mercredi 16 octobre 2013

Les métamorphoses d'un cloporte

Paul Desmarais Senior (1927-2013)
LES MÉTAMORPHOSES D’UN CLOPORTE

«Le cloporte, nous dit Wikipedia, est le seul crustacé entièrement terrestre. Il est muni d'un exosquelette rigide, segmenté, de couleur jaunâtre-brun pâle (plutôt chez les jeunes) à noirâtre en passant par le gris ardoise. Sa carapace est parfois presque transparente. Elle est composée de calcaire, phosphate de calcium et de chitine. Le cloporte vit entre 2 et 3 ans en effectuant des mues mensuelles. Il atteint la maturité sexuelle à l'âge de 3 mois à 1 an selon les espèces. Certaines espèces de cloportes peuvent se rouler en boule quand ils se sentent menacés, ne laissant que leur dos blindé exposé (volvation). Ils se distinguent des gloméris (mille-pattes) par le nombre plus important de plaques tergales, lorsqu'ils sont en boule».

l.  Paul Desmarais Sr.

Il est intéressant de parcourir ce que les journaux ont publié depuis la mort de Paul Desmarais Senior, le 8 octobre 2013. Des hommages dithyrambiques jusqu’aux blasphèmes les plus ressentis, la personnalité de Desmarais était déjà semi-mythique du vivant même de l’individu. Avec sa mort, le mythe commence à se former et tout le monde y contribue de ses vindictes ou de ses admirations. Or, c’était un homme peu visible, peu connu. Il ne défrayait plus la manchette depuis longtemps et on ne sait trop si son rôle ésotérique était réel ou imaginé par les songes creux des affaires. Sorte de Jean Rivard sorti tout droit de l’imagination d’un Antoine Gérin-Lajoie du XXIe siècle, il donne l’impression d’appartenir à un autre monde. Son capitalisme était archaïque, perdu dans l’admiration qu’il avait, étant jeune, pour des magnats américains du genre Rockefeller ou Morgan. Comme Vanderbilt, il s’est fait construire (en partie) un château baroque en Europe et déménagé dans le comté de Charlevoix. Desmarais était le parfait représentant de ce que Jean Bouthillette appelait le Canadien Français et son double, c’est-à-dire une personnalité schizophrénique qui porterait à la fois le chapeau du colonisateur et le fardeau du colonisé. Et c’est ce qui est formidable. Toute la fortune extraordinaire empilée par ce Citizen Kane canadien-français n’a pas suffit à extirper de lui la culture de la pauvreté qui, comme chez les Lavigueur devenus soudainement millionnaires, s’est campée dans des œuvres caritatives et la construction d’un «tombeau vivant», une sorte d’Escurial kitsch, semi-Renaissance, semi-Baroque, qui aurait dérivé, dans les pires conditions, de la Loire jusqu’à la Malbaie.

La mythologie était donc déjà amorcée bien avant sa mort, et celle-ci n’ajoute rien au portrait général du personnage sinon qu'une amplification rhétorique démesurée. Les fantaisies, pour ne pas dire les fantasmes sortis tout droit du monde des affaires, de la politique, des arts, de l’éducation et de la philanthropie sont tout simplement délirants, pour ne pas dire totalement hystériques. Un saint n’aurait pas eu d’éloges funèbres aussi nourris. À côté, les borborygmes lancés à la mort de Mère Térèsa ou de Jean-Paul II sont rien à côté des élans superfétatoires inventés pour décrire l’idole du jour.

D’abord, qui était ce Paul Desmarais senior? Un affairiste. Né le 4 janvier 1927, il est le fils d’un chauffeur d’autobus de la région francophone d’Ontario, Sudbury. Très jeune il se lance en affaires. Diplômé des Universités d’Ottawa et de McGill (Montréal), il commence sa carrière dans le cabinet d’expertise comptable Courtois, Fredette & Cie à Montréal. À 24 ans, il retourne à Sudbury - en 1951 - et achète l'entreprise de transport par autobus de son père, Sudbury Bus Lines, alors en quasi-faillite et qu'il paie symboliquement $ 1.00. Il étendra son premier empire en achetant des voies d’autobus interurbaines en Ontario et au Québec tout aussi déficitaires. Desmarais les rassemble toutes sous sa main, jouant sur les déplacements financiers pour consolider les lignes profitables et abandonner les lignes déficitaires. De cette concentration naîtra la célèbre compagnie des autobus Voyageur. En tant que comptable, à l’exemple de J. D. Rockefeller, son modèle, il profite de ses talents pour amasser une fortune sans trop risquer une mise en capital qui l’entraînerait vers la ruine. C’est ainsi qu’en 1965, il acquiert la société holding Trans-Canada Corporation Fund (TCCF). Trois ans plus tard, en 1968, Desmarais fait une offre d'échange des actions de celle-ci avec celles de Power Corporation du Canada (PCCP), dont le siège social est à Montréal. En 1970, Paul Desmarais en devient l'unique président et chef de la direction, en tant qu'actionnaire majoritaire. Il s'associe, également en 1968, à Claude Pratte, beau-fils d'Onésime Gagnon (ancien ministre de l’Union Nationale, sous Duplessis) pour former Prades.

Au moment où Desmarais met la main sur Power Corp., c’est une compagnie en mauvaise position financière. Fondée en 1925, quarante ans plus tard, c’est une entreprise, un holding, en mauvaise posture, soit à cause de la dégradation de la conjoncture économique, soit pour de grossières erreurs d’administration. Desmarais va donc reproduire avec le holding ce qu’il s’est pratiqué à faire avec sa toile de réseaux d’autobus interurbains. Cela commence avec la valeur de la Consolidated-Bathurst, née en 1966 de la fusion de deux principales participations de Power dans les pâtes et papiers qui est emportée, comme toutes les autres entreprises de ce secteur au Canada, par la surproduction et les difficultés d’écoulement. Puis vient la Dominion Glass, fabricant de contenants en verre, en état de crise également. La célèbre Canada Steamship Lines, un groupe de transport maritime et de constructions navales qui croule sous les conflits syndicaux. Le redressement de cette compagnie passera par la nomination de Paul Martin Jr - autre franco-ontarien venu du monde des affaires et de la politique - à la tête de l’entreprise. Puis, encore, Inspiration Limited, une filiale de construction, qui subit un ralentissement de la demande et essuie des pertes sur deux importants contrats. Et si la Financière Laurentide parvient à surmonter la crise de confiance envers le secteur financier canadien, causée par la faillite d’Atlantic Acceptance au milieu des années 1960, elle doit omettre les dividendes de ses actions privilégiées et ordinaires. La brusque chute du bénéfice de Power n’est alors compensée que par la vente à profit de certains actifs, notamment la participation dans Congoleum-Nairn et les actions de la Banque Royale, de British Newfoundland Corporation et d’International Utilities.

Ce contexte précaire, Desmarais va en profiter. Peter Thomson et son conseil d’administration acceptent, au début de 1968, l’échange d’actions avec la Corporation de Valeurs Trans-Canada, un holding de $ 75 millions déjà contrôlé par Desmarais qui assume aussitôt la direction de Power. Le portefeuille de Trans-Canada comprend la totalité des actions de Transport Provincial, la compagnie d’autobus de Desmarais. Ce dernier participe majoritairement à L’Impériale, Compagnie d’Assurance-Vie de Toronto, position récemment acquise de 25% dans le Groupe Investors, une société de fonds communs de placement de Winnipeg (qui détient environ 25% du capital du Montreal Trust), de Placements Mackenzie et de la société américaine Putnam Investments et un champ de course, une station de radio et des immeubles.

Ce goût de l’investissement dans les communications le conduit à contrôler Gesca Ltd, détentrice en toute propriété du quotidien La Presse, le plus important quotidien montréalais de langue française. À cela s’ajoute 62% de trois quotidiens et 10 hebdomadaires québécois, les Journaux Trans-Canada. Gesca ne sera cédée à Power qu’en 1970. S’établit ainsi un premier contrôle politique par la concentration de la presse et des média.

Desmarais est un «fin renard» dans la mesure où il profite du morcellement des actions de ses holdings pour devenir un actionnaire minoritaire mais puissant. Conformément à l’entente, il est nommé président du Conseil et chef de la direction de la Société alors que Peter Thomson est président délégué du conseil. Comme chacun détient environ 30% des droits de vote, ils ont ensemble le contrôle de Power Corp. La convention de vote qu’ils ont passée entre eux restera en vigueur jusqu’à ce que Desmarais rachète la part de Thomson en 1970, la plupart des actions privilégiées participantes conférant dix voix que M. Thomson détenait encore (source: Power Corporation du Canada. Soixante-quinze années de croissance, 1925-2000).

Le milieu des média (presse écrite et radio-télé - il échoue à prendre le contrôle de Télé-Métropole) et celui des Assurances vont faire la force de l'empire Desmarais. Il détient ainsi, par l'entremise de Corporation Financière Power, trois poids lourds du secteur de l'assurance : la Great West, la London Life et Canada Vie. L'empire Desmarais est par ailleurs très présent en Europe, grâce à son association avec le milliardaire belge Albert Frère. Par l'entremise de Pargesa Holding S.A., une société de portefeuille d'envergure internationale qui a son siège à Genève, l'empire détient ainsi une participation dans plusieurs groupes industriels européens, comme Lafarge, la pétrolière Total et le géant des spiritueux Pernod-Ricard. Power Corporation détient par ailleurs près de 5 % de la société chinoise CITIC Pacific.


S’il n’a pas un créneau spécifique, comme le pétrole pour Rockefeller ou la presse pour Hearst, ses habiletés comptables lui permettent de faire fructifier des entreprises strictement financières. S’associant à des partenaires américains, français et autres, il devient ainsi un «impérialiste» de la Finance qui, sans toutefois égaler les fortunes américaines et européennes, parvient à devenir l’une des plus grosses fortunes du Canada au tournant du XXIe siècle. Ce qui est extraordinaire, précisément, c’est comment un travail aussi minutieux de comptabilité et de gestion, réalisé sans tambour ni trompette, atteignant une fortune colossale sans jamais faire la une des manchettes, parvient-elle à déclencher un flot de louanges ou de haines inouïes à la mort du comptable de Sudbury?

2.  La métamorphose d’un homme d’affaire en financier

Évidemment, les premiers hommages jaillissent du Conseil du Patronat du Québec, par la bouche de Yves-Thomas Dorval : «Si son départ constitue certainement une immense perte pour le milieu des affaires et pour l'ensemble de la société québécoise et canadienne, sa contribution et son exemple resteront des modèles pour les futures générations d'entrepreneurs qui lui succéderont». Le même personnage célèbre la contribution «inestimable de Paul Desmarais à la prospérité du Québec et du Canada». Nous baignons ici dans la confusion entre les intérêts privés et l’intérêt général. Depuis quand une fortune amassée par un milliardaire représente-t-elle la «prospérité» pour l’ensemble de la collectivité? Ne pensons seulement qu'à Haïti. C’est donc là un pur sophisme. Et les mythes commencent souvent par un raisonement sophiste.

«La communauté d'affaires a aussi tenu à rendre hommage à l'influent homme d'affaires. "M. Desmarais a sans nul doute été le plus grand entrepreneur francophone de l'histoire canadienne. Il a démontré qu'il est possible pour les francophones de réussir en affaires de brillante façon. Il va ainsi rester une source d'inspiration importante pour les prochaines générations d'entrepreneurs" a dit le président et chef de la direction de la Banque Nationale du Canada, Louis Vachon», poursuit La Presse, le journal de Power Corp. Cet aveu latent dans la déclaration montre la persistance de l’idée de «l’infériorité économique» des Canadiens Français dans l’esprit des «entrepreneurs», car tout entrepreneur n’est pas nécessairement un industriel, ce que n’a visiblement jamais été Paul Desmarais. Le manque de distinction entre les deux activités dénote l’incurie à discerner l’économie de la finance. Il faudra retenir ceci lorsque nous reviendrons sur l’archaïsme qui hante l’esprit Desmarais.

Le principal concurrant des Desmarais dans le secteur des média, ce sont les entreprises gérées par Pier-Karl Péladeau. De Desmarais, Péladeau a appris le type de gestion, fort contrastant avec celui de son père, fondateur du Journal de Montréal, et son goût d’intervenir dans les affaires publiques et politiques. Desmarais était un fédéraliste enragé; Péladeau folâtre avec le Parti Québécois. Mais, (est-ce ironie?), c’est le «philanthrope» que tient avant tout à saluer M. Péladeau. Même allusion de Michaël Sabia qui le décrit comme «un homme généreux». Le pharmacien Jean Coutu lui aussi le présente comme modèle : «J'ai eu le plaisir de le rencontrer à quelques reprises et chaque fois, les entretiens que nous avions m'éclairaient sur des situations complexes ou délicates». Ici, Senior Desmarais apparaît comme le Pater Familias du monde des affaires québécois. Le Parrain du Québec Inc. Le chef de la direction de Bombardier, Laurent Beaudoin, célèbre chez lui les vertus cardinales de l’entreprenariat : «Lorsqu'on regarde d'où il est parti et ce qu'il a fait avec Power Corp., c'est un exemple qui montre ce qu'on peut faire quand on a de l'ambition, qu'on a du jugement et qu'on n'a pas peur du travail». Ici, nous entrons carrément dans la fable : travaille et tu seras récompensé. Pour quelqu’un qui, en 1999, présidait la collecte du Diocèse de Montréal, c’est équivalent à la notice du révérand Malthus sur le danger d’être 13 à la table quand il y a à manger que pour 12!

Et ça continue, le président et chef de direction des dépanneurs Couche-Tard considère Paul Desmarais comme une «référence incontournable». Il est le seul pourtant qui souligne la discrétion de Desmarais. Lui aussi, comme Louis Vachon insiste sur le combat «héroïque» dirions-nous de l’ambition de Desmarais contre la «frilosité» des Québécois en matière économique : «Avec le décès de Paul Desmarais, le Canada et le Québec perdent un grand entrepreneur qui a choisi de s'établir au Québec avec sa famille et ce, malgré l'adversité parfois et la frilosité des Québécois devant la réussite et la richesse en général». Comme dans le western où le bon shériff doit protéger la population peureuse d’une ville contre elle-même, la figure de Desmarais prend des proportions hors-normes.

«Guy Savard, qui a été président-directeur-général de la Caisse de dépôt et placement du Québec de Merrill Lynch pour le Québec» - autre phrase mal formulée propre aux journalistes de La Presse -, pour sa part, croit que le Canada a perdu un ambassadeur : «Le Canada tout entier a perdu un grand ambassadeur et un homme d'affaires remarquable. C'est une très lourde perte pour sa famille et pour ses nombreux amis. Monsieur Desmarais Sr a su cultiver des relations de premiers plans avec les grands de ce monde et bâtir des amitiés solides sur le plan national et international.  À son mérite, il a su avant tout transmettre à ses successeurs tous ses attributs laissant derrière lui un héritage exceptionnel». Outre le superlatif, Savard a raison toutefois de noter une chose : la méthode administrative de Desmarais avait ceci de particulièrement nouveau : le sens du réseautage. Depuis que Desmarais Jr avait pris le contrôle des entreprises familiales, le père jouait de la diplomatie, négociait des ententes, bref, agissait via les réseaux financiers et politiques dont il était un nœud important.

«Le Canada perd un grand homme», affirme Lino Saputo père, l’homme des fromages et du soccer à Montréal. Raymond Royer, membre du conseil d’administration de la Corporation Financière Power, s’inscrit également dans la persistance de l’infériorité québécoise en affaires : «C'est un grand Canadien qui a toujours eu à coeur les intérêts du Canada. C'est le Canadien français qui a le mieux réussi dans le secteur de la finance, qui était davantage réservé aux anglophones à l'époque. C'est un grand visionnaire et un grand mécène. Nous perdons quelqu'un de très bien». Tout cela relève d’un esprit qui est davantage celui des années soixante que celui en ce début de XXIe siècle. La Chambre de Commerce de Montréal se dit pour sa part «en deuil d’un grand Montréalais», célèbre sa vision et «ses grands talents de gestionnaire». Le rappel du retard économique est réactivé par son entreprise, Power Corporation, qui «rappelle à tous les Québécois que nous pouvons réussir ici et sur la scène internationale».

Bernard Mooney (et non Money), dans le journal spécialisé Les Affaires, définit Desmarais comme «un grand bâtisseur». Ici, ce sont les milliards qui rutilent aux yeux du journaliste. On ne bâtit que sur de l’argent. D’abord, «il a fait de Power Corporation un conglomérat international avec une valeur boursière de près de 14 milliards de dollars […] Parmi ses plus grands coups, on ne peut oublier la vente de Consolidated Bathurst en 1989 […], juste avant la récession de 1990 et juste au début du long déclin de l’industrie des pâtes et papiers». C’est là que nous voyons le mieux les talents de Desmarais. Fin financier, il voit que les pâtes et papiers sont sans avenir. Il ferme moulins et entrepôts. Il encaisse les millions et laisse les régions sans ressources de remplacement. À ce titre, les décisions d'affaires de Desmarais ont été parmi les sources du dépeuplement de bien des régions au Québec, d’où la critique acerbe de Jacques Parizeau, que M. Desmarais n’avait jamais investit son argent au Québec. Ce que le délirant Bernard Landry, péquiste d’opérette, évite de mentionner dans son éloge à Tout le monde en parle. Mais si nous revenons à Mooney, ce dernier est hypnotisé par les informations du magazine Forbes qui évalue la fortune de Desmarais à $4,5 milliards en date de mars 2013, ce qui le plaçait au quatrième rang des grosses fortunes du Canada et au 276e aux États-Unis. Voilà pourquoi le même hurluberlu considère que «M. Desmarais a été un bâtisseur de classe mondiale». C’est la seule question qu’il est en mesure de tirer de sa réflexion : «Comment peut-on créer autant de richesse dans une seule vie? me suis-je demandé. Pourtant, la réponse est assez simple. En travaillant, en dépensant moins que ses revenus, en bâtissant, en investissant et en réinvestissant, année après année pendant des décennies. C’est la seule façon de créer de la richesse durable». Nous voilà ramenés à la morale du «travaille et économise», la morale que Max Weber établissait dans la constitution du capitalisme calviniste au XVIe siècle. Travailler et économiser. Dépenser moins que ses revenus (consensus avec les obsédés de la dette). Bâtir, investir et réinvestir comme un forçat cassant des cailloux. Morale de la petite école qui a peu avoir avec l’édification réelle des richesses. C’est du niveau de l’infantilisme économique d’un Alain Dubuc.

Lorsque nous passons à Radio-Canada, le mythe du «bâtisseur en opposition avec la frilosité» de la société québécoise se nourrit de commentaires fédéralistes. Ici, on parle «de l’ascension d’un Canadien Français» comme on parlait jadis de l’ascension du Christ. On ne parle pas du financier, du magouilleur politique ni du mécène ou du philanthrope, mais du Canadien Français, espèce que l’on croyait disparue depuis que nous nous appelions «Québécois», et c’est en tant que Québécois que Desmarais a poussé son dernier soupir. Donc, une dimension religieuse sous-entendue dans la perception «catholique», «cosmopolitique» de Desmarais Senior. «On le voyait peu devant les caméras, pourtant, l'homme était un géant du monde des affaires. Assurances, énergie, services financiers, médias, Paul Desmarais était présent dans presque tous les secteurs, sur presque tous les continents. Un magnat qui est parti de presque rien, doté d'un flair hors du commun, Paul Desmarais a légué à ses fils le plus grand empire financier du Québec. Avec le décès de Paul Desmarais vient aussi de disparaître l'un des principaux symboles de la promotion économique des francophones durant la Révolution tranquille». On constate la pauvreté de l'argumentaire économique de cet éditorialiste. Si l’économie d’une nation se fondait sur les assurances, l’énergie, les services financiers et les médias, cette économie nationale s’effondrerait en assez peu de temps. Certes les mots ont leurs poids en monnaie sonnante et trébuchante, mais face à la production industrielle, ce ne sont que des ressources naturelles et des services. Une industrie a certes besoin d’assurance, mais les assurances n’ont pas besoin d’industries. Là réside la grande mutation de l’économie du Québec au cours du dernier demi-siècle. D’une société de production, nous sommes passés à une société de consommation et de services. Desmarais n’a donc pas participé à la création de richesses tangibles au Québec. Il a profité de l’énergie hydroélectrique comme l’ensemble de la province, une énergie financée à même les fonds publiques. La panégyrique ne dit pas tout. Le reste relève de la mythologie américaine du self-made man que l’on cultive depuis Jean Rivard défricheur. Mais Jean Rivard défricheur ne pouvait vivre Jean Rivard rentier, ce dont s’accommoda fort confortablement Paul Desmarais avec ses rêves de châteaux en Charlevoix.

Puis, on passe au compte de fées : «Le "p'tit gars" de Sudbury, en Ontario, est parti de zéro. En 1951, à l'âge de 24 ans, il rachète de son père pour 10 $ une quinzaine d'autobus en piteux état de la Sudbury Bus Lines. Il doit sauver la compagnie de la faillite et est contraint de payer certains de ses employés avec des billets d'autobus». Cette démagogie a aussi son revers : en effet, Desmarais paiera toujours ses salariés au minimum. Ce qui devait entraîner des grèves houleuses et célèbres que notre conteur idyllique préfère plutôt taire.

3. La métamorphose d’un Fédéraliste en Nationaliste

Les hommes politiques ont sans doute dépassé les bornes de la reconnaissance tant ils ont été des clients satisfaits de l’empire Desmarais. On a pu voir - et mesurer - l’onctuosité baroque avec laquelle ils ont badigeonné le cadavre non encore refroidi du macchabée. Avec les affairistes, ils partagent l’image du «grand bâtisseur». Chéops ou l’empereur moghol Shâh Jahân. Pauline Marois, la Première Ministre du Parti Québécois, la seule, reste laconique : «Le Québec perd l'un de ses plus grands bâtisseurs». Son vis-à-vis fédéral, le Conservateur Stephen Harper ne parle que du «leadership et de l’intégrité de l’homme d’affaires». C’est lui qui souligne le premier «sa vision d'envergure internationale et son profond attachement à son pays. Il participait aussi activement au milieu des services communautaires, ainsi qu'à ceux de l'éducation et des arts», ce qui nourrira les oraisons ultérieures publiées dans les journaux, n’hésitant pas à ajouter au portrait du saint : «On se souviendra de M. Desmarais comme d'un chef d'entreprise unique, qui a amélioré la vie des Canadiens, par les emplois qu'il a créés et par son travail caritatif». L’ex-Premier Ministre du Canada, Jean Chrétien, avec qui les liens familiaux sont tissés serrés avec le clan Desmarais, est dit, par le journal La Presse, «ébranlé» par la perte du beau-papa. «C'était un homme extraordinaire, un francophone de Sudbury qui est devenu probablement l'homme d'affaires francophone le plus éminent qu'on ait connu dans l'histoire du Canada. Je le connaissais depuis très longtemps. Évidemment, nos familles sont réunies. Nous partageons quatre petits-enfants», a affirmé l'ancien premier ministre, joint par La Presse en Italie. «C'était un homme très gentil, un très bon homme d'affaires et très cultivé aussi. Il était très fier de ses origines françaises. Il était aussi très généreux au Canada, au Québec et même en France. Il a fait des contributions importantes. Ce n'était pas toujours connu, mais cela lui faisait toujours plaisir de le faire. C'était un sacré bon homme, comme on dit». Jean Chrétien, qui n’a jamais fait dans la dentelle et à plus forte raison distingué ses rêves de la réalité, ajoute que le parcours de M. Desmarais représente «une histoire fantastique». Certains diraient plutôt une «histoire extraordinaire», …à la Edgar Poe.

Bob Rae, ancien Premier Ministre néo-démocrate d’Ontario et chef transitoire du Parti Libéral du Canada ajoute : «Pour beaucoup de monde, c'était un représentant d'une certaine classe. Mais pour moi, c'était un homme qui aimait la vie, qui était très généreux avec son amitié et ses conseils et c'est avant tout le souvenir que j'aurai». Il faut ajouter que le frère de Bob, John, travaille pour Power Corp depuis plusieurs années. Justin Trudeau - Mini-PET - a communiqué sur twitter : «Triste d'apprendre le décès de Paul Desmarais - un bon ami de mon père, un entrepreneur canadien exceptionnel et un généreux philanthrope». On le voit, l’entrepreneur d’affaires et le philanthrope ne cessent de se renvoyer l'un à l'autre. Pour le Néo-démocrate libéral Thomas Mulcair, «le Canada perd aujourd’hui un grand homme». On ne douterait pas qu’il eût dit cela à la mort de Michel Chartrand, mais, enfin… Et le toujours aussi subtile et versatile Daniel Paillé, chef du Bloc Québécois affirme: «Dans un Québec dont les divisions socio-économiques s'entendaient à la langue parlée, il a démontré que les plus hauts sommets étaient aussi à la portée d'un francophone».

La servilité du milieu politique est confirmée par ce que rappelle le sénateur Jean-Claude Rivest. Se souvenant d’une conversation téléphonique avec l’ancien Premier Ministre du Québec, Robert Bourassa : «Une fois, je lui avais dit : "Pourquoi tu parles à Paul Desmarais? Il est toujours en désaccord avec toi!" Il m'avait répondu: "Paul Desmarais, ça vaut 15 délégués du Québec à l'étranger"». Et Rivest d’ajouter : «Le Québec opère bien sûr auprès des grands banquiers sur le plan de ses investissements, de ses emprunts, du financement de ses grands projets. Paul Desmarais était très familier avec eux et il n'a jamais hésité à aider le Québec et le gouvernement du Québec». Jean Charest, ami du duo Desmarais/Sarkozy reprend la même antienne : Desmarais était un «réel ambassadeur du Québec et du Canada». «Son histoire et son cheminement font de lui un leader de son siècle et de sa génération», a dit par voie de communiqué, M. Charest, aujourd'hui associé au cabinet McCarthy Tétrault. M. Charest a tenu à rendre hommage à M. Desmarais bien qu'il soit en déplacement vers Hong Kong pour un voyage d'affaires», tient à rappeler le journaliste de La Presse. Parmi les relations mondiales de Desmarais on retiendra l'ancien chancelier allemand Helmut Schmidt, Paul Volker, ancien président de la Réserve fédérale américaine, les présidents Reagan, Bush père et …Clinton, de même que le cheik Ahmed Zaki Yamani, ancien ministre du Pétrole de l'Arabie Saoudite.

De même, deux candidats à la mairie de Montréal affiliés au Parti Libéral, Denis Coderre et Marcel Côté, chantent les louanges du disparu : «Paul Desmarais est un grand pionnier du monde des affaires et un grand Montréalais. Il a beaucoup fait pour le Canada, pour son rayonnement international. Pour plusieurs entrepreneurs, c'est un exemple qu'on peut aller loin quand on a une vision et une passion», radote le premier, Denis Coderre, alors que «C'est un grand Montréalais et un grand homme d'affaires. Il savait quand acheter mais aussi quand vendre une entreprise. Chez Power Corporation du Canada, il a instauré une structure exceptionnelle de gestion et de gouvernance. Il fut aussi de loin le plus grand philanthrope à Montréal. Il était très discret, mais il a donné plus d'argent que quiconque», déclare le second, Marcel Côté. Paul Desmarais, montréalais? Pourquoi pas. Ce que nous dit Côté, c'est que Paul Desmarais serait à l'origine d'une «culture d'entrepreneurship francophone» qui n'existait pas avant lui, ce qui n'est pas loin de la vérité.

Les Indépendantistes et les syndicalistes ne sont pas moins lèche-bottes de l’homme d’affaires. Lucien Bouchard est un habitué de Sagard. Le biographe de Jacques Parizeau et maintenant ministre de l’Éducation supérieur dans le cabinet péquiste, Pierre Duchesne, va plus loin que Pauline Marois : «Le ministre de l'Enseignement supérieur, Pierre Duchesne, a salué la mémoire de cet “homme d'influence important au Québec, au Canada et dans le reste du monde”. “Il avait une finesse d'esprit dans la façon de faire des choix économiques importants. Il a été longtemps dans les pâtes et papiers. Il a vu venir les cycles défavorables, il s'est retiré, il est allé dans d'autres domaines énergétiques. Il a vu le marché chinois avant bien d'autres”. Le ministre Duchesne a aussi rappelé le mécénat de M. Desmarais dans le domaine des arts. “Il en a fait profiter tout le Québec, a-t-il souligné. Son siège social est toujours demeuré à Montréal. Il a toujours cru au Québec. Il y a eu toutes sortes de débats économiques et politiques, mais il a toujours cru au Québec”». Un bon vieux libéral n’aurait pas dit mieux. Claude Lamoureux de Teachers (le régime de retraite des enseignants ontariens, devenu fonds d’investissement à l’image du Fonds de Solidarité) célèbre cet «homme qui avait du flair», et ce «qu’il a fait, c’est pas mal fantastique». Enfin, il en vient à souhaiter pour l'avenir «plusieurs Paul Desmarais».

Sur le front international, Gérard Mestrallet, président-directeur général de GDF Suez, réagit depuis Paris : «C'était bien sûr une grande figure des affaires, une figure rare, mais avant tout un industriel [sic!]  et un homme de vision, un grand bâtisseur. Il avait l'entreprise dans le sang. C'était une personnalité très attachante, d'une grande simplicité, fidèle à des valeurs, à un territoire et ouvert sur le monde, un humaniste. Notre Groupe lui doit beaucoup. Aux côtés d'Albert Frère, avec ses fils, il a accompagné, comme actionnaire, pendant près de 20 ans, tous les grands moments de l'histoire de notre Groupe : la mutation de Suez en un groupe industriel, les différentes fusions et mouvements (Lyonnaise des Eaux, Société Générale de Belgique, Tractebel, Electrabel) jusqu'à la création de GDF SUEZ. J'avais à coeur chaque année de participer à la Conférence de Montréal, qu'il avait inspirée avec son fils Paul Junior pour réunir des décideurs du monde entier sur les grands enjeux internationaux. Il était en effet toujours très attentif à anticiper, mais aussi à lutter contre les déséquilibres, les inégalités. Il était attaché à l'idée d'un progrès partagé», a-t-il déclaré à La Presse. Paul Desmarais, humaniste. L'un parmi Pétrarque, Érasme et Montaigne.

Pour la presse régionale, les édiles de Charlevoix projette la figure du bon Père sur le financier : «C'est quasiment un père pour moi. Quand je le rencontrais, c'était comme père et fils», a affirmé M. Asselin, qui précise que cette relation, de type familial, s'est poursuivie lors de son passage à la mairie et comme préfet. Paul Desmarais et sa famille ont fait des donations de plusieurs millions de dollars à des organisations régionales comme l'hôpital de La Malbaie, le Musée de Charlevoix et le Domaine Forget. Le Domaine Laforest (du nom du patronyme maternel de Desmarais) de Sagard, évalué à $ 50 millions, est une entreprise majeure dans Charlevoix. Durant la saison estivale, près de 200 personnes travaillent à l'entretien de ses vastes terrains, incluant un terrain de golf classé comme étant l'un des plus beaux du Québec». Bref, Desmarais, dans l’esprit d’un féodalisme anachronique, est le suzerain d’un troupeau de serfs salariés entretenus par ses rêves mégalomanes.

Radio-Canada présente les liens politiques sur un aspect plus général, moins personnalisé. Même si Desmarais était fédéraliste et conservateur, il jouait de ses influences autant sur les Premiers Ministres du Canada que du Québec, toutes tendances confondues. Sagard est devenu une antichambre des milieux politiques : «Dans son domaine de Sagard, Paul Desmarais a reçu des personnalités parmi les plus haut placées du monde : les ex-présidents Bill Clinton et George Bush père, le roi d'Espagne Juan Carlos, le cheikh Yamani, ex-ministre saoudien du pétrole, les richissimes industriels français Serge Dassault et Bernard Arnault, ainsi que des artistes comme Luc Plamondon ou Robert Charlebois. Son fils André Desmarais est marié à France Chrétien, la fille de l'ex-premier ministre du Canada Jean Chrétien. Leur fille Jacqueline-Ariadne Desmarais, 23 ans, s'est mariée avec un membre de la famille royale belge, Hadrien de Croÿ-Roeulx». Bailleur de fonds de Sarkozy, ex-président de la République comme il l’a été de Charest au Québec.

Ces fréquentations tournent très souvent autour de réceptions d'hommages, de médailles et de rubans. «En 2008, il a reçu la grand-croix de la Légion d'honneur, la plus haute distinction qu'accorde la France, en présence de sa famille, mais aussi d'invités de marque, tels que le PDG de LVMH et première fortune de France, Bernard Arnault, l'homme d'affaires Martin Bouygues et l'industriel et sénateur Serge Dassault. “Si je suis aujourd'hui président de la République, je le dois en partie aux conseils, à l'amitié et à la fidélité de Paul Desmarais”, avait alors déclaré Nicolas Sarkozy. Paul Desmarais a souvent dû se défendre d'avoir une trop grande proximité avec certains hommes politiques. Il a également nié avoir la capacité de tirer les ficelles, comme le prétendaient notamment des manifestants qui, lors de la grève étudiante du printemps 2012, ont manifesté devant l'hôtel où avait lieu l'assemblée annuelle des actionnaires de Power Corporation».

Plus officiellement, l’Assemblée nationale du Québec discoure sur l’héritage de Desmarais. À commencer par le chef de l’opposition officielle, le Libéral Jean-Marc Fournier qui rappelle que «né Franco-Ontarien, il avait fait le choix du Québec en installant à Montréal le siège social de Power Corporation», comme s’il avait eu le choix de l’établir à Sudbury… Comme les affairistes, Fournier perpétue l’idée de «l’histoire exceptionnelle de réussite» d’un francophone à une époque où peu de Canadiens français s’illustraient dans le monde des affaires. Qu’est-ce que ça veut dire implicitement. Que si on est francophone en Amérique du Nord, vaut mieux rester dans le Canada pour devenir millionnaire. Pour Pauline Marois, on l’a dit, si Desmarais conserve sa figure de «grand bâtisseur», il n’est qu’un parmi d’autres. Pour le chef de la Coalition Avenir Québec (C.A.Q.), François Legault, «Paul Desmarais a été pour moi une inspiration». «Il a marqué le monde des Affaires au Québec et ailleurs dans le monde, et su faire profiter les entrepreneurs d'ici de ces contacts internationaux établis au fil des ans. […]  Sa réussite exceptionnelle dans le monde des affaires offre un exemple à tous les jeunes et moins jeunes Québécois qu'à force de travail, de détermination, de savoir-faire et d'audace on peut réussir au Québec». Puis Legault reprend l’antienne libérale en prêtant à Desmarais qu’il a «ouvert la voie aux francophones du Québec et du Canada qui voulaient se lancer en affaires». Cette vision qui nous ramène au retard économique du Québec est reprise également par le chef du Parti Libéral, Philippe Couillard. Bref, sans Desmarais, pas de Québec économiquement moderne.

Jean Charest, on l’a vu, reprend le thème du «modèle d’inspiration pour les gens d’affaires»; c’est l’image de «l’ambassadeur du Québec et du Canada» : «Son histoire et son cheminement font de lui un leader de son siècle et de sa génération». On a parlé de Jean Chrétien pour qui «c'était un bon ami à moi et à ma famille et c'est une très très lourde perte pour tout le monde». Paul Martin, pour sa part : «C'est un homme qui avait une vision très optimiste de son pays». Pour Bernard Landry, c'est à une secrète humiliation qu'il s'en réfère : «Lors d’une mission en Chine, les dignitaires chinois m’ont dit que lorsque Paul Desmarais allait en Chine, il était reçu comme un chef d’État», ce qui n’était pas son cas. Brian Mulroney, pour sa part, évoque des souvenirs personnels, comme toujours : «Je conserverai toujours de lui le souvenir d'un grand homme, d'un homme d'État» a affirmé l'ancien leader conservateur. «Comme il me disait souvent […] si moi, je peux arriver, jeune Canadien-français d'un petit village dans le nord de l'Ontario avec rien, puis j'arrive au Québec et je peux bâtir une affaire comme ça, tous les jeunes québécois sont en mesure de le faire». Bref, la démagogie politique du «P’tit gars de Baie-Comeau» répondait la réussite financière du «P’tit gars de Sudbury»; inutile de préciser qu’il n’y a ici aucune équivalence.

Mais que sait-on exactement de ce que Paul Desmarais pensait de la politique? Son opinion du P.Q. en 1979 dans La Presse? «Le PQ semble un bon gouvernement du point de vue administratif et social. C'est un désastre en économie parce qu'ils ont envoyé tout le monde chez le diable. Ils ne sont pas intéressés». Au sujet d’un oui au référendum de 1980? «Power serait davantage protégée par les lois puisque le Québec prendrait garde à sa seule multinationale». L’opinion de Desmarais était donc plus opportuniste que fondamentalement idéologique. Au sujet du projet souverainiste : «Je n'ai pas reçu ni trouvé de réponses adéquates à ces questions qui seraient susceptibles de modifier ma profonde conviction que l'expérience canadienne doit continuer». Cette déclaration était faite devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain en février 1991, et reprise dans Le Devoir. Desmarais est toujours resté un fédéraliste, lorgnant seulement du côté de l'indépendance du Québec si les choses venaient à tourner mal pour ses entreprises. Quand on a les Premiers Ministres du Canada dans sa poche et une certaine influence auprès de chefs d'État étrangers, pourquoi aurait-il eu besoin de la souveraineté du Québec en matière d'État libre et indépendant?

4. La métamorphose d’un mécène en Mozart

Il fallait s’y attendre que les invités de Sagard, Robert Charlebois, Marc Hervieux, le directeur d’orchestre Yanick Nézet-Séguin et le pianiste Alain Lefebvre rendent hommages à la mémoire de leur mécène. Était-il nécessaire toutefois de pousser aussi loin? «Je suis effondré», dit Charlebois, comme surenchérissant le «Je suis ébranlé» de Jean Chrétien. «Il est trop tôt pour raconter comment j'ai pu rire avec cet homme-là […] La première chose qu'il m'a donnée, c'était une veste en jeans avec Fucking Frogs derrière. Il y avait deux grenouilles qui baisaient. […] J'en aurais tellement des choses à vous dire. Et curieu-sement, c'est toujours des éclats de rire, et je pense que la journée n'est pas propice à ça», a-t-il laissé tomber en entrevue au Réseau de l'information. «Il me sortait. On allait à Broadway, on allait écouter de la musique... Vraiment, il m'a donné des cadeaux bien au-delà de l'argent», a-t-il dit, en soulignant que Paul Desmarais était un «génie absolu» et un «poète», «très au-dessus de l'argent et de la finance». «Quand il me disait : "Robert, chante-moi donc cette chanson-là" dans son salon, c'est toujours un immense plaisir. On a toujours fait des choses extrêmement gratuites», a souligné Robert Charlebois, en précisant qu'il n'a jamais eu d'appui financier de sa part. Possible, mais comme un pantin, Charlebois ne refusait pas de s’exhiber au bon plaisir du roi.

Mais un mécène qui ne dépense pas d’argent n’est pas un véritable mécène. Or, la réputation de mécène de Desmarais est bien fondée. Pour le pianiste Alain Lefebvre, Desmarais était un homme «affectueux», doté d’«une vision incroyable» : «Tout ça m'a rendu heureux parce que vous savez, la cause de l'art, de par l'histoire, a toujours été intimement liée au pouvoir financier et politique. Qu'on le veuille ou qu'on le veuille pas, c'est une réalité […] Je connais des hommes d'affaires qui ont des capacités de tueurs. Et lui, je ne pense pas qu'il l'avait. [...] Il avait toujours, d'abord et avant tout, à cœur [d']aider la communauté, la collectivité. C'est comme ça que je l'ai perçu». Paul et Jacqueline sont de même adulé par le ténor de fantaisies Marc Hervieux : «Moi, ce que j'ai vu qui m'a le plus impressionné, autant de monsieur que de madame, c'est le respect qu'ils avaient pour les artistes qui venaient sur place ou qu'ils aidaient» De même, il souligne la «grande simplicité» et la «gentillesse extrême» de Paul Desmarais. «Je suis allé plusieurs fois en Grèce entre autres à cause de M. Desmarais. Je suis allé un peu partout en fait, à New York, à cause de M. et Mme Desmarais. Ça a vraiment été un support incroyable». Si Charlebois peut revendiquer le fait qu’il n’a pas reçu d’argent de Desmarais, Hervieux, lui, ne le nie pas : «Les premières fois, on est très très très intimidé. Après, finalement, on discute de tout. C'est un passionné de photos, entre autres. Donc, les fois où je suis allé chanter, entre autres à Sagard, on est parti ensemble dans son Suburban faire de la photo de paysages, de fleurs et tout ça». La naïveté du ténor est à tirer les larmes.

Quand Charlebois parle d’un «devoir de mémoire», on croirait entendre un rescapé de la Shoah. «Robert Charlebois reconnaît qu'il ne partageait pas l'option fédéraliste qu'a toujours défendue Paul Desmarais. Il souligne cependant à quel point l'homme d'affaires était fier de sa langue, et qu'il pensait souvent aux franco-phones d'Amérique en général, et aux Franco-Ontariens en particulier. Selon lui, les épreuves qu'a subies Paul Desmarais en tant que francophone issu d'un milieu minoritaire ne sont pas étrangères à sa réussite. «S'il n'était pas né à Sudbury, je pense qu'on n'aurait pas connu le grand homme qu'il est devenu». C’est l’optique d’une morale où la force des contraintes stimule la combativité des individus. Ce qui est loin d’être évident. Alain Lefebvre, pour revenir à lui, affirme : «Je pense que pour nous, au Québec, il faudra, il faut aller vers la maturité d'un peuple, c'est-à-dire d'accepter, de rendre hommage à l'homme qui a fait quand même que le Québec devienne ce qu'il est. C'est très très important. C'est une grande perte et on ne soupçonne pas à quel point elle aura des répercussions». Desmarais pouvait bien promener ses vedettes en Suburban, les inviter à Broadway, mais de là à écouter ce qu'ils avaient à dire, ce n'était pas suffisamment sérieux pour en tenir compte.

Voilà pourquoi il est facile de laisser tomber des déclarations ridicules. Décrit comme un «empereur», un «titan» du monde des affaires, «éminence grise» des chefs d’État, mécène discret et généreux, il ne restait plus qu’un pas à faire pour verser dans l’amplification délirante. Avec le directeur Yannick Nézet-Séguin, nous sommes encore en bordure : «Je n'oublierai jamais les moments passés en sa compagnie: sa grande culture, son humour, son intelligence, son émerveillement... À travers ses yeux bleu vif, on voyait une grande bonté, une envie de mieux vous connaître et une curiosité insatiable. Surtout, je n'oublierai jamais sa confiance, ses mots d'encouragement. C'est avec gratitude et émotion que je me souviendrai toujours de ce grand homme qu'on appelait affectueusement Monsieur». Pour le directeur artistique de l’Opéra de Montréal, Michel Beaulac : «La famille Desmarais constitue un véritable modèle d'engagement dans le milieu des arts et de la culture. M. Paul Desmarais lui-même, et à travers sa très noble ambassadrice Jacqueline Desmarais, aura participé fondamentalement au rayonnement de l'art lyrique au pays et à l'étranger. L'Opéra de Montréal et la multitude de jeunes chanteurs qui ont bénéficié de la générosité indéfectible de la famille Desmarais pleurent aujourd'hui le départ de ce grand Canadien». Avec Alain Lefèvre, son regard se dessille : «Un grand homme vient de partir... Le moment est venu pour la société québécoise d'accéder à la maturité de reconnaître ce que ses bâtisseurs nous lèguent en héritage. Sur une note plus personnelle, toutes les fois où j'ai rencontré M. Paul Desmarais, il est évident que j'étais devant un être d'une intelligence supérieure, perspicace et aussi très sensible à ce que les autres avaient à lui dire». Après avoir éveillé les Canadiens Français au monde des affaires, le voici qui l'éveille au monde de l'art, et surtout de la «grande culture», mais surtout d'une conception académique de la «beauté». Tout ça, comme si on avait attendu après les Desmarais pour ce faire?

«J'ai rencontré Paul Desmarais et son épouse Jackie en 1978, peu après mon arrivée à Montréal. Ils étaient souvent accompagnés par Pierre Béique [alors directeur général de l'OSM] et nous entretenions déjà une relation très amicale. D'une célébrité, Paul devint très vite une légende... À lui, ainsi qu'à toute sa famille, nous devons une part importante de l'essor artistique de Montréal durant ces dernières décennies. C'est avec une profonde émotion que nous voyons ainsi se tourner une page indélébile de la vie du Québec et du Canada tout entier», déclare pour sa part Charles Dutoit, l’ancien chef de l'OSM, ce à quoi fait écho la déclaration de Peter Gelb, directeur général du Metropolitan Opera de New York : «De mon point de vue, à New York, Paul Desmarais était le plus grand mécène des arts et de l'éducation au Canada. Avec sa femme Jacqueline, qui siège au conseil d'administration du Met, Paul donnait l'impression de s'impliquer avec autant de passion dans les arts que dans les affaires. Peut-être était-ce parce qu'il aimait vraiment la musique et l'opéra et qu'il les appuyait avec un enthousiasme sans limite. Grâce en grande partie au mécénat des Desmarais, le Met peut être vu dans des salles de cinéma partout au Canada, rendant ainsi l'opéra plus accessible à tous les Canadiens qui aiment l'art lyrique».

Plus loufoque : «Un Mozart dans son domaine. Il a bâti un empire financier aux ramifications mondiales avec des réseaux de confiance partout sur la planète. En parallèle, c'était un homme d'une grande culture, un passionné et un grand connaisseur d'art et d'architecture. Parce que je connais la famille, je trouve que sa femme et lui ont transmis des valeurs et des principes exceptionnels à leurs enfants. Tous ceux qui connaissent la famille Desmarais sont impressionnés par leur qualité d'écoute, leur capacité à poser des questions, leur curiosité, leur sens de l'amitié et de la loyauté. Ils ne jugent pas, ils t'acceptent tel que tu es». Humoriste, conservateur néo-libéral, créateur de l’empire Juste pour rire et peloteuse de petite bonne, Gilbert Rozon s'y connaît en Mozart de la finance! La pluie de fleurs continue à tomber comme un orage en août : «Un homme d'une grande humanité et un altruiste. Quand il a commencé dans le milieu des affaires, il y avait toujours des gens qui voulaient lui dire quoi faire. Il m'a dit: «Moi, je ne suis pas ici pour ça. Continue dans ta voie et on va t'appuyer». Quand Mme Desmarais et lui m'ont donné le Stradivarius [de] la Comtesse de Stainlein, il était présent pour m'entendre en jouer pour la toute première fois devant quelques personnes seulement, dont le luthier venu de Boston. On sentait toujours qu'il s'intéressait au plus haut point à ce qu'on disait et si on avait un problème, il essayait toujours de le résoudre. Ça devenait sa priorité, pas juste la nôtre», affirme Stéphane Tétreault, violoncelliste. Enfin, une autre niaiserie du gros Hervieux : «C'était un homme sympathique, très humain, un conteur exceptionnel doté d'une mémoire phénoménale. Il connaissait à peu près tout le monde qui travaillait à Sagard par son petit nom. Il aimait l'art lyrique, mais il voulait surtout faire plaisir à sa femme Jacqueline. Ce qui m'impressionnait le plus, c'était de voir combien ils étaient amoureux après toutes ces années».

Dans ce florilège, les arts plastiques ne sont pas oubliés : «Un des premiers grands mécènes francophones, le premier qui a donné son nom à un pavillon dans notre complexe muséal. Le nom du pavillon Jean-Noël Desmarais, c'est celui de son père, parce que c'était vraiment important pour lui de rendre hommage à sa lignée. M. Desmarais et Power Corporation nous ont fait des dons d'oeuvres de Riopelle et de Pellan, des prêts en art canadien et en art québécois. Il a beaucoup contribué non seulement à la reconnaissance de certains talents québécois, mais aussi à la démocratisation des arts. C'était un homme des Lumières, qui aimait l'art néo-classique, notamment la période Empire, et un passionné d'architecture, ce qui correspond à son destin de bâtisseur. En visitant avec lui l'expo sur Catherine la Grande, j'ai remarqué sa grande culture et son grand intérêt pour l'histoire. Les gens comme lui sont plus grands que nature et ils ont des destins totalement hors normes à l'échelle de la planète», déclare la «péteuse» Nathalie Bondil, directrice du Musée des beaux-arts de Montréal.

Enfin, dans la même voie que la déclaration farfelue de Rozon, celle du «clown de l’espace», le créateur du Cirque du Soleil, Guy Laliberté, qui ne peut s'empêcher de voir Desmarais comme l'un de ses trapézistes :
«Paul Desmarais était un artiste. Son art était l’entrepreneuriat. Il a développé son art pour atteindre les plus hauts sommets. Cette réussite mérite nos applaudissements et notre reconnaissance puisqu’il nous a donné la possibilité à nous, les autres, d’avoir une référence, un guide artistique pour nous développer à notre tour.

Aujourd’hui, je joins ma voix à celles des autres entrepreneurs pour le remercier d’avoir tracé la voie du développement international aux entreprises d’ici.

Paul Desmarais aimait les artistes. C’était un mécène hors du commun qui a permis à des artistes et à des artisans de vivre leur passion.

Aujourd’hui, je joins ma voix à celles de tous ces artistes pour le remercier de ces gestes généreux.

Paul Desmarais souhaitait que nos communautés puissent se développer. En soutenant les nombreuses institutions du savoir et de la santé, il a contribué à notre mieux-être collectif.

Paul Desmarais était un philanthrope. Souvent faits dans l’ombre, ses dons importants ont contribué à créer un monde meilleur.

Aujourd’hui, je joins ma voix et celle de ONE DROP à celles des nombreuses causes et organisations, toutes vouées à bâtir un monde meilleur, qui ont bénéficié de sa grande générosité.

Paul Desmarais a connu des débuts modestes. Sa persévérance et sa passion entrepreneuriale lui ont permis de fonder une entreprise forte, devenue un fleuron à l’échelle internationale. Nous devons être fiers qu’il n’ait jamais oublié le Québec et le Canada et qu’il en était un ambassadeur extraordinaire.

Je remercie Paul Desmarais de sa grande générosité à partager son savoir et ses connaissances, et d’avoir démontré une grande sagesse.

N’oublions pas que nous avons des gens de talent, de grands entrepreneurs, des mécènes, des philanthropes et des mentors que nous devons saluer vivement, car ils tracent la voie aux générations futures que nous souhaitons tout aussi généreuses à leur tour».
C’est ainsi que le vice rend hommage à la vertu.

Ce qui est moins le cas d’un Roger D. Landry, vedette du Temps des bouffons, le film-pamphlet de Pierre Falardeau. Landry parle de Desmarais comme d’un «être d’exception» et de porteur de «vision». Pour lui, Desmarais était «affable, généreux : un homme de cœur plus qu'autre chose. «J'ai eu les meilleures années de ma vie à La Presse», affirme Landry, qui souligne que jamais M. Desmarais n'interférait dans ses décisions, lui déléguant sans concession toute autorité pour mener le quotidien comme il l'entendait». Il reste étrange, toutefois, que la position éditoriale de La Presse a toujours été dans le même sens que celle de Desmarais. Ici, nous sommes en plein dans le mythe de la liberté de la presse et de la liberté d’expression. Ce qui était possible avec des artistes ne l’était pas avec les quotidiens, preuve que Desmarais ne tenait pas pour aussi importante l’implication des artistes que celle des journalistes. Desmarais avait choisi Landry comme il avait choisi Roger Lemelin avant lui; c'est-à-dire comme une paire de chaussures. Il n'y a pas état de s'en plaindre après.

Gilles Loiselle, conseiller personnel de Desmarais, ramène l’image du Pater Familias dans l’apologétique : «De Paul Desmarais, Gilles Loiselle retient avant tout son sens aigu de la famille, son attachement à ses enfants et son amour pour son épouse, Jacqueline. “Sa fameuse Jacqueline! Belle et pétillante blonde de sa jeunesse, qui est devenue sa femme et qui l'a beaucoup aidé. M. Desmarais était un homme un peu timide, audacieux, mais réservé. Jacqueline organisait sans cesse des réceptions et des diners pour lui faire rencontrer des gens d'affaires et ça l'a beaucoup aidé dans sa carrière. Elle était toujours là quand il y avait une décision à prendre. Et, pour lui, Jacqueline, c'était sacré”». «Sa Jacqueline, c’était sacré!» insiste Loiselle. Jacqueline, c’est Jacky. Pour eux, il «avait son rêve : Sagard». Pendant vingt années, Desmarais aspirant architecte avait dessiné l’esquisse d’une house on the hill. Ce n’était encore qu’une vision buccolique de la résidence familiale. Moins organisée que sa vie d’affairiste, le goût de l’art chez Desmarais relève de l’éclectisme, un peu comme Thomas Jefferson. Le domaine de Charlevoix, tout comme la maison en Floride, dont les plans ont été esquissés également de la main de Paul Desmarais, étaient de hauts lieux de négociations d'affaires. Gilles Loiselle rapelle qu’il y venait des gens qu’il rencontrait. C'était «un homme qui tient à être informé. Il était très curieux et mon rôle consistait justement à le conseiller : les biographies, l'évolution des présidences dans certaines compagnies etc. Il a fait réformer un comité multidisciplinaire de chefs d'entreprises et il a échangé avec eux parce que c'était un homme de vision. Il fallait qu'il voit très loin». L'ex-ministre conservateur parle de l'analyse "fulgurante' dont M. Desmarais était capable lorsqu'il se penchait sur des dossiers, des transactions, des acquisitions. «Il pouvait im-
médiatement déceler faiblesses et opportunités, tout de suite il voyait cela. Un génie des affaires et un homme d'une simplicité désarmante et gentille. Plein d'humour». Gilles Loiselle, qui a côtoyé Paul Desmarais sur une période de 60 ans et qui fut pendant les vingt dernières années le conseiller spécial de ce dernier Patron exigeant, M. Desmarais voulait que les choses arrivent à temps, tout en sachant faire preuve de tolérance, explique Gilles Loiselle qui insiste aussi sur la capacité qu'avait son patron de s'intéresser aux gens d'une manière attentionnée. "Je venais de me casser l'épaule sur la glace et lui venait d'être opéré pour le cœur, se souvient M. Loiselle. Quand il est revenu, je pensais qu'il avait failli mourir. Or, la première chose qu'il m'a dite c'est : 'comment va ton épaule? '"...» On le voit, les petites attentions personnelles sont hissées à la hauteur d’une générosité édifiante, un peu comme le camarade Enver Hoxha quand il rappelait comment, en arrivant au Kremlin, la première indication que lui donna Staline fut de lui désigner l’endroit des w.c.

5. Métamorphose d’un affairiste en docte

On ne s’arrête pas sur une si belle lancée. Après la philanthropie, les arts, c’est au tour de l’éducation a perdre un grand protecteur. Philippe Teisceira-Lessard, dans La Presse, parle «d’une grande perte pour le monde de l’éducation au Canada». C’est l’alma mater de Desmarais, l’Université d’Ottawa, qui, par la bouche de son recteur, l’ex-ministre libéral Allan Rock, rend le premier les hommages dus à «l’un de nos plus illustres diplômés». L’un des plus importants pavillon de l’institution, au cœur d’Ottawa, porte déjà son nom. L’infame Guy Breton, recteur de l’Université de Montréal, y va à son tour de sa servilité : «M. Desmarais et sa famille ont été aux côtés de l'Université de Montréal depuis des décennies, a-t-il affirmé par voie de communiqué. Ils ont été des pionniers de la philanthropie au Québec et ont bien compris le rôle transformateur que peut jouer un partenaire de nos établissements. Sensible à la culture, à la science et au pouvoir de l'éducation pour l'avancement de toute la société, M. Desmarais n'a jamais ménagé ses efforts pour soutenir notre université». À McGill, les drapeaux seront mis en berne le jour des funérailles. En 1992, Desmarais y avait reçu un doctorat honorifique. De fait, comme les médailles, Paul Desmarais Sr. collectionnait les diplômes honoris causæ.

L’importance de l’événement, pour ajouter quelques statistiques d’occasion, nous est signifiée par le fait que le nom de Paul Desmarais a été mentionné dans 155 articles dans les journaux du Québec, le jour de son décès, plus que durant toute l’année qui a précédé (104 articles). De même, son nom est apparu trois fois plus souvent que celui de Pauline Marois, au second rang. Pour sa part, Power Corporation est l’entreprise dont il a été le plus question dans les journaux, ce même jour. Son nom est cité dans 86 articles. En temps normal, elle fait l’objet d’environ une mention tous les deux jours. Façon gratuite de se faire de la publicité sur le dos d'un cadavre exquis. Ce que cela nous dit, c’est qu’il y a là une frénésie pour la personne du disparu qui, dans quelques semaines, retournera à l’anonymat.

6. La métamorphose du poète et du philanthrope en cloporte.

Bien entendu, il y a des esprits chagrins peu sensibles aux louanges concernant Paul Desmarais. Ceux-ci trouveront dans le livre publié par le journaliste Robin Philpot le côté sombre du héros du jour. Le quotidien Le Devoir, après le temps de l’apologie passe au bilan, le 15 octobre 2013. Et ce bilan commence par un paragraphe frontal : «Les éloges à l’endroit de Paul Desmarais convergent sur ce que l’homme d’affaires aurait donné au Québec. Mais peu s’attardent sur ce que le Québec et son État ont donné à M. Desmarais. Il y a une réponse courte à cette question : tout!». Desmarais doit bien plus au dynamisme du Québec à s’émanciper de ses liens coloniaux avec le Canada que le Québec a profité de l’immense fortune du magnat. C’est en tant que refuge pour les Canadiens Français hors-Québec menacés dans leurs entreprises par l’influence anglo-saxonne que Paul Desmarais a pu consolider ses activités. Les biographes Peter C. Newman et Diane Francis attribuent l’ascension de Desmarais au fait qu’il était «French Canadian and politically correct». Fédéraliste canadien-français, le Québec restait son refuge ultime au cas où l’establishment de Toronto avait décidé d’avoir sa tête. Ceci explique l’ambiguïté des déclarations de Desmarais concernant l’indépendance du Québec en 1979.

Autre anti-mythe, Desmarais ne fut pas l’entrepreneur qu’on a dit qu’il était. C’était un «bâtisseur d’empire», mais d’un empire financier et non industriel comme il a déjà été proclamé. C’est dans une quête constante de liquidités permettant d’accroître sa fortune personnelle qu’il était engagé. Il n’hésitait pas à utiliser l’État et ses services pour obtenir les liquidités d’une ampleur importante pour acquérir des entreprises déficitaires qu’il remontait en conservant les bénéfices. Yves Michaud, la «robin des banques» et plus tard les Premiers Ministres Lévesque et Parizeau ont dédaigné servir de bailleur de fonds comme le faisaient leurs adversaires libéraux. On ne sache pas que Desmarais en ait particulièrement souffert.

Ses ingérences politiques sont loin d’être toujours honorables. «On parle de la fausse fuite des capitaux en 1967 à laquelle Paul Desmarais a participé pour amener Daniel Johnson à effectuer une volte-face sur l’indépendance après pourtant avoir été élu sur le slogan “Égalité ou indépendance”. Mais on parle moins de la vraie fuite de capitaux du début des années 1990 dont il a été l’architecte, mais cette fois en douceur et sous le nez de son fidèle ami Robert Bourassa. Début 1989, dans la plus importante transaction financière de l’histoire du Canada, Desmarais vend à des Américains pour plus de 2,6 milliards de dollars la Consolidated-Bathurst, joyau de l’industrie papetière québécoise qui avait profité depuis des dizaines d’années des largesses du gouvernement du Québec. Suit la vente de Montréal Trust pour 550 millions. Voilà un pactole de 3 milliards arrachés aux ressources naturelles et à la sueur des travailleurs et travailleuses du Québec». Ce bilan est le plus lourd car il ne fait pas que déstructurer une industrie importante du Québec, il laisse un vide, une tabula rasa en régions, là surtout où les papetières étaient importantes, dans presque toutes les régions forestières du Québec. D’où que le succès financier n’est aucunement une garantie de l’enrichissement économique et qui fait que c’est le Québec, finalement, qui a payé une partie des rêves mégalomanes du si gentil financier. Cette âme pleine de compassion pour les sans-abris. Après 1990, Desmarais n’a plus rien investi au Québec, et s’il se montra si philanthrope et si mécène, ce n’était, comme dit Le Devoir, que «pour amadouer la basse-cour».

Comme il a été dit également, l’art de la gestion chez Desmarais consistait à se protéger tout en risquant des mises audacieuses. «Il a choisi le rôle de minoritaire prospère, comme il l’a expliqué à Peter C. Newman : un modèle oui, mais un modèle sévère avec ses co-minoritaires. Or, lorsque l’establishment canadien lui assénait des camouflets successifs (Argus 1975, Canadien Pacifique 1982), il avait deux options : accepter son statut ou embrasser le credo collectif québécois incarné par les souverainistes - le gouvernement Lévesque a fait des appels en ce sens, notamment sur la propriété du Canadien Pacifique via la Caisse de dépôt en 1982. Son choix a été de rester le minoritaire prospère, probablement par crainte pour sa fortune personnelle mais aussi parce que le projet collectif québécois était foncièrement social-démocrate tandis que lui se disait “résolument conser-vateur” - Ronald Reagan “était le meilleur”, selon lui». Car l’esta-blishment anglophone ne lui a pas été aussi favorable que Desmarais lui-même l’a vanté. Il lui a mis des bâtons dans les roues - c’est le cas de le dire - dans sa tentative d’acquérir le Canadien Pacifique et le C.R.T.C. lui a refusé la prise de contrôle de Télé-Métropole. En retour, c’est avec vigueur qu’il mena la guerre aux grévistes de La Presse en 1971. L’année précédente, le fameux Manifeste du F.L.Q. lu sur les ondes de Radio-Canada le nommait parmi ceux que les «révolutionnaires» qualifiaient d’«exploiteurs» des Québécois. Le conflit syndical à La Presse fut une occasion de justifier l'accusation des «terroristes». Frappé d'un lock-out, le 29 octobre 1971, plus de 10 000 manifestant dénoncèrent Power Corps au journal La Presse. La Confédération des syndicats nationaux (C.S.N.), la Fédération des travailleurs du Québec (F.T.Q.) et la Corporation des enseignants du Québec (C.E.Q.) - le fameux front commun des salariés de l'État -, organisèrent cette manifestation de solidarité qui se solda par près de 200 arrestations. Les affrontements furent d'une rare violence entre policiers de la ville du citoyen Desmarais et les manifestants.

Voilà comment Paul Desmarais en arrive à illustrer la thèse de Jean Bouthillette sur Le Canadien Français et son double, cette personnalité collective schizophrénique, à la fois nationaliste (comme le sont les Libéraux du Québec) et collaboratrice (asservi au fédéralisme «rentable», c’est-à-dire à l'appartenance opportuniste au Canada). D’un côté, le chapeau du colonisateur, de l’autre le fardeau du colonisé. En ce sens, la métamorphose de l’affairiste en cloporte donne bien ce que Wikipedia nous dit du cloporte. Exosquelette à la carapace dure, mais totalement dénué de squelette interne, il se roule sur lui-même lorsqu'il se sent menacé. Ce n'est donc pas une identité fixée capable de mener à toutes ces «créations» artistiques qu'on lui prête. