mardi 16 novembre 2010

De la «Grande Noirceur» et de la «Révolution tranquille»













DE LA «GRANDE NOIRCEUR» ET DE LA «RÉVOLUTION TRANQUILLE» OU
POUR EN FINIR AVEC LE MYTHISTOIRE À PENTURES.
Jean-Paul Coupal
Ph D. Histoire

Depuis un demi-siècle, les Québécois voient s’élaborer sous leurs yeux un phénomène de mythistoire contemporain, ce qui, soit-dit en passant, mérite d’être aussi remarqué que la naissance du volcan Paricutin, au Mexique, en 1944. Ce mythistoire reproduit en fait le modèle élaboré sous la Renaissance à travers le diptyque Moyen Âge/Temps modernes: la «grande noirceur» et la «Révolution tranquille». Ce mythistoire fonctionne comme un contrappósto. D’un côté du tableau: l’obscurité de l’esprit avec le déplacement feutré du sinistre Duplessis; de l’autre, la «Révolution tranquille», les Lumières, non pas tant incarnées par un individu, mais par une floppée d’institutions liées à l’État-providence qui n’était peut-être pas celui que Lesage et compagnie avaient en tête en prenant le pouvoir en 1960. Ce diptyque fonctionne de manière dialectique: pas de «grande noirceur» sans «révolution tranquille», et vice versa. C’est ce que nous retrouvons à la page A 9 de l’édition du «Devoir» du mardi 28 septembre 2010. La juxtaposition des articles de Jacques Godbout et de Jacques Rouillard nous donne un exemple de ce tableau caravagesque que l’on tente d’inscrire dans la conscience historique québécoise depuis déjà cinquante ans.

Comme pour le Moyen Âge préjugé des hommes du XVIIIe siècle, l’idée de «grande noirceur» est le produit de l’idéologie libérale des années 1960. Le journaliste, éditeur puis sénateur Jacques Hébert en a été l’un des principaux artisans, lui qui a pris, jusqu’à son dernier souffle, l’affaire Coffin pour un compte à régler personnel avec Duplessis. Pour Godbout, quand nous parlons de «grande noirceur», nous évoquons le contrôle pervers de la sexualité, le mépris de l’industrie, de l’art, de l’économie et le refus de la pensée scientifique. Nous parlons de la vie de l’esprit. Outre que je vois mal la logique qui permette de partir du contrôle de la sexualité pour aboutir à la vie de l’esprit, je considère ce bénéfice d’inventaire comme une série de clichés. Les informations de Godbout ne sont pas fausses. Elles ne sont pas non plus faussement interprétées. Elles servent à alimenter un mythe dirigé contre la part scientifique de la connaissance historique: l’essentielle démarche critique qu’il vise à travers certains historiens nommés. Démarche qui est absente de son plaidoyer. Tout cela dissimule ce qu’il y avait à côté de la «grande noirceur», plongeant, là aussi, une part de l’histoire du Québec dans «le grand silence». Mais le silence aussi a une fin, titre un livre récemment paru. C’est ce silence que les historiens essaient de briser. Comme on fit en Allemagne lorsqu’on entendît témoigner les Allemands sur les années du Reich qui furent, pour beaucoup de petites gens, les plus belles années qu’elles avaient vécues: congés payés, croisière sur le Rhin, consensus social de la pensée unique qui ne force pas à exercer ses méninges à juger de ce qui se passait autour d’eux. Il n’y avait pas que Duplessis qui pouvait crier à son Onézime: Toé, tais-toé!

