samedi 14 avril 2012

Le Monde, entre Biopouvoirs et Thanatopolitique


Hillary White. Sesame Street/Rembrandt La leçon d'anatomie

LE MONDE, ENTRE BIOPOUVOIRS ET THANATOPOLITIQUE

Il y a déjà plus d’un demi-siècle que le philosophe français Michel Foucault (1926-1984), dans les cours qu’ils donnaient au Collège de France et dans le premier tome de son Histoire de la sexualité: la volonté de savoir, promouvait le concept déjà existant de bio-pouvoirs. Foucault y traçait l’itinéraire des rapports de l’État avec ses populations depuis l’Ancien Régime. Il y écrivait: «Longtemps, un des privilèges caractéristiques du pouvoir souverain avait été le droit de vie et de mort. Sans doute dérivait-il formellement de la vieille patria potestas qui donnait au père de famille romain le droit de “disposer” de la vie de ses enfants comme de celle des esclaves; il la leur avait “donnée”, il pouvait la leur retirer. Le droit de vie et de mort tel qu’il se formule chez les théoriciens classiques en est une forme déjà considérablement atténuée. […] Le droit qui se formule comme “de vie et de mort” est en fait le droit de faire mourir ou de laisser vivre» (M. Foucault. Histoire de la sexualité, t. 1: la volonté de savoir, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1976, pp. 177 et 178). Ce rapport entre le pouvoir et le «biologique» n’était pas perçu de manière aussi brute. Les souverains d’Ancien régime, pratiquant un mercantilisme issu de la période des grandes découvertes au XVIe siècle, cherchaient à élargir leurs populations en se livrant à des guerres interminables et coûteuses seulement parce que leurs ministres les persuadaient que plus un État avait de sujets, plus il pouvait les pressuriser par des impôts (des tailles), des corvées (gratuites), des services obligatoires (la conscription à partir de Napoléon Ier). C’est ainsi que l’objectif était de remplir les coffres à partir d’un droit de vie et de mort sur les sujets, puis les citoyens. Considérant la Nouvelle-France plus particulièrement, les rois de France rechignaient à investir dans le développement de la colonie, établissant que celle-ci devait s’entretenir toute seule et qu’en plus elle devait fournir des richesses naturelles, du travail de main-d’œuvres, du développement colonial et …des impôts, des corvées et des services à la métropole. Le résultat de cette politique aberrante fut la Conquête de 1760 par les Anglais.

Seize ans plus tard paraissait le célèbre traité de «morale économique» d’Adam Smith (1723-1790), La Richesse des nations. Le but de Smith était de relever les lois naturelles qui président à la saine économie, celle dont la production pouvait satisfaire les besoins essentiels à une population. En ce sens, Smith considérait que l’interventionnisme de l’État nuisait à «la main invisible du marché», capable de s’auto-réguler par la loi de l’offre et de la demande. Dès lors, le rapport entre l’État et ses citoyens devait prendre une perspective nouvelle qui entraînait le rejet du mercantilisme, des chimères coloniales et du rôle de l’État, réduit au minimum à faire de la «gendarmerie». Pour Foucault: «Certes, il y avait bien longtemps qu’on affirmait qu’un pays devait être peuplé s’il voulait être riche et puissant. Mais c’est la première fois qu’au moins d’une manière constante, une société affirme que son avenir et sa fortune sont liés non seulement au nombre et à la vertu des citoyens, non seulement aux règles de leurs mariages et à l’organisation des familles, mais à la manière dont chacun fait usage de son sexe. On passe de la désolation rituelle sur la débauche sans fruit des riches, des célibataires et des libertins, à un discours où la conduite sexuelle de la population est prise à la fois pour objet d’analyse et cible d’intervention; on va des thèses massivement populationnistes de l’époque mercantiliste à des tentatives de régulation plus fines et mieux calculées qui oscilleront selon les objectifs et les urgences dans une direction nataliste ou antinataliste. À travers l’économie politique de la population se forme toute une grille d’observations sur le sexe. Naît l’analyse des conduites sexuelles, de leurs déterminations et de leurs effets, à la limite du biologique et de l’économique». (M. Foucault. ibid. pp. 36-37).

