dimanche 20 mai 2012

J'aime les nuits de Montréal

Paul de Chomedy, sieur de Maisonneuve (1612-1676)

J'AIME LES NUITS DE MONTRÉAL

Aujourd’hui, 19 mai 2012. C’est le 370e anniversaire de la fondation de Montréal. Je ne vois pas pourquoi on fête un 370e et non pas un 360e ou un 375e, sinon pour faire un événement-prétexte à attirer des touristes en grande quantité. Ah oui! C’est vrai, il y a la proclamation de Jeanne Mance co-fondatrice. Cela allait de soi, je me demande seulement pourquoi un reportage de Radio-Canada entremêlait des reproductions de Marguerite Bourgeoys avec celles de Jeanne Mance, comme si elles étaient une seule et même personne, alors que Marguerite Bourgeoys est venue beaucoup plus tard à Ville-Marie, en 1653. Enfin, pour y entremêler les Français à l'occasion, la ville célébrait le quatre-centième anniversaire de la naissance de Maisonneuve. D’ailleurs, du temps de la gouvernance de Maisonneuve, Montréal s’est toujours appelée Ville-Marie, et Ville-Marie, dans son esprit, c'était tout sauf Montréal, car sa «mission» lui apparaissait très claire : il s’agissait de fonder une ville régie par la religiosité de ses habitants, une sorte de phalanstère avant la lettre, où le travail serait communautaire et basé sur des principes tirés des Actes des Apôtres.

Ce dimanche matin, donc, à l'église Notre-Dame, tout le gratin de la ville se trouvait réuni pour entendre la messe. Passons par-dessus les baillements de ceux qui, la veille encore, s'étaient déjà mis à fêter en s'enivrant ou à s'adonnant à des contorsions érotiques. D’autres fermaient les paupières, moins par recueillement que pour se rendormir, jusqu’à ce qu’un coup de coude de la prévoyante épouse vienne les réveiller. Bien des enfants ont dû apporter leurs gameboy, l’important étant qu’ils se tiennent tranquilles, derrière une colonne. Parmi les hauts dignitaires, certains frétillaient. D’aucuns se demandaient ce qu’allait déclarer le gros Zampino qui venait de subir l’humiliation d'être arrêté pour corruption et transmission d'informations privilégiées. Quels paquets allait-il déballer à l'escouade Marteau pour sauver sa peau adipeuse? Le maire Tremblay était celui qui gigotait le plus sur ses deux fesses pointues. Sa célébration bidon venait d’être obscurcie par les incendies de pneus, la veille au soir, au cours d’une manifestation d’étudiants qui avait dégénéré. Sa loi contre le port des masques se retournait contre lui. Voulant en finir avec ces manifestations avant le début de l’époque touristique qui commence en juin avec la course du Grand-Prix au circuit Notre-Dame, la loi spéciale 78 votée par le gouvernement du Québec, au contraire, avait pour effet une recrudescence de la violence dans le cours des manifestations. Une fois de plus il répétait son irritation devant les caméras. Mon oncle Gérald était excédé par le nombre de semaines que duraient les manifestations! Comme si nous, nous n’étions pas excédé par sa présence depuis des années comme maire de Montréal. Les images ont dû profondément l’affecter puisqu’on y voyait un manifestant heurté par une voiture de police alors qu’il roulait …en bixi! Décidément, le monde était bien cruel pour ce pauvre Gérald, qui, comme Louis XVI à son procès, ne cesse de répéter qu’«il n’était pas au courant», qu’«on ne l’avait pas informé», qu’«il veillerait à ce que la lumière soit faite», etc. etc. De Maisonneuve à Tremblay, on ne peut dire que la courbe soit ascendante.

