mardi 29 janvier 2013

Le bovarysme télévisuel

Réal Bossé et Claude Legault dans 19-2
LE  BOVARYSME TÉLÉVISUEL

Elle vit sa vie par procuration
Devant son poste de télévision

Jean-Jacques Goldman

Nous venons d’assister à un véritable tour de force médiatique afin de rehausser les cotes d’écoute de la télévision avec le premier épisode de la série 19-2. Cet épisode présente un individu - un jeune - armé jusqu’aux dents qui entre dans une école et commence à canarder à gauche et à droite. On trouve des corps morts percés de balles, du sang éclaboussant un mur glauque, le tout filmé dans le style propre à Podz. Ensuite, nous voyons les schtroumpfs, la trouille au ventre et la poussée d’adrénaline s’entre-mêlant, frôler les murs, ne sachant où trouver le tueur qui pourrait surgir à tout moment de derrière une porte et abattre nos héros. Évidemment, ceux-ci finiront par l’abattre …vous devinez où : dans la bibliothèque!

Je reste toujours pantois quand j’entends l’un des scripteurs et acteurs de la série, Réal Bossé, affirmer qu’il veut nous présenter «l’humain» derrière la fonction du policier. Ce qui est parfaitement honorable. Or, tous les policiers de la série sont des cas borderlines.  Son collègue (joué par Claude Legault), souffre d’avoir dénoncé son père, un autre bat sa femme qui est la sœur d'un des policiers vedettes, un troisième boit parce qu’il ne peut supporter le stress du métier, on a droit à la flicque (?) lesbienne et le personnage principal (joué par Bossé) souffre de la culpabilité de la mort de son partenaire. Comme dans le Bataillon Sacré de Thèbes, les flics sont jumelés afin de créer un lien affectif (négatif ou positif) qui les oblige à fonctionner ensemble dans des situations qui vont entre le grotesque et le sordide. C’est ici que la fiction dépasse la réalité. Si les policiers sont des humains comme tout le monde, vivent-ils pour autant une vie aussi merdique que celle présentée dans la série? Car 19-2, pour ceux qui l'auraient oublié, ce n’est qu’une série télé, une fiction, un rêve au goût de cauchemar, pas une enquête documentaire ou anthropologique sur l'état de policier. On ne sait pas si la série a un effet tangible sur l’augmentation des inscriptions à l’école de police de Nicolet, mais elle a suffi jadis à créer un sentiment de sympathie parmi la population montréalaise à l’égard de ses policiers. À quand un immense bouquet de roses à 728?

Bien sûr, le sujet de la série bénéficie des événements d’avant Noël, à Newtown au Connecticut, bien qu’elle ait été tournée avant les tragiques événements. Aussi, Radio-Canada a jugé bonne l’idée de créer un effet 19-2 pour la rentrée de la série. À toute fin pratique, avant même la diffusion de ce premier épisode, la campagne de presse et de marketing ainsi que l’«événement» post-diffusion était en place pour susciter les émois voulus. La publicité sur les sites radio-canadiens agissait à la fois comme prévention et comme sollicitation, à la manière dont on passe une bande avant la télédiffusion d’un C.S.I. pour nous dire que l’émission qui vient comporte des scènes de violence pouvant traumatiser un certain publique. Sur le Web, on trouve cet extraordinaire paragraphe :
Il y a longtemps qu'un épisode d'une télésérie a autant fait jaser. [À noter qu’il n’a pas encore été télédiffusé] La première de la deuxième saison de 19-2, dans laquelle Ben et Nick interviennent durant une fusillade dans une école, soulève de nombreuses questions. [sic !]

Si vous souhaitez réagir ou vous informer afin de mieux comprendre le triste phénomène des fusillades dans les écoles, voici comment.

Pour s'exprimer

Pendant et après l'émission (de 21 h à 22 h 30), un clavardage en direct sera proposé.
[Comment peut-on regarder une série télé tout en clavardant?] Vous êtes invité à dialoguer et à poser des questions sur Radio-Canada.ca ou sur Twitter. Les comédiens Claude Legault et Réal Bossé, le réalisateur Podz et l'auteure Danielle Dansereau y participeront.

Un second clavardage en direct aura lieu mardi de 11 h à midi. Vous pourrez alors échanger avec un invité qui a déjà vécu un drame de cette nature et avec des journalistes qui en ont assuré la couverture.

Pour mieux comprendre

Une page spéciale offre dès maintenant des informations pour tenter de comprendre ce triste phénomène.

Accédez au clavardage et à la page spéciale.
Tout cela n’est pas sérieux. Aucun événement comparable ne s’est déroulé au Québec (l’invasion d’une polyvalente par un tueur de masse) et les expériences de Polytechnique, Concordia et Dawson se sont déroulées sur une durée relativement courte, alors que le suspens de l’épisode dure une vingtaine de minutes, à tel point qu’il devient peu crédible, puisque les «casqués», l’équipe tactique, auraient eu normalement le temps d’investir les lieux et de venir à bout du tueur s’il ne se suicide pas, comme c’est la plupart du temps le cas. Bref, en voulant trop montrer, on tombe dans l’improbable. Si les «casqués» peuvent venir aussi vite sur un lieu de manifestation étudiante pacifique, on imagine qu’ils auraient été bien plus empressés de se rendre sur un campus investi d’un tueur fou. Les spectateurs, n’étant pas plus bête qu’il le faut, nous avons tous compris qu’il y avait là une longueur que certains journalistes ont qualifié de «complaisance dans la violence», ce qui est bien le cas.

Voilà pourquoi la propagande radio-canadienne a quelque chose d’odieux. Préparer les nerfs des spectateurs en leur promettant de vivre, par une fiction, un événement-traumatique analogue à celui exposé par les média à la veille de Noël. Comme ces spectateurs qui rient avant même que l'humoriste soit apparu sur scène, c'est à un phénomène de suggestion contagieuse analogue à ceux pratiqués par le nazisme au XXe siècle auquel s'est livrée la société d'État. Est-ce à dire que les commentateurs de télévision ont eu suffisamment d’esprit critique pour ne pas tomber dans le piège? Allons donc! À La Presse, la greluche de service, Nathalie Petrowski écrit :
La directrice générale de la télé de la SRC m'avait bien prévenue: le premier épisode de la deuxième saison de la série policière 19-2 n'est pas un épisode comme les autres. Oh! que non. C'est une bombe. Une vraie bombe! [Nathalie nous dit qu’on l’a bien préparée]

Elle avait raison. [Nathalie nous dit qu’elle a mordu à la suggestion] Ce premier épisode qui marque le retour des deux célèbres patrouilleurs est un épisode-choc, violent, sanglant, à la limite du supportable. [Allons donc! Au même moment, à CTV une série de tueur en série avec Kevin Bacon montre du gore bien plus écœurant que ce qu’on a vu dans 19-2! Franchement, Nathalie, sors un peu!] C'est aussi un épisode dont on ne se remet pas aisément et qui va sans doute créer une mini-tempête auprès de l'auditoire. [Nathalie sert maintenant d'allumeuse pour la S.R.C.]

Au cœur de ce premier épisode, une fusillade dans une école secondaire, pour ne pas dire une douloureuse et interminable tuerie, empruntant tantôt à la tragédie de Polytechnique, tantôt à celle du collège Dawson.
[La plupart des victimes montrées sont des filles, ce qui laisse supposer que le tueur sélectionne ses victimes]

Interminable: je n'écris pas ce mot en vain. Je ne crois pas exagérer en affirmant que la tuerie dure de 30 à 35 minutes sur les 44 que compte l'épisode complet.

Peut-être est-ce un peu moins en temps réel, mais l'effet perçu, à tout le moins à mes yeux, c'est que le carnage n'en finit plus de finir, que les morts se comptent par dizaines et qu'être le spectateur passif et impuissant de ce bain de sang est un supplice.
[Allons donc, ces sensations sont purement auto-suggérées. À aucun moment cet épisode n’est comparable en effets psychologiques à ceux qui ont été témoins, à la télé, de l’effondrement des tours du World Trade Center. Comme le disait Talleyrand, «Tout ce qui est exagéré est insignifiant», ma Nathalie.]

Évidemment, les événements tragiques et récents de Newtown jettent sur ce premier épisode, écrit et tourné bien avant, un éclairage sinistre que l'équipe de
19-2 ne pouvait prévoir. Mais il n'y a pas que la proximité de la tuerie de Newtown qui provoque le malaise. Il y a une question morale qui ne se posait pas (du moins pas pour moi) avec Polytechnique, le film de Denis Villeneuve, et qui se pose ici tant sur le plan de la manière, du média que de l'événement en tant que tel.

Je m'explique: la tuerie de Polytechnique a infligé à la société québécoise un immense traumatisme collectif qui a longtemps été refoulé et tenu sous silence. Or, 20 ans après le fait et avec la distance que confèrent les années, le film de Denis Villeneuve nous a aidés en quelque sorte à exorciser ce traumatisme.
[C’est de la niaiserie ou Nathalie a la mémoire courte. On a jamais cessé de parler de Polytechnique - ce n’est quand même pas la Shoah! Très tôt, la date du 6 décembre est devenue celle d'une commémoration des victimes et là ont commencé les démarches pour la célèbre pétition sur l’enregistrement des armes d’épaule, sous le gouvernement Mulroney. Alors Nathalie, si tu es trop sotte, essaie au moins de ne pas désinformer tes lecteurs!]
On voit bien l’effet recherché par les publicistes de Radio-Canada et de La Presse : créer de toute pièce un événement-traumatique, non pas réel (comme à Newtown) mais purement fictif. Des psychologues (à la Rose-Marie Charest, les dents sorties, valeur d’entretien à un four o’clock tea) sont mis à la disposition des téléspectateurs au cas où la série les aurait trop affectés! Décidément, comme le tonneau des Danaïdes, la sottise est sans fond.

Ce matin, on nous montrait un exercice commandé par la direction de l’école Pierre-Eliott-Trudeau de pratiques en classe au cas où un tireur fou s’introduirait dans l’établissement. Ridicule. Cela rappelait ces exercices que l’on faisait du temps de la Guerre Froide où l’on disait aux élèves de se cacher sous le pupitre au cas où une bombe atomique exploserait à proximité! C’est oublier que, comme une pratique d’incendie, la mise en scène demeure très loin de la réalité lorsqu’elle frappe. C’est oublier également que, malgré sa raison, l’homme demeure un mammifère qui se comporte devant le danger avec panique et effroi. Il peut figer sur place et se laisser abattre comme un lapin, ou il peut courir partout et tomber comme un Bambi bien ajusté! Directeurs et enseignants ne sont pas exempts d’une telle panique, car elle est profondément viscérale. C’est le génie de Podz de savoir décrire les états d’humeur des individus devant des situations limites, ce qui a fait l’essentiel de l’épisode et qui traumatisait tant Madame Pétrowski qu’elle perdait le cours de la série à force de regarder sa montre pour savoir quand est-ce que cela «finirait de finir».

Eric and Dylan. Columbine, 1999

En fait, et c’est ce qu’il y a de plus dur à dire : devant un événement imprévu, les réactions de tout un chacun demeurent imprévisibles et voilà pourquoi ni exercices de sécurité, ni planification policière sont susceptibles d'une efficacité garantie. Tout au plus peut-on susciter un sentiment de terreur appréhendée endémique parmi les enfants; aussi l’épisode de 19-2 n’est qu’une fiction et ne rend nullement compte de ce qui se passerait si un tel événement survenait. Plus sot encore, le risque de susciter un copy cat, un sociopathe qui voudrait défier la police en reproduisant l'intrigue de l'épisode, la finale étant un défi lancé à tous ceux qui désireraient se confronter avec les forces de l'autorité. Que conclure, sinon que Radio-Canada s’est servie, d'une manière étourdie, de la conjoncture entre les événements de Newtown et du premier épisode de la série 19-2 pour créer un «événement-traumatique» médiatique subjectif. D’une part, la S.R.C. était certaine de rafler les cotes d’écoute et assurer la continuité de la série pour le reste de la saison et mettre Toute la vérité (qui est une série plus que fatiguée) K.-O.; d’un autre côté, créer un état psychologique parmi la collectivité télévisuelle dont les membres vivent dans un état de totale atonie et dont la vie par procuration ne se déroule plus qu’à travers des situations exotiques, érotiques, violentes et finalement borderlines tant l’existence est devenue plate. L’ennui est l’essence de la civilisation occidentale actuelle.

Blaise Pascal l’avait bien observé à la cour de Louis XIV lorsqu’il parlait du rapport entre le vide et le divertissement. Les Lettres de madame de Sévigné et les Mémoires de Saint-Simon confirment que la vie des rois et des courtisans est une vie blasée, satisfaite, sans surprise. Aussi, le moindre bavardage, le moindre commérage, la médisance et les faits divers les plus sensationnels insufflent un sursaut de vitalité dans la voillière versaillaise. À l’ère où le citoyen est devenu roi, le même phénomène se répète. À l’époque, il y avait Molière et Racine qui pouvaient alimenter les sursauts de vigueur chez les courtisans; aujourd’hui, c’est Podz et autres réalisateurs télé. Podz a du style. Mais les commandes finissent par abuser de sa marque pour finir comme Picasso, par signer des serviettes de tables. Tel est l'avatar du médium télévisuel. Il est difficile maintenant de réveiller l’atonie des téléspectateurs. On peut les tenir un temps en éveil lorsque des événements comme 9-1-1 ou Newtown se produisent, mais au bout d’un certain temps, la mise en divertissement de l’effet médiatique épuise le peu d’énergie qui leur reste. On l’a vu avec Robbie Parker, ce père d’une enfant tuée à Newtown qui se comportait comme un acteur d’Hollywood, suivant la mise en scène du directeur du scoop, souriant, puis se pompant pour apparaître sanglotant alors qu’aucune larme ne coulait de ses yeux. Lorsqu’on est rendu que l’on met en scène son propre deuil de son enfant tué par un tireur fou, il y a de sérieuses questions qu’il faut se poser sur la valeur de nos sentiments les uns par rapport aux autres. C’est plus traumatisant que les policiers haletants de 19-2.

Comment qualifier cette situation d’une vie par procuration que chantait jadis Jean-Jacques Goldman? Car cette situation a un nom. C’est du bovarysme. Pour les incultes, comme Nathalie, «qu’est-ce que le bovarysme?» Le bovarysme est «un état d’insatisfaction, sur les plans affectifs et sociaux, qui se rencontre en particulier chez certaines jeunes personnes névrosées, et qui se traduit par des ambitions vaines et démesurées, une fuite dans l’imaginaire et le romanesque». En fait, la jeunesse des personnes est toute relative, car on souffre davantage de bovarysme au fur et à mesure que notre vie vieillissant perd de sa saveur et que la routine et l’habitude achèvent de la dévorer. Aussi, le bovarysme traduit-il surtout une identification excessive à un personnage de fiction. C’est à travers les personnages des romans savons, des téléséries aux effets rocambolesques, des films de série d'aventures (pour les hommes) et de sentimentalisme (pour les femmes) que la compensation fantasmatique comble le vide existentiel. Et de tous ces vides, le plus douloureux est sans doute le vide affectif qui augmente l’expérience douloureuse de la frustration sexuelle dans la solitude comme dans la vie de couple. Ainsi, dans le roman de Flaubert, Emma Bovary a beaucoup lu durant sa jeunesse, en particulier des ouvrages romantiques. Sa vie conjugale, loin de se conformer à ses rêves, ne lui apporte que frustrations et désillusions. Et son mari, Charles Bovary, est de plus un homme médiocre. Si, du moins, il avait été violent, sa vie aurait ressemblé à quelque chose comme un immense martyre (Donalda, sainte-Misère). Elle se donne alors quelques amants tout aussi médiocres, d’où son état d’insatisfaction qui la conduira à s’empiffrer d’arsenic à la pharmacie de monsieur Homais, le bourgeois typique du vide intellectuel et moral de la société contemporaine.

Le bovarysme n’est pas apparu avec la télévision, ni même avec le roman (qu’il soit de Balzac ou de Flaubert). Il est apparu avec la petite bourgeoisie occidentale, à l’ombre des grands capitalistes au tournant du XVIIIe siècle. C’est donc un phénomène psychologique et moral lié à un mode de développement du Socius. La société capitaliste, par son goût du désir pour le désir, de la marchandise compensatrice et du cycle fermé de l’échange, crée ce vide existentiel, ressenti à la fois comme un vide intérieur et extérieur. Intérieur dans la mesure où il cultive l’isolisme sadien. Extérieur dans la mesure où il réduit tous les êtres à des marchandises transitoires où s’investit et se retire le désir selon l’épuisement de la tension érotique. En définitive, plus rien, plus personne ne peut satisfaire notre soif d’excitations, de nouveautés, d’expériences hors de l’ordinaire. Alors l’ennui s’installe et sécrète le bovarysme dans des fantasmes qui prendront des formes différentes selon le mode d’expérience du vide. Les deux policiers de 19-2 sont eux-mêmes atteints de bovarysme dans la mesure où ils comblent leur solitude et leurs échecs sentimentaux par un surinvestissement de la fonction policière qui les amène à courir après les situations les plus extrêmes. Ce cours d’auto-destruction en accéléré plaît aux téléspectateurs qui n’auraient jamais le courage ni la force psychique de s’engager dans une telle existence borderline. La chute dans la paranoïa, la psychose, les névroses graves, voire la mort donnée et reçue, est une expérience que le romanesque nous fait vivre depuis les mélodrames du XVIIIe siècle. Le mode télévisuel ne fait que le «démocratiser» encore plus en substituant à des imaginations déficientes ou des plumitifs moins habiles que leurs prédécesseurs, le visuel susceptible de préciser le voyeurisme qui échappait à des lecteurs distraits ou en panne de vocabulaire. Les effets sémiologiques sont d’une efficacité plus grande dans les média visuels et la télévision ne cesse de se donner comme limite non plus le sky de jadis, mais l’outrageous de l’abject.

Objectivement, l’épisode de 19-2 reste bien en deçà de ce que sert le cinéma à effets spéciaux et les séries américaines. Ce qui est dérangeant, c’est que ces scènes de violence ont été produites au Québec et non aux États-Unis. Des Américains, nous recevons comme «normal» ces débauches de sang et de tueries. Nous, Québécois, qui sommes purs et chastes, recevons moins bien ces scènes lorsqu’ils viennent de chez nous. Ainsi, dans les années 1960, on allait au cinéma voir des films pornographiques (soft) venant de Suède ou de France, mais dès qu’on s’est mis à en produire, en partant de ce film ultra-moralisateur qu’est Valérie, nous avons été «choqués» - comme Radio-Canada espérait «choquer» ses téléspectateurs en annonçant l'aspect ultra-violent du premier épisode de 19-2 avant sa diffusion. Aujourd’hui encore, nous recevons difficilement la vue de nos acteurs ou actrices nus dans des scènes trop explicites. Cela ne convient pas à l’image que nous nous faisons de nous-mêmes, entièrement voués à la pureté et à l’innocence face au sexe et à la violence. Et comme de plus en plus la règle du marché télévisuel impose aux producteurs québécois de distribuer des scènes gratuites d’érotisme et de violence dans leurs séries, les derniers naïfs à croire que nous sommes une catégorie spéciale d’humanité tendent à se fragmenter dans les cotes d’écoute.

Comme ne peut exister l’État dans l’État, le bovarysme, au contraire, peut exister dans le bovarysme. Et nous ne savons plus à quels degrés peut atteindre ce surinvestissement de bovarysme. Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’une satisfaction temporaire (et de plus en plus brève) des appétits insatisfaits qui oblige à s'accrocher à une dose quotidienne d’injection mentale de bovarysme. Comme une masturbation morale, la répétition conduit à la compulsion inhibante, d’où la série télé se substitue à la prière de 7 heures du soir à C.K.A.C. (Trente vies) ou aux grains de chapelet épluchés les lundis soirs. La fatigue culturelle de la télévision québécoise procède de cet épuisement du bovarysme qui ne parvient plus à satisfaire le vide qui pèse de plus en plus sur la Psyché des téléspectateurs. Voulant résoudre le vide existentiel des individus, la télévision finit par se vider elle-même de toute culture et de toute satisfaction aux curiosités et aux expériences hormonales qu’elle s’était donnée mission de combler. La vie par procuration est un échec - un autre - de la stratégie culturelle du bonheur du capitalisme post-moderne. D’où la nécessité de ces milliers de postes privés sur le câble qui s’attachent aux névroses individuelles (la névrose du golf, de la cuisine, des petites bêtes domestiques, des collectionneurs de timbres, du kerling, du maquillage, de l’érotomanie, de l’histoire et de la géographie, de surf, de la culture des bégonias…) Après plus de vingt ans d’existence, même la stratégie du câble est épuisée. Le rythme avec lequel s’épuisent ces média est extraordinaire, compte tenu des coûts de production, de diffusion, de publicités, de commandites. Toujours, l’ennui revient comme une vague déferlant obstinément contre les falaises.

Doit-on rajouter que c’est là un autre indice de la déstructuration de la civilisation? Les Romains aussi sont morts d’ennui. Leur existence débile trouvait procuration auprès des gladiateurs et des vies érotomaniaques de leurs empereurs désœuvrés. En bout de course, ils se sont jetés dans des sectes religieuses de tous genres venues d’Orient. Le culte de Mithra pratiqué par les soldats de l’Empire; le culte de Cybèle qui exigeait la castration de ses prêtres; le culte d’Isis et de ses mystères hellénis-tiques (métissage de savoir grec et de sagesse orientale), enfin du christianisme héritier de Platon et des stoïciens. Dans tous les cas, ces cultes conduisaient, après les spectacles de divertissements sanglants ou dionysiaques, dans des situations borderlines qui donnèrent les martyrs chrétiens et les fanatismes gnostiques. Aujourd’hui, des psychothérapeutes et des sectes marchandes menées par des gourous exotiques et nocifs, vendent des compléments aussi débiles et inutiles pour soulager plutôt que soigner les blues de l’existence.

Comment remplir une vie vide par quelque chose de substantiel? Je ne sais pas. Peut-être, pour commencer, faudrait-il vraiment le vouloir? Au commencement était la volonté. Sinon, alors tout restera au stade où le chantait Jean-Jacques Goldman : 

Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons
Elle vit sa vie par procuration
Devant son poste de télévision

Levée sans réveil
Avec le soleil
Sans bruit, sans angoisse
La journée se passe
Repasser, poussière
Y'a toujours à faire
Repas solitaires
En points de repère
La maison si nette
Qu'elle en est suspecte
Comme tous ces endroits
Où l'on ne vit pas
Les êtres ont cédé
Perdu la bagarre
Les choses ont gagné
C'est leur territoire
Le temps qui nous casse
Ne la change pas
Les vivants se fanent
Mais les ombres, pas
Tout va, tout fonctionne
Sans but, sans pourquoi
D'hiver en automne
Ni fièvre, ni froid

Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons
Elle vit sa vie par procuration
Devant son poste de télévision
Elle apprend dans la presse à scandale
La vie des autres qui s'étale
Mais finalement, de moins pire en banal
Elle finira par trouver ça normal
Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons

Des crèmes et des bains
Qui font la peau douce
Mais ça fait bien loin
Que personne ne la touche
Des mois, des années
Sans personne à aimer
Et jour après jour
L'oubli de l'amour
Ses rêves et désirs
Si sages et possibles
Sans cri, sans délire
Sans inadmissible
Sur dix ou vingt pages
De photos banales
Bilan sans mystère
D'années sans lumière 

Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons
Elle vit sa vie par procuration
Devant son poste de télévision
Elle apprend dans la presse à scandale
La vie des autres qui s'étale
Mais finalement, de moins pire en banal
Elle finira par trouver ça normal
Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons

Elle apprend dans la presse à scandale
La vie des autres qui s'étale
Mais finalement, de moins pire en banal
Elle finira par trouver ça normal
Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux, les pigeons


Montréal
29 janvier 2013

3 commentaires:

  1. Bien envoyé ce texte. Pour des motifs bien personnels je ne regarderai pas cette série, bien qu'il me soit impossible d'échapper au battage médiatique qui l'entoure. La fonction des policiers sur le fond me dégueule et cette fonction a bien peu à voir avec le fait de défendre la veuve et l'innocent. Et je ne veux rien savoir de tout ce qui pourrait projeter une image de sympathie sur ces gens. Particulièrement après ce qui s'est passé le printemps dernier au Québec.
    Daniel

    RépondreSupprimer
  2. Excellent texte, la section portant en particulier sur la "création" par les média d'un évènement traumatisant avant que l'évènement en question ait eu lieu,on peut y voir une véritable tentative d'induire un véritable état de stress pré-traumatique...

    Sylvain L.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. La série est, si on peut dire, victime de son succès. Voyant cela, et dans le contexte de la tuerie de Newtown, «on» se dit, préparons le public à vivre un «Newtown virtuel» collectif. On suscite la curiosité, on amplifie la portée de ce qui sera présenté, et nous mesurerons, par les interventions sur tweeter, facebook and on and on, la réaction du public. D'une part, on obtient une augmentation des cotes d'écoute en ramenant ceux qui désertent pour TVA ou les réseaux anglo, ce qui plaît à Radio-Can, de l'autre, «on» mesure la réceptivité, la capacité à conditionner des suggestions parmi le public et créer les mêmes sentiments, qu'on pourra exploiter (à quels fins?) comme si un événement-traumatique avait vraiment eut lieu. C'est vicieux, sordide et irrespectueux de l'intégrité de la personne humaine.

      Supprimer