Sans dire que le puritanisme victorien était potentiellement contenu dans cette hypothèse, il n’en demeure pas moins que l’un des contradicteurs de Smith, Thomas Malthus (1766-1834) et son Essai sur le principe des populations (1798) anticipait une croissance des populations plus élevée que la capacité de la planète à les nourrir. Cette angoisse est toujours de vigueur et le malthusianisme a été appliqué systématiquement dans la seconde partie du XXe siècle en Occident sous le couvert de la «révolution sexuelle» qui séparait définitivement l’activité sexuelle de l’activité procréatrice. Dès lors, il ne s’agissait plus seulement du laisser-vivre que les États devaient chercher à encourager, mais également un droit de «faire-mourir» qui devint, le siècle avançant, l’eugénisme pratiqué à l’égard des assistés sociaux (Malthus avait mis en note à son Essai ces mots terribles sortant de la plume d’un pasteur: «Un homme qui est né dans un monde déjà occupé, s’il ne peut obtenir de ses parents la subsistance, et si la société n’a pas besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la plus petite portion de nourriture, et en fait il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a pas de couvert mis pour lui. Elle lui commande de s’en aller, et elle met elle-même promptement ses ordres à exécution s’il ne peut recourir à la compassion de quelques-uns des convives du banquet (livre iv, ch. 6))». Tout le principe spartiate du «faire-mourir» réside dans cette note - que l’auteur retira des éditions ultérieures -, mais qui devint partie intégrante, plutôt inconsciente, de tout économie libérale capitaliste et traduite dans l'expression populaire «they are no free lunch in America». Pour le néo-libéralisme encore plus que pour l’ancien, il n’y a que deux catégories d’individus qui se recoupent : les «producteurs» et les «consommateurs», toutes les autres sont dits «tiers exclus».

Bataille de Verdun, 1916
Dans ce contexte, le bio-pouvoir engendrait son contraire la thanatopolitique : Si le bio-pouvoir est «destiné à produire des forces, à les faire croître et à les ordonner plutôt que voué à les barrer, à les faire plier ou à les détruire[, l]e droit de mort tendra dès lors à se déplacer ou du moins à prendre appui sur les exigences d’un pouvoir qui gère la vie et à s’ordonner à ce qu’elles réclament. Cette mort, qui se fondait sur le droit du souverain de se défendre ou de demander qu’on le défende, va apparaître comme le simple envers du droit pour le corps social d’assurer sa vie, de la maintenir ou de la développer. Jamais les guerres n’ont été plus sanglantes pourtant que depuis le XIXe siècle et, même toutes proportions gardées, jamais les régimes n’avaient jusque-là pratiqué sur leurs propres populations de pareils holocaustes. Mais ce formidable pouvoir de mort - et c’est peut-être ce qui lui donne une part de sa force et du cynisme avec lequel il a repoussé si loin ses propres limites - se donne maintenant comme le complémentaire d’un pouvoir qui s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble» (M. Foucault. ibid. pp. 179-180). Que dire alors du XXe siècle? La montée des totalitarismes en Russie et en Europe centrale éprouva plus que jamais l’État dans sa volonté de décider du droit de vie et de mort de ses populations. Le paradoxe était que le bio-pouvoir de l’État se traduisait en thanatopolitique. Dans les pays de Frontières, comme le Canada et les États-Unis, l'Australie, l'Afrique du Sud et la Nouvelle-Zélande, les puissances coloniales établirent des camps de containment des populations autochtones qui, voulus ou pas, entraînèrent un rapide tôt de décroissance de leurs populations. Dans certains cas, on atteignît carrément le génocide. Puis, des pays à fortes «pratiques discursives» comme l’Allemagne nazie et l’Union soviétique, pour des raisons idéologiques différentes sans doute, usèrent simultanément de la formidable invention des camps: «Dans le camp comme société thanatopolitique, la mort des hommes est indissociable de leur dévalorisation extrême et de leur transformation en une matière (sur)vivante déshumanisée. Le barbelé, dans les dispositifs politiques modernes de séparation, devient donc l’outil d’une polarisation extrême. D’un côté, qu’on appellera l’intérieur, en référence au champ de l’agriculteur, on protège le droit, on stimule la production et on optimise la vie. De l’autre côté, à l’extérieur, on encourage l’arbitraire, on s’active pour détruire et on fabrique la mort» (Olivier Razac. Histoire politique du barbelé, Paris, La Fabrique, 2000, p. 74). Ce n’est pas pour rien que c’est une génération seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale et la découverte des martyrs d’Auschwitz et autres camps qu’un philosophe osa réactiver l’idée du bio-pouvoir et en faire l’étalon à mesurer les différentes politiques des divers États.