Car le mythe réside précisément là. La «grande noirceur», comme le fromage, est exclusivement «juste bon pour nous autres». Ah! la grande corruption duplessiste! On en a fait des volumes intarissables. Mais n’était-ce pas pour mieux oublier que le bon gouvernement Mercier était tombé sur une histoire de délit d’initié dans l’affaire du chemin de fer de la Baie des Chaleurs? Qu’au vaudevilliste Félix-Gabriel Marchand, qui avait voulu créer un ministère de l’Instruction publique saboté par les menées cléricales auprès du Vatican qui, à son tour, pressa le gouvernement fédéral d’intervenir, succéda un Simon-Napoléon Parent qui commença à vendre, en lots et en pièces détachées, les riches terres forestières et minières du Québec aux investisseurs britanniques et surtout américains? Bien entendu, il est plus rigolo de rappeler comment Duplessis, lors de l’enquête sur les comptes publiques, fit pester les Libéraux de Taschereau avec «les culottes à Vautrin», tandis qu’il ruminait déjà comment il allait se débarrasser de son aile progressiste de l’Action Libérale Nationale qui s’était jointe à lui. Et M. Godbout d’en référer à son oncle Adélard qui, comme on le sait, donna aux Québécoises le droit de vote cinq ans avant les Françaises et qui l’en remercièrent en votant massivement pour Duplessis! Tout cela, à mon avis, est blanc bonnet bonnet blanc et la continuité de la manière de gouverner du libéral Taschereau dans celle de l’unioniste Duplessis nous force à analyser les mœurs politiques sur la longue durée plutôt que centrée sur les années 40-60 …ou 2010.

Ce qui est plus troublant de la part d’un défenseur de la pensée scientifique, c’est lorsque M. Godbout termine son article en écrivant: L’histoire ne s’écrit pas seulement à partir de documents, il faut parfois l’avoir vécue. C’est tant pis si vous pensiez faire des recherches sur la Rome de César ou le Japon des Tokugawa car vous n’y étiez pas. L’appel de M. Godbout résonne comme un «devoir de mémoire» fort prisé par les victimaires de toutes les injustices du monde. Et Dieu sait qu’il y en a! La Shoah? Indicible. L’auto-génocide cambodgien? Insupportable. Le Rwanda? Intolérable. Devoir de mémoire? Mais où est donc celle de M. Godbout qui a vécu ces années de «grande noirceur» québécoise? Se souvient-il de l’Allemagne des années 40-60 où après ce que l’on sait, les Allemands répondaient, autocensurés, «Hitler? connais pas». La France de la IVe République, avec Dien Bien Phû, l’Algérie et les menées subversives du terrorisme de droite et du poujadisme qui, a bien des égards, était un duplessisme à la française? La Russie stalinienne et post-stalinienne: voyage aller seulement pour le Goulag. Et les swingneuses Fifties américaines suffisent-elles à faire oublier le Maccarthysme, l’exécution des Rosenberg? Que valent les sottises de Duplessis et de l’attentat «communiste» contre le pont de Trois-Rivières à côté de tout ça? Et, par-dessus le marché, oublier la loi qui résume tout son inventaire: la triste loi du cadenas! En tout cas, si les années 40-60 sont d’une «grande noirceur», le Québec n’en a pas l’exclusivité, ni le privilège d’avoir supporté seul de si sombres années. Ce qu’il y a de subversif dans l’idée de «devoir de mémoire», c’est précisément que la mémoire relève de l’Imaginaire tandis que le devoir est une notion morale liée à l’Idéologique. Le «devoir de mémoire» corsette la connaissance historique dans une nostalgie, joyeuse ou maussade, qui l’empêche de souffler. Elle asphyxie la conscience. D’où qu’elle produit un visage d’une «grande noirceur».

Sous l’article de M. Godbout, on retrouve le second panneau du diptyque: la «Révolution tranquille» comme irruption des Lumières. À première vue, M. Rouillard semble dénoncer la mythique Révolution tranquille, mais, en lisant l’article, on voit bien qu’il ne cesse de la consolider dans son mythe. Sa seule critique apparaît à la toute fin de l’article, lorsqu’il écrit que La Révolution tranquille ne représente pas l’entrée du Québec dans la modernité. La société francophone comporte depuis longtemps une structure sociale diversifiée et elle est traversée par un vigoureux courant libéral qui fait contre-poids au conservatisme clérical. Ce qui, à mon avis, est un tantinet exagéré. La collusion du libéralisme économique, industriel, commercial, avec le duplessisme comme régime populiste n’est plus à démontrer, mais Godbout a raison de rappeler l’omniprésence de la vision thomiste du monde qui était alors véhiculée par les manuels du philosophe Thonnard. Mais que de mythes nous ressert M. Rouillard. Le rejet des valeurs traditionnelles clérico-conservatrices au profit d’un projet de société s’inscrivant dans la modernité? Il faut lire le Petit manuel de la littérature du Québec de Victor-Lévy Beaulieu pour voir à quel point même un penseur de l’ultra-gauche de l’époque versait une larme sur «ce monde que nous av[i]ons perdu» au début des années 70. L’appétit pour la nouveauté? Le désir de promouvoir une société avant-gardiste, plus ouverte aux changements que les autres sociétés nord-américaines. Cette volonté de se projeter vers l’avant… Mais nous n’avons jamais cessé, durant ces années, de revivre le psycho-sociodrame du premier XIXe siècle québécois, à travers la Souveraineté-Association péquiste où René Lévesque reprenait à son compte le pari de Louis-Joseph Papineau. Alors? La nouveauté ne résidait-elle pas plutôt dans l’accès complet et sans limites à l’American Way of Life? La culture électro-ménagère dont parle M. Lamonde? Une société avant-gardiste? Pas trop tout de même. Il ne s’agissait pas de pousser les syndicats vers le communisme. Le sexe vers les sexualités marginales. La liberté de pensée vers l’auto-détermination de la conscience. La crise d’octobre? Autre psychodrame collectif plagié sur les vrais mouvements de libération d’Amérique latine et d’Afrique du Nord, n’était qu’un hoquet de petits-bourgeois fils à papa pour plusieurs, qui s’imaginaient qu’on fait l’histoire, un peu à la manière de Robert Bourassa, en la disant, ou en faisant des déclarations-chocs sans prêter à conséquences réelles. Or, il y eut une conséquence. Sans cette mort, sans ce cadavre de Pierre Laporte, ce n’aurait été là qu’un jeu pour enfants attardés qui surent profiter des airs méprisants de la nouvelle bête: Trudeau. Non pas que Trudeau n’ait pas été de la même trempe que Duplessis, mais en abolissant la peine de mort, en décriminalisant l’avortement et l’homosexualité, en nous revendant le plat réchauffé du bilinguisme et du biculturalisme pour un Canada social-démocrate à l’égal de l’Allemagne de l’Ouest de son partenaire de ski Helmut Schmidt ou de son ami suédois social-démocrate Olaf Palme, il donnait à son gouvernement les allures d’un virage à gauche à faire rugir son voisin Nixon qui s’engluait, par ses mensonges, dans ses propres sables mouvants.

En avant ou à la traîne? Non, dans la mouvance du monde occidental, le Québec suivait son chemin, et lorsque le monde occidental se jeta, en Angleterre dans les bras de Maggie Thatcher, aux States dans les bras de Ron Reagan, en France dans ceux de mon’onc François et au Canada dans les bras du sémillant Brian, le Québec rappelait Bourassa à la barre. Entre deux référendums perdus avant d’être joués, oui, M. Rouillard a raison de dire que sans être véritablement une révolution, la Révolution tranquille a effectivement provoqué une transformation profonde de la société dans un laps de temps très court, pendant une décennie. Et cela, c’est ce qu’il faut retenir: une décennie: 1967-1976. Pas de quoi fouetter un mythe à deux palettes⌛

Montréal,
5 octobre 2010.

1 commentaire:

  1. Mythologie en effet. Il y avait une modernité en marche dans la société québécoise avant 1960. Et cela est particulièrement évident au cours des années 40 et 50. Cette modernité s'est manifestée de façon anthropologique et était sous-jacente à un appareil politique en apparence immobile et immuable. Ce ressort d'aspiration à la modernité devait finir par se manifester dans le politique. Le portrait que nous en donne un Godbout est trop réducteur.
    Daniel.

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