De fait, il y a belle lurette que l’esprit de Maisonneuve s’est dissipée. En fait, à peine quelques années après son départ, en 1665, lorsque Ville-Marie devint de plus en plus Montréal, sa ville utopique avait complètement changé de visage. De la petite bourgade pieuse fondée par les Croisés de Ville-Marie, qui avaient osé défier la sauvagerie, au risque de voir «chaque arbre se transformer en Iroquois», la mission pilotée par la Compagnie de Notre-Dame, sous-succursale de la Compagnie du Saint-Sacrement des jansénistes français, était devenue un comptoir prospère où la vente des fourrures coulait au même rythme que celle de l’eau-de-vie dans la gorge des autochtones. Le trécarré religieux se rétrécissait constamment alors que «le secteur des affaires» prospérait, avec son cortège de commerces illicites, prostitution, jeux de hasards, corruption en tous genres. Sous François-Marie Perrot, porté en 1670 (c’est-à-dire moins de trente ans après la fondation) gouverneur de Montréal, la guerre de trafics de peaux s’ouvrait avec le gouverneur de la colonie, Frontenac. Il s’agissait de la rivalité de deux ambitions jusqu’à ce qu’ils fusionnent ensemble et exploitent conjointement le fructueux commerce des fourrures. Tout cela ayant conduit à des chicanes privées portées devant Colbert et Louis XIV qui, exaspérés, les ont mis à l’ordre de s’entendre. Si la «tyrannie» de Maisonneuve était religieuse, celle de Perrot fut strictement commerciale, et lorsqu’il fut enfin démis par le roi de son poste, c’était un soulagement pour l’ensemble des résidents de la ville.

En cette période de vile corruption qu’est la nôtre, la concélébration de Maisonneuve et de Jeanne Mance vise à tisser une petite culotte de vertu afin de cacher l’immonde vice des administrations successives de Drapeau, Bourque et Tremblay (laissons de côté l’administration Doré, plus verbomotrice que «proactive»), pour ne rappeler que les administrations corrompues de la dernière génération. Il est vrai qu’on ne fait pas la fortune d’une ville avec des prières, et c’est ce que les successeurs immédiats de Maisonneuve avaient bien compris. Pourtant, la mythologie des origines d’une grande ville repose toujours sur les intentions, les aspirations idéalistes de ses fondateurs. C'est Romulus pour Rome, sainte Geneviève pour Paris, le tsar Pierre le Grand pour Saint-Pétersbourg, Washington, etc. L’idéal de recréer le monde selon des principes vertueux (ou non) sert toujours à masquer la triste réalité de la condition actuelle. Nous cherchons en nous ce qui reste de cet idéalisme depuis longtemps brûlé. Nous fouillons notre âme corrompue par l’argent, la licence et l’incompétence, pour y trouver une fidélité qui aura contenu, contre vents et marées, toutes les tentations de la bêtise du pouvoir, de la gloire et de la richesse. Au bout du compte, même ce résidu d’idéalisme tend à s’effriter entre nos doigts, nous renvoyant à nos sombres culpabilités et à notre tristesse intérieure.

Pendant longtemps, les manuels scolaires du Québec parlaient des Croisés de Ville-Marie pour désigner les fondateurs de Montréal, ce qui comprenait toute la génération des individus qui accompagnèrent Maisonneuve durant toute sa gouvernance. Les bailleurs de fonds comme La Dauversière et Madame de la Peltrie (au nom qui annonçait déjà la fortune de la colonie); les missionnaires: Maisonneuve, le père Vimont, Jeanne Mance, la petite sœur Morin, chroniqueur de ces premiers jours de la colonie; les combattants, Charles Le Moyne, Picoté de Belestre, Lambert Closse, Dollard des Ormeaux; la fondatrice de la première école - donc de la première génération d’enfants nés des colons venus peupler Ville-Marie - Marguerite Bourgeoys, la mystique Jeanne Le Ber. Pourtant, la colonie vivait déjà du commerce des fourrures, mais ce n’était qu’un «investissement» dans une affaire que nous qualifierions aujourd’hui de «non lucrative», puisque ce commerce n’était qu’un moyen de financer l’entreprise missionnaire de conversion des païens et de modèle utopique à l’écart des tentations corruptrices de ce monde qu'offrent tous profits tirés du commerce.