Les expériences de la Seconde Guerre mondiale ne firent pas seulement ressortir l’aspect thanatopolitique des pays totalitaires (soit par la mise à mort en chambre en gaz comme à Auschwitz, soit par le travail forcé jusqu’à l’épuisement mortel comme dans le goulag de Kolyma). La gestion des populations soumises à des bombardements aériens difficilement prévisibles obligea les différents services de l’État à assurer la protection et l’évacuation des populations ciblées. «Les dirigeants britanniques se virent contraints de pratiquer une politique qu’on a qualifiée de “démostratégie” qui comportait pour le gouvernement le souci accru de la santé et du moral de la population. Dès les premiers mois de la guerre, le gouvernement fit sensiblement accroître le nombre des services sociaux qui concernaient tous les citoyens sans distinction de classe ou de situation militaire. L’évacuation de millions de femmes et d’enfants du Grand Londres révéla soudain de nombreuses tares sociales dont peu de gens avaient eu conscience. Il apparut que le pays manquait cruellement d’équipement hospitalier et que des centaines de milliers d’enfants venus des villes y avaient été insuffisamment nourris, vêtus et soignés. Le gouvernement promulgua toute une série de mesures d’urgence; mais surtout l’état de guerre stimula dans la nation entière une humeur de réformes d’où naquit le concept de l’État social (Welfare State) tel que nous le connaissons. Si puissant fut l’attrait exercé par ce concept que lorsque Sir William Beveridge publia en 1942 son célèbre rapport avec le schéma d’un plan de sécurité sociale universelle pour l’après-guerre, ce document volumineux et austère devint un best-seller du jour au lendemain; on faisait queue devant les librairies pour s’en procurer un exemplaire» (G. Wright. L’Europe en guerre 1939-1945, Paris, Armand Colin, Col. U, 1971, p. 213). Le monde qui allait sortir de la Guerre allait reconsidérer les suggestions faites par John Maynard Keynes aux lendemains de la crise de 1929 et considérer l’État comme un agent de protection contre les aléas de l’économie libérale. Déjà les années 1930 avaient vu se créer les pensions de vieillesse et l’aide dite aux «mères nécessiteuses». L’État  nazi, dont la violence exacerbée contre tous ses rivaux, tous ces «tiers exclus» - Juifs, Tziganes, Noirs, homosexuels, opposants politiques, Témoins de Jéhovah, libres penseurs, etc. - fut aussi celui qui pratiqua le premier ce Welfare State en assurant les services directs à la populations - services de santé et d’hygiène, éducation (malgré son aspect propagandiste), services de loisirs, congés payés pour les travailleurs durant deux semaines avec croisières sur le Rhin et autres activités touristiques, etc.). La thanatopolitique est peut-être l’envers des bio-pouvoirs mais les deux éléments sont indissociablement liés dans une dialectique logique insurmontable. Nous le vérifions tous les jours, lorsque nous nous étonnons que les défenseurs de l’avortement sont contre la peine de mort et que les partisans de la peine de mort luttent contre le droit à l’avortement. Entre le faire-mourir et le laisser-vivre, une dynamique idéologique s’installe dans les discours politiques, dynamique qui exerce évidemment une forte pression sur les différents États.

