme salles de montre. Getty cesse d’être un homme d’affaires lorsqu’il se fait esthète; Desmarais ne peut apprécier la production culturelle que dans le cycle économique de commercer, de négocier, de vendre. Le mécénat de Desmarais n’a pas sorti l’art canadien et québécois de la Querelle des Anciens et des Modernes, car anciens ou modernes, chaque œuvre a son prix. Pour Getty et ses émules américains, chaque œuvre a sa valeur intrinsèque, confondant les espaces et les temps.

D’où le toc que représente Sagard malgré son aspect somptuaire, alors que la Villa Getty essaie de repousser le toc à l’arrière-plan, comme un décor peint sur une scène de théâtre ou dans un film. On n’achètera pas un faux Penseur de Rodin pour l’installer dans son jardin, oubliant la déclaration de Rodin à Gsell qui rappelait que c’était le jardin qui donnait son sens à la sculpture et non l’inverse. Un faux Penseur ridiculise le jardin, si bien entretenu soit-il. Un peu comme ces bâtiments de poupées dont le clergé et la grande bourgeoisie québécoises étaient friands au XIXe siècle : l’hôtel de ville de Montréal reproduisant celui de Bordeaux; la colonne Nelson celle de Trafalgar Square; Marie-Reine du Monde le Vatican, etc. Le gigantisme dinosaurien de ces bâtiments entourés de petites maisons de bois équarris habitées par des cultivateurs ou des artisans ne pouvaient apparaître, aux yeux d’un observateur critique, que comme inapproprié à l’ensemble de l’espace. À la rigueur, à Malibu, le ciel californien peut évoquer le ciel méditerranéen propre aussi bien aux œuvres égyptiennes que grecques ou romaines. Le kitch fait moins pâtiras! 

Pourquoi nos millionnaires n’investissent-ils pas davantage dans la conservation du patrimoine? Parlons seulement ici du patrimoine local, étant entendu qu’aucune fortune québécoise ne pourrait s’engager dans des dépenses semblables à celles des tycoons américains pour l’art européen. Combien de villes et villages québécois détruisent leur patrimoine architectural ou naturel par manque d’intérêt et surtout de subventions de l’État? Une ville comme Saint-Jean-sur-Richelieu - parce que je la connais personnellement - devrait voir ses dirigeants tenus pour criminellement responsables de l’abandon, de la détérioration et de la destruction du patrimoine depuis un quart de siècle, voués qu’ils sont à la rapacité et la cupidité de la spéculation sur des condos qui enlaidissent sans donner un quelconque air «moderne» à la ville. Et des Saint-Jean-sur-Richelieu, il y en quinze à la douzaine dans les régions du Québec. La vitesse avec laquelle l’ad-
ministration Coderre de Montréal a fait disparaître les vestiges des tanneries découverts lors de la construction du nouvel échangeur Turcot montre le réel manque d’intérêt des institutions pour le patrimoine local. Cette façon de conchier son héritage est le propre d’un nationalisme immature et, dans le cas québécois, d’une haine de soi qui se vouerait volontiers à sa propre disparition. Alors que nous sommes à la veille de célébrer le cinquantenaire de l’Exposition Universelle de Montréal de 1967, exposition considérée comme ayant ouvert Montréal sur le Monde et donnée rendez-vous aux peuples du monde entier à se rassembler sur la Terre des hommes, le retour à des attitudes réfractaires est plus que navrant. Il favorise plutôt ce mimétisme new-yorkais où les Séguin et les Corbo de nos arts visuels vont se vendre avec la bénédiction des critiques et des professeurs d’histoire de l’art de nos universités, toujours aussi friands d’inventer des styles à des artistes qui font du n’importe-quoi et du presque-rien.

Il y a un problème ontologique majeur avec un peuple qui se dit à lui-même deux fois non pour accéder à son autonomie nationale, constitutionnelle et étatique. Ce choix coïncide avec un mal qui ronge une démographie qui fut longtemps la pierre angulaire du discours de la survivance (le revanche des berceaux) et qui s'est renversé en une pratique du refus d’enfant par honte de se reproduire (le cas du poète Claude Péloquin n'est pas exceptionnel). Il a fallu les grandes détresses suites à la violence des exterminations pour conduire Mexicas, Mayas et Incas vers le métissage et la disparition comme civilisations authentiques, or rien au Québec n’est d’une ampleur comparable. Même les chocs après-coup suite aux traumatismes de la Conquête et de la répression exagérée des Troubles de 1837-1838 apparaissent relativement bénins. Ces traumatismes ne cessent toutefois d’être entretenus, comme des abcès de fixation, par un discours nationaliste morbide. Là où il devrait y avoir affirmation d’une claire volonté d’Être, il y a des négociations d’accommodements raisonnables qu’on se sert à soi comme un immigrant dans son propre pays! Des sentiments de culpabilité inouïs pour des actes dont nous ne sommes responsables en rien permettent à une bienfaisance condescendante de s’exercer, dissimulant un néo-colonialisme à domicile à la place d’une expropriation étrangère comme en opèrent tant les industries minières canadiennes en Amérique du Sud et en Afrique. Cette complaisance dans la folklorisation des Anciens et la consommation du Moderne ne parvient pas à émanciper la création québécoise de ses démons. Entre un héritage refusé, bafoué, ridiculisé et l’impossible affirmation devant une assimilation à l’américanité étrangère des États-Unis, achève de pourrir le génie québécois. Parce que nous sommes absents à nous-mêmes, étrangers à notre espace et à notre temps, que nous ne sommes plus (car nous l’avons été) un peuple-là, ancré dans la Terre Québec et réceptif aux humeurs des temps, nous ne sommes plus rien. Et c’est ce que consacre le cri «libérateur» Fuck tout(es)!

Il y a une génération, dans son film incomparable, Léolo (1992), le cinéaste Jean-Claude Lauzon faisait répéter à son personnage éponyme : «Parce que moi je rêve, je ne suis pas…» Réaliser dans le rêve ce qui ne peut être réalisable que dans l’Histoire est sans doute la tare propre aux Québécois. Ils réalisent, sur le mode du rêve éveillé, des constructions théoriques et plastiques dont bien peu sont réalisés dans les faits. Ce sont des rêves de grandeur, de puissance, de virilité, d’argent. Le rêve de Desmarais est dans le fond la réalisation de Getty. Getty a marqué directement les œuvres qu’il prenait sous sa protection en les sauvant de l'usure et en leur redonnant leur authenticité. Desmarais a rêvé qu'en moussant les cotes d’œuvres nationales, il lançait l’art canadien et québécois à l'intérieur des grands circuits. En fait, plutôt que de les conserver, il les bradait sur le marché. Il a rêalisé Sagard, mais la beauté du paysage enchanteur ne fait que trahir la fausseté de l'architecture inauthentique parce que composite. Il n’a ni protégé les Anciens, ni défini les Modernes : il a tout simplement collectionné sans pour autant ouvrir la voie entre l'art national et l’art universel. À l'exemple de la cathédrale de poupées d'Ignace Bourget, Sagard ne fait que reproduire un manoir de poupées riches. 

Normalement, ce sont les Êtres qui rêvent, mais quand le rêve abolit l’Être comme l'énonce la phrase de Léolo; quand les différentes relativités spatiales et temporelles de l’étant ne parviennent pas à dégager un Être transcendant de ses dimensions sublunaires, alors c’est toute la collectivité elle-même qui est entraînée vers sa propre dissolution et son éventuel remplacement par des populations exogènes. Tandis que la partie la plus «progressiste», la plus «moderne» ou «post-moderne» de la jeunesse québécoise s’américanise avec les accents et les tonalités de l’étranger, les forces exogènes qui les remplacent achèvent de rapetisser le territoire et le temps des formes archaïques et folklorisées de l'identité collective. Bref le dessein du Québec francophone, tel que nous pouvons l'évaluer en ce début du XXIe siècle, conduit tout droit à reproduire ces réserves où les conquérants britanniques ont entassé les Amérindiens à partir de la fin du XVIIIe siècle. Le rêve d’un pays, c’est d’abord le désir d’État, le désir d’une Figure de Père par laquelle se constituera la Figure de l’Enfant, entendons, le peuple. Il n’y a pas de peuple libre s’il n’y a pas un État pour le constituer, administrer le bien de la famille et la défendre contre ses agresseurs, d'où qu'ils viennent. Il n’y a donc pas de peuple québécois puisque son État est sous la tutelle d'une constitution d'un État supérieur. L'idée de peuple québécois ne renvoie qu'à une description administrative opérée par un État multinational. N'existe, n'est réel et historique, qu’un peuple canadien-français folklorisé dans un État canadien qui a lui-même de la difficulté à se définir en termes ontologiques et qui, de toute évidence, à échoué à exister en pleine autonomie - ce Canada bilingue et biculturel de la Commission Laurendeau-Dunton -; une simagrée de pays pour un peuple atomisé à travers ses individus et entièrement multiculturalisé. 

Mais, répliquerons les tenants de la souveraineté québécoise, l’État du Québec existe! Oui. Mais un État qui est incapable de se créer un peuple, qui subsiste à partir de ce qui n’est plus qu’une fiction d’identité collective archaïque (celle de canadien-français localisés dans la province de Québec) et inadapté à l'auto-détermination exigée par l’existence per se et in se n’a pour destin que disparaître comme n’importe quel État paroissial ou provincial. Jamais les Québécois ne conquerront leurs «envahisseurs» comme les Gallo-Romains le firent jadis des Francs et autres tribus germaniques, car eux-mêmes ne se possèdent pas et la négligence qui conduit à la destruction du patrimoine, artistique et naturel, est un processus de négation de soi que la minorité dominante encourage comme prix à sa participation aux décisions économiques et politiques du Canada. La philanthropie de Desmarais n'aura donc qu'esquissé une tentative de rétention d’œuvres sur une base d'évaluation financière, tandis que ses émules, par contre, ne cesseront de gaspiller le patrimoine en le jouant à la petite loterie de Durham. L’incapacité d’assimiler les populations exogènes à la culture québécoise provient de la propre négligence de cette minorité, par son type de philanthropies mesquines retournées sur soi et son accumulation de biens symboliques à consommation domestique. À la rigueur un Tex Lecor ou un Muriel Millard valent autant qu’un Van Gogh ou un Picasso. On ne peut mieux exprimer le mur qui existe entre la culture québécoise et la civilisation universelle. Voici ce qui explique pourquoi, M. Gionta, que le mécénat trop souvent pépère de l’élite fortunée du Québec fait honte, mais qu’à ceux qui ont réconcilié les Anciens et les Modernes sur l’autel de la civilisation

Montréal,
7 décembre 2015

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