C’est au sociologue Fernand Dumont que nous devons cette prise de conscience historique qu’à jouer l’utopie propre au XVIIe siècle dans le projet des Montréalistes. Dans sa Genèse de la société québécoise, il écrit: «À l’origine, le projet [de la fondation de Ville-Marie] ne diffère guère des autres. Il procède des mêmes milieux français. La Compagnie du Saint-Sacrement y joue un grand rôle. Le Royer de La Dauversière est aidé par Renty, chef de la Compagnie, et par Olier, fondateur de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice. En 1639 naît une association, Les Messieurs et Dames de la Société de Notre-Dame de Montréal pour la conversion des Sauvages de la Nouvelle-France. Dans les Véritables Motifs, la charte de la Société, on déclare: “Dieu grand amateur du salut des hommes, qui n’a pas seulement la science des temps, mais des lieux commodes au bien des créatures semble avoir choisi cette situation de Montréal pour y assembler un peuple de Français et de Sauvages qui seraient convertis pour les rendre sédentaires, les former à cultiver les arts méchaniques et la terre, les unir sous une même discipline, dans les exercices de la vie chrétienne et faire célébrer les louanges de Dieu en un désert…” À première vue, rien qui ne soit conforme au modèle d’autres entreprises similaires. Ce qui distingue celle-là, c’est le radicalisme du projet : cette fois, on est déterminé à fonder un établissement exclusivement religieux. Le groupe s’installe à l’écart de la colonie déjà existante, pourtant encore peu nombreuse [Québec]; et dans une île, ce qui ne manque pas de suggérer quelque rapprochement avec le schéma des utopies de la Renaissance. Le groupe ne veut reposer que sur ses propres moyens. Il ne fait pas difficulté de renoncer à la traite des fourrures; il écarte les subsides royaux, pour ne vivre que d’une fondation à base de contributions charitables. Il réclame enfin sa propre organisation : le gouverneur et les officiers seront nommés par la Société» (F. Dumont. Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, pp. 48-49). Il faut lire le texte entier de Dumont pour voir comment, de la fondation de Québec à celle de Ville-Marie, puis à la nomination de Mgr de Laval premier évêque de Québec, combien les tentatives de projections utopiques du XVIIe siècle ont stimulé le développement de la colonie de la Nouvelle-France, comme jamais le Québec des XVIIIe, XIXe et XXe siècles ne sera stimulé. Rien que des rêves dont la matérialité s’effritera rapidement, ne laissant qu’une colonie dérivant comme un iceberg jusqu’à atteindre le rivage où elle resta congelée tant de siècles.

Cette utopie montréalaise n’était pas unique en soi. En Amérique latine, qui ne connaît pas les redduciones des Guaranis fondées par les Jésuites, proches parentes de la réduction française de Sillery en Nouvelle-France. Dumont le dit, les Relations des Jésuites en Nouvelle-France étaient lues dans toute la chrétienté et servaient de propagande au mouvement missionnaire associé à la Réforme catholique. Aux États-Unis, les Puritains avaient déjà fondé leur colonie utopiste de Plymouth (1620) au Massachussetts, étrangère à l’anglicanisme qu’ils considéraient comme un catholicisme nationalisé. Également, les Quakers de George Fox trouvèrent en William Penn le promoteur de la fondation d’une société utopique basée sur les principes de la secte, où le refus de la guerre était l’un des motifs principaux des persécutions dont ils étaient victimes en Angleterre. Arrivé dans la région de la Pennsylvanie, il y fondèrent la «ville des Amis», Philadelphie. De là, des terres s’étendaient à perte de vue. Plus intéressés par les biens de ce monde que les membres de la Société de Notre-Dame de Montréal, William Penn négocia des «achats» de terrain avec les autochtones. Des marchés de dupes peut-être, de notre point de vue, mais non sans une touche d’héroïsme fou! Écoutons ce qu’en dit, en une note, l’historien américain Elson: «Le plus fameux est appelé le “Walking Purchase” (L’achat de l’homme qui marche). Aux termes de ce marché Penn devait recevoir un terrain s’étendant à partir du Delaware aussi loin qu’un homme pourrait atteindre en trois jours de marche. Penn et quelques amis, accompagnés d’une troupe d’Indiens couvrirent à peu près trente milles en un jour et demi et comme cela suffisait pour le moment, on laissa l’affaire en suspens, jusqu’à plus tard. En 1733, longtemps après la mort de Penn, le jour et demi qui restait fut utilisé dans un esprit très différent. Les blancs choisirent les trois marcheurs les plus rapides qu’ils purent trouver en leur promettant à chacun cinq cents acres de terre. L’un d’eux épuisé mourut au bout de quelques jours, l’autre en resta infirme pour la vie; mais le troisième, chasseur fameux du nom de Marshall, couvrit plus de soixante milles en un jour et demi, au grand chagrin des Indiens» (Henry William Elson. Histoire des États-Unis, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1930, p. 151, n. 1). En Pennsylvanie comme à Montréal, l’esprit utopique des fondateurs se transformait vite en appât du gain. Les terres là, les fourrures ici, le réalisme des intérêts l’emportait comme motivation des intérêts.

Ce conflit idéologique entre l’aspiration aux idéaux fortement teintés de religiosité et la contrainte des intérêts économiques de l’enrichissement terrestre, a tourné, tantôt vers le métissage des deux praxis, comme dans la Pennsylvanie des Quakers; tantôt, vers une incompatibilité qui permit à une ville de survivre à l’intérieur de l’autre. Les Sulpiciens firent de Montréal leur île, dont ils avaient la propriété incontestée devant le Roi et, encore aujourd’hui, exercent dans la vie montréalaise une influence importante sur le clergé. L’iguane dont Mgr Ouellet de Rome vient de nous gratifier archevêque est issu de l’ordre du Saint-Sulpice. Certes, lorsque simple curé d’une modeste paroisse de Repentigny, cet ancien membre des forces armées du Canada, ancien étudiant en philosophie et en théologie, dont il nous a montré devant les écrans de télé qu’il en avait tiré peu de profits, est un actif partisan des groupes pro-vie. Sa lubie, «trouver le potentiel hétérosexuel qui se cache en chaque homosexuel», comme s’il ne pouvait pas chercher également le potentiel homosexuel qui se cache en chaque hétérosexuel, montre que ce ne sera pas Mgr Lépine qui célébrera la première messe d’épousailles gaie, mais il accepterait sûrement de baptiser tous les fœtus avortés que vous pourriez lui apporter dans un gros sac glad noir, subtilisé à la porte arrière d’une clinique d’avortement. Christian Lépine ramène un fanatisme idéologique catholique qui mérite de se rattacher à la tadition de la Société de Notre-Dame du XVIIe siècle et qui avait trouvé, aux XIX et XXe siècles, avec des évêques ultramontains (donc antimodernistes) comme Bourget et Bruchési, de dignes héritiers de l'esprit de Maisonneuve.  En ce sens, même si nous sommes capables de vivre sans le connaître, le diocèse de Montréal reste un avatar de l’utopie religieuse d’il y a trois cents ans.

Bien sûr, la promotion de Jeanne Mance co-fondatrice est une fleur que l’administration machiste de la ville envoie aux féministes, devenues si gentilles depuis qu’elles ont redécouvert Châtelaine et Elle Québec (et je ne parle pas ici des cochonnes qui lisent Summum, financé par le ministère Patrimoine Canada de Stephen Harper). Le fait est que Jeanne Mance suppléait à Maisonneuve dans l’administration de la colonie et le remplaçait, à toutes fins pratiques lorsqu’il devait traverser en France régler les affaires de la colonie. Jeanne Mance elle-même ne répugnait pas à soutirer à cette «bonne poire» de Madame de Bullion, comme l’appelait méchamment le docteur Ferron, des subsides de sa bourse pour l’œuvre charitable que représentait la colonie utopique. Véritable «sœur tourière» de Ville-Marie, elle apparaissait comme la Zampino de Maisonneuve, versant les montants soutirés aux sociétaires à la construction de l’église, de l’Hôtel-Dieu, de la poudrière ou des palissades de protection.

Dans le contexte d'une ville utopique qui aurait les caractères d'un véritable monastère à ciel ouvert, doit-on s'étonner de l'aspect «virginal» qui enveloppe l'épopée mystique à son origine? Maisonneuve, le vierge, dont on sait qu'il passa sa vie célibataire, tout comme Jeanne Mance, véritable religieuse laïque. Se demandera-t-on, également, si, au moins, Maisonneuve se passait quelquefois une branlette entre deux Je vous salue Marie, ou mademoiselle Mance n'échappa-t-elle pas à certains touchés interdits sur son corps entre deux Notre Père? la chose apparaît puérile à première vue, mais elle indique aussi une volonté d'impuissance (oxymoron baroque) à travers une conception platonicienne de l'amour. Devant ces deux destins profondément liés par une entreprise mystique basée moins sur la parole que sur la pratique, l'action, il y a matière à étonnement. Tout commence avec l'anecdote qui frappa l'imagination de Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, auteur de l'Heptaméron, lorsque Roberval se fit fort d'abandonner sa parente, Marguerite de La Rocque et son amant sur une île à l'entrée du Saint-Laurent, près de l’embouchure de la rivière Saint-Paul, appelée île des Démons. Seule une servante aurait accompagnée la dame qui eut un enfant qui mourut à sa naissance. L'amant, dont le nom reste inconnu, serait mort également, puis la servante, de sorte que Marguerite serait restée seule sur l'île jusqu'à, selon les versions, qu'elle soit libérée par des navigateurs qui l'auraient ramenée en France, où qu'elle y serait morte à son tour. Depuis cette tragique fable d'amour-tragique, nous pourrions porter à l'entrée au Canada : Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir d'amour. C'est la violence guerrière plus que l'amour qui va se manifester comme moteur aussi bien de la ville de Montréal que la colonie de la Nouvelle-France.

Car si les Montréalistes avaient du cœur au ventre pour la conversion des Indiens, ces derniers en avaient moins pour se laisser convertir. Aussi, sans que tous les arbres se transformassent en Iroquois, les guerriers n’hésitaient pas à frapper la petite colonie d’utopistes. C’est en tuant les Indiens qu’ils commencèrent donc à les convertir. Nulle guerre à l’Européenne, comme les connaissait Maisonneuve, mais la guérilla, les guet-apens, les assauts surprises, avec des flèches qui sifflaient déjà comme des balles tirées par un de nos modernes snipers, sans que l’homme de guet ne s’aperçoive qu’il était déjà mort. Voilà pourquoi l’hôpital s’imposait comme bâtiment central dans cette guerre d’encerclement. Ce n'est donc pas par pure charité qu'il s'imposa à Jeanne Mance. Lambert Closse, pour sa part, avait dressé sa chienne, Pilote et ses petits à renifler du Sauvage, et à avertir de leur présence imminente autour du fort, quand il ne s'agissait tout simplement pas de les poursuivre afin de les mordre. Lui-même tué dans un affrontement, Closse servira de modèle au roman de Laure Conan au XIXe siècle, L’Oublié.

Toutefois, les habitants vinrent de plus en plus s’établir à Montréal, apportant avec eux des aspirations de richesses autrement différentes de celles qui animaient leurs prédécesseurs. Je l’ai dit, dès le départ de Maisonneuve, le mythe s’essouffla et la colonie devint la principale rivale des Trois-Rivières comme port réceptacle des fourrures en provenance du gigantesque bassin des Grands Lacs, s’étendant jusque dans le Far West canadien et américain. Ce n’est pas pour rien que la reddition de Montréal, en 1760, annonçait mieux que la défaite des Plaines d'Abraham la fin de la Nouvelle-France. La célèbre thèse de Louise Dechêne, Habitants et marchands de Montréal au XVIIe siècle (éd. Plon, 1974), nous montre une ville dynamique dans le sens moderne du terme. Les indiens y sont présents, autant peut-on dire peut-être même plus que les néo-qébécois d'aujourd’hui. Ils importent leur culture aux Français établis dans la colonie. Montréal fait concurrence commerciale à Albany et à New York, et les Indiens ont appris à négocier leurs fourrures. Les ballots sont nombreux, les prix montent, des fortunes s’accumulent. On y retrouve des lettres de changes, du crédit commercial, de la spéculation sur les terres, bref, tout ce qui aurait fait horreur à Maisonneuve et à Jeanne Mance. L’œuvre charitable de conversion était enfouie déjà sous les décombres accumulés par le renouvellement de «l’immobilier». Les guerres se livraient de plus en plus loin de Montréal, et de moins en moins avec les Indiens, mais plutôt avec les Anglais. Bientôt, on y vit même, côté exotisme, des esclaves noirs travailler pour des aubergistes et des marchands riches. Lorsque la colonie tomba aux mains des Anglais, la bonne société qui gravitait autour de l’Intendant Bigot vivait de tripots et de spéculations sur les vivres et les minutions, qui eurent leur rôle à jouer dans la défaite française face aux Anglais. Voilà pourquoi, même avant l’arrivée des anglophones avec les Écossais et les Britanniques, Montréal était depuis longtemps une ville multiculturelle, ce que conserve en mémoire l’héraldique de son drapeau et sa devise Concordia salus.

 
Même des cônes oranges ont été la proie des vandales!
Désormais peuplés d’Anglais, mais surtout d’Écossais, la ville commença sa carrière pluriethnique. «Montréal est aujourd’hui une grande ville multiculturelle (ce qui est vrai), une ville qui parle français (de moins en moins), une ville toujours fort active (grâce au mouvement des étudiants en grève sans doute)» : la déclaration de la maîtresse des cérémonies devant les micros reflétait l’ironie d’une situation qui n’est pas nouvelle. Il est donc douteux que le maire Tremblay ait eu en tête cette épopée mystique durant la cérémonie où il affichait un large sourire dissimulateur. Pendant que des soldats d'opérettes tiraient du mousquet au nom de M. de Maisonneuve, dérangé plus par la police qui enquête sur son entourage politique immédiat dans des projets scandaleux, tels les frais exorbitants des compteurs d’eau, véritable arnaque qui a coûté une fortune aux citoyens de Montréal, mon oncle Gérald est en plus hanté par des cauchemars quotidiens de manifestations étudiantes, dont la très malhabile loi spéciale 78 du gouvernement du Québec vient d'accroitre les risques de confrontations violentes. La veille même, coin Saint-Denis-Ontario, des casseurs furent surpris transportant des cocktails molotoff; des pneus incendiés attroupaient des manifestants prêts à reprendre les anciens pow-wow autochtones. La police anti-émeute déclara l’attroupement illégal et, pour finir, chassa les méchants jusque sur les terrasses où les promeneurs étaient attablés. Les badauds furent eux-mêmes molestés par les policiers, arrosés de poivre de Cayenne ou de gaz lacrymogènes, en plus de risquer de recevoir des coups de matraques. Les «beus» rentrèrent même dans les bars où s’étaient réfugiés des manifestants, renversant tables et bancs, brisant bouteilles et glaces et aspergeant des salles entières de clients innocents sans véritables raisons. La police de Montréal était devenue folle et même ses chevaux, si vaillants, n’auraient jamais voulu être montés par l’un de ces débiles mentaux. Une fois de plus, comme à la fin du XVIIe siècle, la contrainte des intérêts l’emporte par la violence et la corruption sur les aspirations culturelles. Oui, Montréal est restée telle que Maisonneuve l’avait fondée, et telle qu’il l’avait quittée en 1665. Une ville baroque, tordue entre ses aspirations communautaires à l’idéal, à la culture, à la beauté, et les laideurs de la contrainte des intérêts privés, spéculatifs fonciers et commerciaux par la violence gratuite s'il le faut de ses autorités politiques⌛

Montréal,
19 mai 2012

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