Trente ans après la mort de Foucault, foudroyé par le sida, son interprétation subit le choc de la critique historique. Dans la  mesure où les bio-pouvoirs sont devenus conscients à la pensée politique avec le XIXe siècle, les rapports entre l’économie de marché libérale et ce pouvoir de vie et de mort concédé à tout État ne sont pas évidents: «À la différence du modèle classique du pouvoir, incarné par l’État et codifié par la loi, le bio-pouvoir envahit la société et pénètre le tissu de la vie même. En tant que pouvoir souverain, l’État dispose de la force légitime autorisée par le peuple qu’il représente et auquel il confère des droits et des devoirs, en délimitant ses espaces de liberté individuelle et collective. Le biopouvoir, en revanche, n’est pas un appareil coercitif mais un mécanisme diffus de gestion de la vie par des moyens impersonnels, des pratiques administratives et des règles souvent non écrites. L’avènement du biopouvoir coïncide avec l’essor du capitalisme industriel, mais - là réside son paradoxe - il semble contredire le principe libéral de la séparation entre l’État et la société civile. De Hobbes à Weber, l’État souverain avait été pensé comme un pouvoir capable de décider de la vie et de la mort de ses sujets et citoyens; le biopouvoir, quant à lui, “se donnait pour tâche de gérer la vie”. L’axe du biopouvoir n’est plus la violence de l’État, mais la politique économique du gouvernement qui ne vise plus à réprimer mais à contrôler et à réguler la vie et les mouvements des populations. La population n’est pas le “peuple” - c’est-à-dire la nation conçue en termes abstraits comme une communauté juridico-politique -, mais un ensemble d’êtres vivants, de corps intégrés dans une trame sociale et économique, objet de politiques démographiques, alimentaires, sanitaires, éducatives, hygiéniques, écologiques. À la différence de la philosophie politique classique, qui conçoit l’homme exclusivement comme un “animal politique”, distinct de l’homme en tant qu’être vivant, la biopolitique considère l’homme moderne comme “un animal dans la politique sa vie d’être vivant est en question”. Le domaine d’action du biopouvoir est le territoire défini non pas en tant que limes de la souveraineté étatique mais en tant qu’espace habité par des êtres vivants. L’ordre qui y domine n’est pas celui de la loi et de la force militaire mais, tout au moins idéalement, celui qui a été fixé par une “main invisible” - Foucault reprend et redéfinit la métaphore d’Adam Smith - qui oriente de l’intérieur, de manière automatique et “naturelle”, des pratiques et des modes de vie. Le biopouvoir moderne se déploie selon deux modalités distinctes : d’un côté, les techniques disciplinaires et coercitives qui assujettissent les corps (le modèle panoptique de la prison, de l’usine et de la caserne); de l’autre côté, la “gouvernementalité”, c’est-à-dire le pouvoir qui s’exerce sur la population conçue comme un ensemble de processus vitaux, le pouvoir qui agit comme une technique de régulation des échanges métaboliques entre l’État et la société. Bien davantage qu’un souverain détenteur du pouvoir de mise à mort, le biopouvoir est une fabrique des corps vivants dont il régule et protège la vie» (Enzo Traverso. L’histoire comme champ  de bataille, Paris, La Découverte, Col. Poche, #359, 2012, pp. 192-193).

Pour illustrer ce paradoxe, il suffit de rappeler que lors des débats de 1969 entourant le Bill Omnibus voté par le nouveau gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau à Ottawa, le joyeux Premier ministre avait déclaré que l’État n’avait pas à s’immiscer dans les chambres à coucher. Il décriminalisait ainsi l’homosexualité et répondait aux exigences de la «révolution sexuelle», à laquelle il avait tant contribué de lui-même! Ce faisant, il répondait bien aux exigences de l’État face à l’économie libérale : la non-intervention, y compris en matière de comportements privés. De l’autre côté, il laissait faire une «gouvernementalité» qui passait à travers l’abolition de la censure pour les films jusque-là interdits; il autorisait l’ouverture de nouvelles boutiques de «jouets érotiques»; il fermait les yeux sur la prostitution sauf pour assurer une certaine protection médicale aux pratiquantes du plus vieux métier du monde; ses tribunaux déboutaient les demandes en injonctions produites par des groupes traditionalistes, etc. Ce qu’on y vit d’abord, ce fut la «permissivité», voire la licence sexuelle affichée partout. En réalité, c’était un bouchon qui venait de sauter, entraînant avec lui les anciens interdits, abolissant la culpabilité liée aux transgressions sexuelles et libérant l’inconscient des individus dans la manière de mener leur vie et d’éduquer leurs enfants. Le sexe perdait de sa culpabilité honteuse pour devenir un produit des forces métaboliques et hormonales naturelles (la main invisible, non celle de Smith mais celle de Foucault, lui-même adepte des jeux sado-masochistes), l’ontologie mécanique de l’homme passait de la nécessité de la production industrielle à celle de l’assouvissement de ses «nécessités» liées à son organisme vivant. De la société, c’est au biologique que les lois de la nature transféraient leur domination. L'économie de marché s'y adopta rapidement. Seule la conscience y perdit au change.

L’économie libérale crut gagner au change, mais bientôt les capitalistes du monde entier s’aperçurent que le passage du déterminisme économique au déterminisme biologique entraînait une crise majeure dans la production industrielle. La demande de services augmenta vis-à-vis l’État tout en dénonçant certaines pratiques industrielles qui brimaient le «droit à la santé» garanti par les différentes chartes de l’O.N.U. et des gouvernements occidentaux. Le droit à la santé était décidément un nouveau droit qui, d’un côté, brimait l'exclusivité du marché de la médecine et des produits pharmaceutiques, de l’autre, accroissait les coûts de l’État liés à la démocratisation des services de santé (assurance santé, hospitalisation, transport ambulancier, services d’urgentologie, prévention des maladies infectieuses, soins obstétriques, etc.) Puis, à côté, vint le «droit à l’éducation», d’abord pour l’école de base gratuite (primaire et secondaire, collégiale) enfin les frais d’accessibilité à l’Université. À cela, la tendance lourde en matière démographique, suite au malthusianisme des années cinquante, aboutit à une pyramide des âges inversées : les fonds de pension se sont vite avérés insuffisants (lorsqu'ils n'étaient pas dérobés par les entrepreneurs eux-mêmes en fuite aux Bahamas) par rapport aux contributions de travailleurs salariés bien rémunérés aux emplois permanents garantis. Tant que le monde industriel allait bien - si on peut dire -, l’assurance-chômage devenait un service essentiel entre la perte d’un emploi et le temps de s’en trouver un autre. Son financement était partagé entre l'employeur, le travailleur et l'État. Mais les coûts exigés au patronat par les syndicats eurent tôt fait d’encourager le déménagement des entreprises vers des pays où le syndicalisme était quasi inexistant ou contrôlé par l’État (comme en Chine communiste). Ces pertes massives d’emplois ne pouvaient être comblés par de nouveaux modes de production basés sur le travail contractuel, le pigisme, le travail saisonnier… D’autant plus qu’un grand nombre de ces nouveaux chômeurs ne pouvant être recyclés dans des industries de haute technologie se retrouvaient rapidement rejetés sur l’aide sociale. Et on a vu ce que Malthus pensait de ceux qui n’étaient plus servis au «banquet de la nature». Bref, l’État libéral devenait d’autant moins libéral dans les faits qu’il devait prendre sur sa responsabilité de biopouvoirs les services exigés par la société. Il n’en demeurait pas moins libéral dans la mesure où il ne s’agissait pas de rompre avec l’idéologie dominante des milieux d’affaires. C’est dans cette contradiction insoluble que nous nous trouvons présentement.

Comme toujours, depuis la Révolution industrielle, la société capitaliste essaya de rompre le cercle vicieux en s’en remettant à son processus magique favori, la technique : «Dans Empire, Michael Hardt et Toni Negri utilisent le concept de biopouvoir pour définir la “société de contrôle” du monde d’aujourd’hui, où “les mécanismes de maîtrise se font toujours plus “démocratiques”, toujours plus immanents au champ social, diffusés dans le cerveau et le corps des citoyens.” Dans ce système, les formes de discrimination et d’exclusion sont intériorisées par les individus de manière croissante. “Le pouvoir  écrivent-ils - s’exerce maintenant par des machines qui organisent directement les cerveaux (par des systèmes de communication, des réseaux d’information, etc.) et les corps (par des systèmes d’avantages sociaux, des activités encadrées vers un état d’aliénation autonome, en partant du sens de la vie et du désir de créativité”. Selon Foucault, le biopouvoir réduit progressivement les prérogatives de la souveraineté : son accomplissement rendrait superflus les organes et les instruments coercitifs qui accompagnent l’État depuis toujours. Diffus, polymorphe, capillaire, omniprésent mais souvent invisible et insaisissable, le biopouvoir ne partage pas grand chose avec la conception classique du pouvoir - celle qui va de Hobbes à Weber, contre laquelle Foucault met en garde ses lecteurs - qui consiste à en situer les sources dans l’appareil d’État, en en faisant un outil presque exclusif de la domination» (E. Traverso. ibid. p. 194). Si l’État conserve la «puissance», l’«auctoritas» romaine, le «potestas», le «pouvoir» est maintenant diffus. Il est partagé par l’inconscient des individus qui résiste aux refoulements d’où l’explosion de la société de consommation, mais aussi par la transformation des produits en objets transitionnels sur lesquels se greffent les angoisses suscitées par les désirs en attente d’assouvissement. Les liens de dépendance envers ces «produits aux pouvoirs magiques» se multiplient, se raffinent, s’insinuent dans toutes les sphères des activités humaines. Ce faisant, ils entraînent une dissolution des solidarités que maintenaient malgré tout la société libérale. Celle-ci s’effondre sur elle-même, progressivement, la puissance s’accrochant à ce qui reste des vestiges des appareils d’État traditionnels : les tribunaux, l’armée, la police, l’école, la médecine. Les biopouvoirs, pour leur part, réagissent en usant de précédents juridiques pour contenir le vieux droit; dissolvent l’armée en la réduisant à ses techniques sophistiquées, la rendant impuissante sur le champ de bataille (ses échecs dans les guerres d’Afghanistan et d’Irak devant des snippers mobiles en montagnes, équipés d’une version persiflante du Coran et de leurs kalashnikovs recyclés, ont démontré la lourdeur des mouvements de troupes des armées occidentales); font des policiers des trouillards qui s’empêtrent dans des bévues meurtrières; rendent l’école inadéquate face aux nouveaux moyens de communications, enfin confrontent la médecine scientifique à des médecines alternatives fonctionnant sur des modes épistémologiques inacceptables, à des psychothérapeutes improvisés, à des charlatans qui ont vite compris le désarroi des individus dans ce nouvel état d’anomie sans précédent. Moins qu’un paradigme transhistorique, les biopouvoirs appartiennent décidément à la post-modernité.

