vendredi 7 septembre 2012

La «débandaison» québécoise

Débandade en Finlande, 1940

LA «DÉBANDAISON» QUÉBÉCOISE

Trois jours après la soirée mouvementée des élections provinciales, la tension collective, portée à son comble par l’attentat de Richard Henry Bain contre la nouvelle Premier ministre Pauline Marois, du Parti Québécois, nous assistons à un effet de post-orgasmique tristatur dans l’ensemble de la population québécoise. Un état émotif et mental assez semblable à ceux qui ont suivi les échecs référendaires de 1980 et de 1995…

En fait, personne n’est vraiment content des résultats électoraux et certains commencent déjà à attendre la prochaine campagne pour se reprendre. En fait d’acte manqué - et le Québec est expert en ce type de névrose -, il est symptomatique de remarquer à quel point une tragédie conjoncturelle efface quasi totalement les résultats politiques de la tenue du scrutin. On pourrait, certes, en appeler aux média toujours assoiffés de faits divers, des trous de balles et des rigoles de sang, mais le geste de Bain a soulevé un émoi qui n'a pas été suivi de réactions qui auraient été normales en une telle occasion, ce qui montre le haut niveau, certains diront, de maîtrise de soi, de la part des Québécois. Ce n'est pas si sûr. Il semble plutôt s’agir d’une atonie propre à une collectivité totalement désaffectée du «temps qui court», vivant dans un monde extirpé du réel où ce genre d’incident, courant en Europe et encore plus aux États-Unis, ne pouvait que s'être déroulé ailleurs et non dans une ruelle sordide de Montréal. Un «ailleurs», qui serait le fond d’un trou perdu au fin fond du Kansas. L'assassinat à coups de mitrailles de la famille britannique d’origine iraquienne à Annecy en Haute-Savoie mercredi, la famille al-Hilli, ainsi que d’un cycliste, Sylvain Mollier, qui se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment, soulève en Europe une vague d’indignation; alors qu’ici, devant l'événement de mardi soir, on s’apitoie sur le sort du malheureux technicien, lui aussi placé au mauvais endroit au mauvais moment : Denis Blanchette, passe tout simplement pour victime d’un «homicide», inscrit dans la comptabilité annuelle des crimes contre la personne ayant entraîné la mort. Une veillée funèbre, tenue le lendemain soir en sa mémoire au même endroit, avait quelque chose de surréaliste; comme au lendemain d’un événement impossible au Québec. Non, décidément les résultats de la soirée des élections, au soir du 4 septembre 2012,  ne valaient sûrement pas le coût d'une vie humaine.

Du plus profond de ma mémoire, je me souviens du soir où le corps de Pierre Laporte avait été retrouvé dans le coffre d’une bagnole, en octobre 1970. Certes, contrairement à aujourd’hui où les média sociaux se sont déchaînés à lancer toutes sortes de nouvelles, certaines vraies mais la plupart fausses, la découverte du cadavre de Laporte resta inaccessible aux journalistes de la télé. On ne voulait sans doute pas polluer une scène de crime, mais il y avait aussi de la pudeur dans l'interdit. La loi des mesures de guerre, déjà implantée sur le Québec, et essentiellement sur la région de Montréal, donnait peu envie de manifester sa joie ou sa désapprobation, mais c’est du fond des «chaumières» que l’effet post-orgasmique tristatur s’était senti. À ce moment-là aussi, les événements semblaient surréels. Ma mère m’avait bien dit qu’on sauverait «l’étranger» (James Cross) et qu’on laisserait tuer le «canadien», et les faits ont confirmé son préjugé, mais ce type d’événement apparaissait déjà extra-québécois : c’était une affaire courante à l’époque, en Allemagne et en Italie, que d’enlever un politicien, un journaliste ou un homme d’affaires et le livrer à sa famille les pieds devant. Mais au Québec! La brutalité avec laquelle les gouvernements canadien et québécois réagirent contre la population québécoise, hors proportion avec le danger réel, a fini par emporter le souvenir morbide du cadavre étranglé de Pierre Laporte. Si la terreur d'État exercée à la suite des événements d’octobre pesa encore jusqu’à permettre l’élection d’un gouvernement libéral majoritaire en 1972, une fois levée, l’élection de 1976 amena au Parlement une majorité écrasante de députés indépendantistes à l’Assemblée et permit aux Québécois d’avoir le meilleur gouvernement de son histoire depuis 1960. Les gouvernements qui se sont succédés depuis 1981, de péquistes à libéraux, n’ont été que des gouvernements décevants et indignes de ce que René Lévesque, dans l’un de ses discours dont lui seul avait la recette et la faculté d’improvisation, appelait «un grand peuple».

Pour revenir en ce début de septembre 2012, est-ce un hasard si les services de la Santé aient annoncé que le virus de la Légionellose avait été éradiqué de Québec le lendemain de l’annonce par Jean Charest de sa démission de la chefferie du Parti Libéral et son retrait de la politique? Il y a eu là un léger réveil de tension, mais retombée très vite. Tout le monde sait que, dans quelques années, une paisible famille assise devant la télé, verra leur petite fille assise sur le tapis, devant eux, tourner la tête et leur dire He’s back.

Ensuite, ce fut la scène du «baiser au lépreux». J’ai surveillé attentivement les mains de Jean Charest lorsqu’il s’empressa d’embrasser Pauline Marois, à sa réception au Parlement, pour voir s’il ne les plongerait pas dans sa sacoche. Non, il l’entraîna assez vite dans ses appartements où il lui donna un cours en accéléré de peinture québécoise en partant des tableaux de Lemieux et autres, suspendus sur le mur du salon. Pauline semblait intéressée. J’espère qu'elle ne lui a pas répondu qu’elle possédait chez elle un Largillière ou quelque chose semblable à un Poussin dans son chalet de Charlevoix, ce qui aurait été le comble de l’insulte ajouté à l’outrage au pauvre Premier ministre défait après 14 ans de service au Parti Libéral!

Ce matin, les journalistes filmaient la déchiqueteuse où les papiers du gouvernement défait étaient renvoyés aux poubelles de l’Histoire. On s’empressa de commenter qu’il n’y avait là que des papiers de propagande du Parti Libéral. Généralement, comme on le fait avec les circulaires qui encombrent nos boîtes aux lettres, ce type de papier est jeté immédiatement par le convaincu. On peut sans doute s’imaginer la liste de ces documents détruits:

- Circulaire du Parti Libéral : «Nous sommes prêts».
- Circulaire du Parti Libéral : «Le Plan Nord au service du Sud».
- Circulaire du Parti Libéral : «Programme de développement de la grande région de Québec».
- Lettre autographe de Tony Accurso à Jean Charest …«Cher ami…»
- Circulaire du Parti Libéral : «Subvention pour aider Montréal à nettoyer les débris des paralumes de l’autoroute Ville-Marie».
- Circulaire du Parti Libéral : «Entente avec nos amis autochtones…»
- Circulaire du Parti Libéral : «Contribution culturelle à un festival de Fèves au Lard».
- Compte-rendu de l’agent Quintal sur son infiltration de Québec Solidaire : «Rien à signaler sur le front gauche».
- Circulaire du Parti Libéral : «Direction des débats de l’aile jeunesse du Parti Libéral».
- Circulaire du Parti Libéral : «Accueillons le nouveau Président de la République française, l’honorable M. Sarkozy».
- Circulaire du Parti Libéral : «Visite éclair de Mme Bettencourt. Mme Michèle Dionne, l’épouse du Premier ministre, fera une démonstration des produits de beauté L’Oréal».
- Rapport de l’agent Kintal sur la subversion des groupes de manifestants étudiants et les actes de violence perpétrés par l’agent et ses collègues aux commerçants de la rue Sherbrooke. Réussite totale.
- Circulaire du Parti Libéral : «Anniversaire de Sam Hamad. Le gâteau et la fille dedans seront payés par le joyeux jubilaire».
- Circulaire du Parti Libéral : «Supportons la cause pour l’aide au Sida».
- Circulaire du Parti Libéral : «Vacances prochaines de M. Charest».
- Obtention de permis de pourvoirie d’un fidèle supporter et contributeur (sic) à la caisse du Parti, M. Richard Henry Bain…

Et ça pourrait continuer ainsi, des pages et des pages.