Voilà pourquoi l'historien italien Enzo Traverso peut écrire: «au-delà de sa pertinence et de ses multiples applications, ce modèle épistémologique est inadapté pour interpréter les violences du XXe siècle, des violences décidées par des États souverains et mises en œuvre par des armées organisées comme des machines gigantesques de destruction. On pourrait constater, en utilisant le lexique foucaldien, que les guerres totales et les génocides du XXe siècle tiennent beaucoup moins à l’“anatomo-politique” du biopouvoir qu’aux possibilités terrifiantes de la “thanatopolitique” de l’État souverain. Les tentatives de Foucault d’intégrer les totalitarismes modernes dans son paradigme biopolitique oscillent entre deux pôles : d’un côté, la tentation d’en réduire la violence aux mécanismes traditionnels de la société disciplinaire; de l’autre, une approche unilatérale qui, en voulant à tout prix privilégier la biopolitique, se trouve dans l’obligation d’ignorer la politique» (E. Traverso. ibid. pp. 194-195).

La conséquence logique de cette critique montre que la thanatopolitique et le biopouvoir marquent bien deux périodes distinctes de l’histoire occidentale dont le passage se serait effectué entre 1945 et 1950 environ. Ce qui précède, mettons depuis cent ans, depuis la terrible Guerre de Sécession américaine (1861-1865) jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945) relève essentiellement de la thanatopolitique, encore dépendante des vieux modes de gouvernance des États occidentaux depuis la fin de l’Ancien Régime ettout à fait compatible avec la société libérale, qu’elle soit démocratique ou fasciste. Cette période, qu’ailleurs je qualifie d’Anus Mundi selon les propres termes d'un témoin qui a vécu Auschwitz, porte en elle la dialectique de l'ordre bourgeois, de l'État gendarme et de la culture élitiste d'une part et la transgression violente, le goût de la destruction, de la réduction des individus en objets, machines, systèmes aliénés dont le régime politique n'a pas à faire l'économie pour le maintien de l'ordre et de la richesse. Les tueries qui accompagnèrent l’extermination des autochtones d’Amérique, d’Afrique, d’Asie du Sud-Est et de l’Inde précédèrent, la mise en pratique des camps de concentration en Allemagne et en URSS et des camps d’extermination en Allemagne. En ce sens, le colonialisme a bien été un lieu d'expérimentation de l'ordre sadique-anal occidental. Si les États glissaient doucement sur la pente des biopouvoirs, ils se manifestaient encore essentiellement à travers une culture d'agressivité qui, d’un côté, exigeait le respect et l'obéissance dus aux institutions autoritaires, faisant de l’État un nouveau régime absolutiste qui coinçait toujours plus le libre-marché dans des lois et des exigences dirigistes. C'est ainsi, par le transfert du mode colonial en terrains européens, que la Première Guerre mondiale accoucha des totalitarismes soviétique et fascistes. Le triomphe des démocraties libérales, d’abord sur les fascismes en 1945 puis sur l’Union Soviétique en 1991, leur donna l’impression qu’elles avaient gagné la bataille contre la thanatopolitique. Désormais, le monde était ouvert à la consommation de produits fabriqués sous l’œil d’un Welfare State qui épongerait les bévues d’une économie marchande vorace, écervelée et gyrovague.

C’était sans compter les biopouvoirs qui s'étaient développés précisément à partir de la lutte à la thanatopolitique. Ce ne sont pas les attaques du 11 septembre 2001 qui causèrent le plus grand traumatisme de l’ère néo-libérale, mais bien ces pouvoirs dissous et laissés aux «forces invisibles» qui, libérées maintenant des anciens interdits, attendent plus qu’ils ne sont prêts à donner au système économique. Une fois les libertés transformées en droits aux services, il est difficile d’aller rechercher les éléments de la thanatopolitique pour réinstaller les anciens régimes d’oppression. Non pas que la population réagirait de manière essentiellement violente, mais elle va se réduire à la définition première de la société de masse. C’est par sa force d’inertie qu'elle va laisser le processus de désagrégation de la civilisation succéder à celui d’une constante épuration des «tiers-exclus». En passant de la société thanatopolitique aux biopouvoirs, en vidant l’autorité de tous pouvoirs, la civilisation occidentale a régressée de la phase sadique-anale à la phase sadique-orale. La société de consommation, associée à la société de persuasion, offrant jusqu’aux produits de luxe les plus superflus, crée un amoncellement de déchets difficilement absorbables par les cycles géophysiques et une population hyperconscientisée sur des aspects isolés d'une problématique globale. Lorsque se crée une jonction mal fusionnée, les manifestations populaires peuvent prendre une ampleur qui rappelle les belles journées révolutionnaires de France et de Russie, mais ces manifestations ne sont que des «individualités momentanées», dont l’historicité s’évapore comme une goutte d’eau sur une plaque chauffante.

Or, le triomphe des biopouvoirs et la vacillement des États traditionnels se produisent au moment où la chronologie de l’histoire humaine rencontre la chronologie géologique. L’exploitation minière, gazière, industrielle de la planète, l’agriculture spécialisée, parfois détournée vers des objectifs autres que la nutrition de la vie (les biocarbures), la pollution du sol, des eaux et de l’air sur une échelle jamais atteinte par les autres formes vivantes avant l’humanité, amènent la modification du processus attaché à l’histoire de la Terre. Les impératifs économiques jouent toujours la carte libérale associée à la thanatopolitique. Les disparitions d’espèces vivantes, accélérées au point d’être comparables à l’amorce de ces grandes extinctions de la période permienne ou de la période crétacique ne sont pas sans nourrir des inquiétudes légitimes malgré les dénis officiels. La modification accélérée des températures des courants marins et des courants aériens actuelle, modifications niées par les gouvernements lancés dans le développement industriel qui osent opposer l’économie à l’environnement, n’inaugurent rien d'original dans le rythme des climats. Déjà les historiens, à la suite de Le Roy Ladurie, enregistraient dès les années 1960 une augmentation de la température pour l’hémisphère nord rien qu'en observant les reculs successifs des glaciers des Alpes, et cela à partir du milieu du XIXe siècle alors que seules l’Angleterre et la Belgique étaient fortement industrialisées. En s’insérant dans un processus naturel de réchauffement climatique, le siècle suivant, par son expansion du développement industriel sur toute la planète, a poussé le réchauffement climatique à un rythme jamais vu dans l’histoire de la Terre, et ses conséquences sont plus souvent maléfiques que bénéfiques sur l’organisation des sociétés humaines.

L’économie capitaliste, qui mise toujours sur son aspect protéen pour investir dans les futures entreprises de dépollution et de recyclages des déchets afin de racheter par les profits futurs les profits passés, se trouve confrontée non plus à des mouvements d’opinions qu’elle peut facilement mettre de côté, mais à un bouleversement dont les effets bénéfiques ne seront réalisables qu’à court terme. Le réchauffement de l’Arctique possède en soi son antithèse, c’est-à-dire la glaciation qui proviendra de l’augmentation de la couche de gaz carbonique amplifiée des émanations de méthane expulsé du pergélisol au-dessus de l’hémisphère nord, ce qui amoindrira la pénétration des rayons solaires. Cette confrontation est sans synthèse car l’avancée effectuée sous le réchauffement climatique devra reculer bien plus loin que de l’endroit où elle était partie, à la frontière de la steppe et de la toundra. L’hémisphère nord, sous lequel logent les grandes civilisations, de l’Occident à l’Extrême-Orient, est donc engagé dans une crise non plus à l’échelle humaine, mais à l’échelle géologique.

Il en va également de même des catastrophes naturelles. Éruptions volcaniques majeures (on pense à l’éruption du Mont Saint-Helens, 1980), des tremblements de terre suivis de tsunami comme celui de l’Indonésie (2004) ou du Japon (2011), ne sont pas des phénomènes meurtriers nouveaux. L’éruption du Tambora, volcan indonésien, qui les 10 et 11 avril 1815 a été qualifié d’«éruption du millénaire» a eu des conséquences qui laissent réfléchir. Un volume de 150 à 175 km3 de pyroclastites (poussières et cendres) est craché par le volcan qui perd la moitié de sa hauteur. Près du volcan une épaisseur de dépôts atteint une trentaine de mètres et sur une superficie d’environ 500 000 km2 - soit la superficie de la France - est recouverte d’au moins 1 cm de cendres. L’extension géographique de ces dépôts est liée aux vents de la mousson qui soufflaient alors d’est en ouest : 550 km vers l’ouest, 400 vers le nord et 100 vers l’est. En mer, des îles de ponce et de cendres agglomérées pouvaient atteindre 1 mètre d’épaisseur et plusieurs kilomètres, ce qui va gêner, pendant plusieurs années, la navigation. La lave émise est une shoshonite, dont la caractéristique principale est d’être très potassique K20 = 6% pour 55% de Si02. Ces nuées de cendres et de pyroclastites tuèrent 12 000 personnes tandis que 49 000 habitants des îles de Sumbawa et de Lombok moururent de la famine causées par les cendres qui détruisirent toutes récoltes. À l’époque, cet événement ne causa guère plus en Occident que des ciels multicolores, mais des particules de cendres se diffusèrent dans l’air, enveloppant l'ensemble de la planète. L’effet prévisible fut une diminution générale de la température. Un an plus tard, en 1816, il y eut une année sans été (The year without a summer). Froid et pluvieux en Europe comme en Amérique du Nord avec, pour conséquences, des récoltes désastreuses qui engendrèrent des famines localisées. En France seulement, le mois de juillet présenta un déficit de température moyenne mensuelle de 3º C. Si une telle éruption, avec une ampleur comparable, se produisait en Alaska, en Islande, en Nouvelle-Zélande même ou encore en Indonésie, nous y serions plus sensibles dans la mesure où le secteur des services publiques des différentes nations serait vite débordé. L’économie capitaliste, toujours à l’affût des profits, ferait monter unilatéralement les prix des principaux objets de consommation de base tandis que la dépendance des foules aux bio-pouvoirs morcelés passeraient vite du laisser-vivre au aire-mourir. Le tremblement de terre suivi du tsunami dans l’océan Indien en 2004 fit tant de victimes (280 000 morts) seulement parce qu’il n’y avait pas d’avertisseurs au tsunami dans les différentes régions : en Thaïlande, en Inde, au Sri Lanka où se trouvaient, en plus des populations locales, de fortes concentrations touristiques de vacanciers occidentaux, ce qui n'était pas le cas lors de l'éruption du Tambora en 1815. Ce nombre élevé de victimes occidentales poussa le président George W. Bush a établir pour l’océan Pacifique un réseau d’avertisseurs au tsunami dont on a pu vérifier l'efficacité lors du tremblement de terre au Japon en 2011.

Si le Tambora fit, à l’échelle planétaire, tant d’effets alors que le monde dit civilisé ignorait les catastrophes et les cataclysmes des régions éloignées, aujourd’hui, il en va tout autrement. Une caldeira comme celle du Yellowstone - il faut toujours y revenir car elle est située au cœur du continent de l’Amérique du Nord -, des systèmes mégavolcaniques comme l’Islande, Naples et l’Indonésie sont toujours d’éventuels candidats aux cataclysmes dont les effets pyroclastites s’accumuleraient avec les couches de carbone et autres produits chimiques en suspension dans l’atmosphère. Un système capitaliste libéral ne pourrait palier à une telle conjonction d’effets mortels. Au moment où les populations auront été infantilisées et soumises à des liens de dépendance envers des pouvoirs morcellés offrant des services déconnectés les uns des autres, faisant preuves d'incuries comme on l'a vu, au Québec, lors de la «crise du verglas» de 1998, le goût au retour vers la barbarie n’aura plus besoin d’aide d’un État dénaturé comme l’État nazi ou les États démocratiques impuissants d’Occident.

Entre les biopouvoirs, qui subvertissent progressivement la civilisation et érodent le bloc occidental en le recouvrant d’un totalitarisme moral enveloppant les comportements individuels selon un mode de réponse codifié passif et dépendant des services, et une prompte régression vers la thanatopolitique que prêchent les régimes conservateurs et fondamentalistes, une possibilité pourrait se poser entre deux alternatives : ou bien en passant par une période de restructuration des sociétés à travers des codes nouveaux capables de maintenir une civilisation sur la base de son autodétermination des valeurs (autant restrictives que permissives) équilibrant le bien de l'individu et la cohésion de la collectivité; ou bien en s'abandonnant à un affaissement qui conduirait l’ensemble de l’humanité dans un naufrage planétaire où la sixième extinction en serait l’issue irréversible. Peu importe les options, le péril est dans la demeure depuis toujours, et le refus de toute révolution culturelle de la civilisation refoulée au nom de la régression de la barbarie économique ne sera d'aucune utilité pour sauver les fortunes devant l’inéluctable réalité⌛
Montréal
14 avril 2012

1 commentaire:

  1. je me réserve ta note ou ton billet ou ton article pour plus tard. Pour le moment je te pique Kermit, je l'avais pas celle là :)

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