Le soir du 6 septembre, le comédien et metteur en scène Yves Desgagnés s’est exprimé devant Anne-Marie Dussault au Réseau de l’Information de Radio-Can. qu’il trouvait que la sécurité au Métropolis, le soir du 4 septembre, avait été déficiente. Il faut comprendre qu'à l'intérieur du Métropolis, la sécurité de Mme Marois était assurée par la Sûreté du Québec, alors que les environs extérieurs du bâtiment l’étaient par le Service de Police de la Ville de Montréal. Or, l’entrée des artistes, à quelques pas de la scène, était laissée quasiment sans surveillance. Ainsi des quidams évitaient la queue à l’entrée de la salle de spectacle en passant par l’entrée des artistes où ils pouvaient rentrer là à pleine porte. Quand on sait que Bain a été à quelques quatorze pieds de la scène où Desgagnés et Marois se trouvaient le soir de l’élection, le talentueux metteur en scène a dû se dire que si Bain avait bousculé ou tué les techniciens avant qu'ils ne s'empressent de fermer la porte en voyant venir ce joyeux débonnaire armé, le Québec se serait trouvé en deuil non seulement de son nouveau Premier ministre mais aussi de son plus grand réalisateur de théâtre! Roméo et Juliette se serait transformés en Antoine et Cléopâtre! Le T.N.M. aurait porté la crêpe noire pour toute la saison. Bref, il demande une commission d’enquête indépendante sur la protection assurée ce soir-là à Mme Marois. Toute seule.

Il arrive, comme ça parfois, que la chienne nous prenne une fois les événements passés.

Cette atonie, qui se diffuse dans l’ensemble de la civilisation occidentale devant les événements tragiques ou traumatiques qui peuvent l’affecter, semble supposer une attitude, un sentiment tragique de l’existence. Le monde se détruit, il se suicide par des politiques aberrantes et sans buts, il est l’objet de toutes les fatalités liées à la stupidité humaine. Encore hier, le 6 septembre, la compagnie des célèbres Pages Jaunes, Yellow Media, endetté au possible, décidait de transformer ses dettes en actions! Pour chaque tranche de 100$ de débentures, le créancier recevrait 50 nouvelles actions de Yellow Média plutôt que 12,5. C’est-à-dire que les dettes de la compagnie étaient transformées en actions! Bref, à peu près le même recours aux junk bonds dont l'éclatement a entraîné la crise de 2008. Preuve qu’on apprend quelque chose du passé? À part quelques esprits chagrins du monde des affaires, les actionnaires se sont résignés à cette solution, et on attend plus que la cour autorise la conversion suggérée par les gestionnaires de Yellow Media. On verra qui rira jaune lorsque les actions ne vaudront pas plus qu'une page du célèbre bottin! Mais, en attendant, la population, celle qui a le plus souffert de ces magouilles financières par le passé, ne réagit pas.

Le monde est gris, le monde est rose chantait Éric Charden. C’est à peu près ça. On est content de travailler, car en plus d’avoir un salaire quelconque, ça permet d’oublier tout le reste. Et tout le reste est assez vaste. Les contradictions et les vire-capot n’interpellent plus l'intégrité de personne. Voici Stephen Harper qui pistonne au Sénat l’économiste Diane Bellemare, ancienne prof de l’UQAM, péquiste girouettée adéquiste, qui critiquait encore, il n’y a pas trois mois (juin), que le programme d’assurance-emplois du gouvernement conservateur était tout simplement incohérent :

«Le gouvernement fédéral fait fausse route en adoptant une réforme de l’assurance-emploi qui s’attaque aux symptômes d’un marché du travail dysfonctionnel plutôt que de chercher à en éliminer les causes réelles. […]

«S’il est évident qu’il faut revoir en profondeur le programme d’assurance-emploi pour qu’il réponde mieux aux impératifs de l’économie d’aujourd’hui, ce n’est pas en triturant la notion d’emploi acceptable et en créant diverses catégories de prestataires qu’on améliorera l’efficacité de cette protection sociale indispensable.

«En revanche, la nouvelle règlementation réduira de manière importante les prestations versées. Est-ce l’objectif poursuivi ? Tout mettre en œuvre pour générer des surplus au compte de l’assurance-emploi qui serviront à réduire le déficit fédéral comme dans les années 1990. Si c’est le cas, le gouvernement est mal avisé et fait preuve d’une incompréhension profonde du fonctionnement du marché du travail…

«Considérons le cas des chômeurs fréquents, dont la très grande majorité (81,8 %) manifeste des comportements saisonniers car leur demande de prestations débute généralement au même moment de l’année que les demandes antérieures. Qui sont ces personnes ? Près de la moitié d’entre elles sont issues des industries de la construction et de la fabrication et des services d’enseignement, lesquels, à l’exception de la construction, ne sont pas des industries saisonnières classiques comme la pêche, l’agriculture et le tourisme. Près de 70 % de ces chômeurs saisonniers proviennent du Québec (39,5 %) et des Maritimes (27,6 %). Ces chômeurs affichent un comportement saisonnier à cause de la nature temporaire des contrats d’emploi qui les lient à leur entreprise et en raison du manque d’emplois disponibles dans leur secteur. Cette problématique affecte principalement les provinces à l’est de l’Ontario, soit celles où le taux de chômage est, depuis des décennies, plus élevé que la moyenne canadienne. C’est aussi dans ces provinces et ces secteurs que l’on constate les taux de postes vacants parmi les plus faibles au Canada.

«En d’autres mots, dans ces provinces et dans ces secteurs, il y a généralement plus de chômeurs qui se disputent un emploi disponible qu’ailleurs. À titre d’exemple, au troisième trimestre de 2011, il y avait 5,1 chômeurs (ayant travaillé dans les 12 derniers mois) dans l’industrie de la construction pour un emploi disponible ; il y avait respectivement 4,8 et 10 chômeurs pour un emploi dans les secteurs de la fabrication et de l’enseignement. [...]» 

[L’auteur termine en qualifiant l’assurance-emploi comme étant un programme de supplément du revenu et souligne au passage que :]

« Ainsi, le chômeur fréquent est bien plus le résultat de pratique de gestion de ressources humaines afin de procurer un revenu d’emploi décent au plus grand nombre de personnes possible que le résultat de pratiques frauduleuses de la part de profiteurs du système. [...]»

Diane Bellemare – Économiste et fellow associée à CIRANO

Maintenant que Mme Bellamare est devenue «sénatriste» comme disait Sol, va-t-elle continuer à se dresser contre les mesures «incohérentes» du gouvernement Harper ou va-t-elle lui fournir un alibi qu’un sénateur conservateur «est libre», en conscience et en vote, devant un projet expédié de la Chambre basse? Là non plus, personne ne tique! C’est normal, quand on est carriériste, on passe de l’UQAM au Sénat, du P.Q. à l’A.D.Q., de Radio-Canada à TVA. Who’s care?

Cette débandade que tout le monde semble ressentir au plus profond de sa chair et de ses os, ces amertumes refoulées et ces jouissances honteuses, donne une impression d’un sentiment tragique qui serait également une conscience malheureuse prisonnière de son malheur. La résignation à «penser autrement», à s’imaginer que la vie pourrait être autre chose et meilleure que celle que nous vivons, est un retour de l’ancienne soumission catholique du Québec ultramontain, nationaliste et conservateur. Certes l’hédonisme a remplacé l’ultramontanisme, mais dans la mesure où ils sont tous deux des excès moraux, orientés vers des directions opposées, ils postulent tous deux un sentiment d’abandon à une standardisation du comportement collectif (l’une dans la jouissance non-stop, l’autre dans la compulsion à la limite du fanatisme). Nous nous débandons comme nous bandons : sous l’effet de stimuli qui proviennent de l’extérieur, rarement de l’intérieur. Nous sommes «réactifs» plutôt qu'«actifs», qui fait que nos héros au hockey sont devenus les gardiens de buts et non les attaquants. Si l’érotisme est d’abord «une vision de l’esprit» plutôt qu’une réaction strictement physiologique, il en va de même pour l’action sociale. Il faut une conscience active, en dialectique avec son inconscient, pour obtenir «une vision de l’esprit» d’un monde autre plutôt que d’attendre qu’un individu ou une faction de la société (ne serait-ce que le mouvement étudiant) mette «en branle» la bandaison. S’il est possible d’avoir appris quelque chose des récents mois, autant que ce soit comment bander …socialement⌛
Montréal
7 septembre 2012

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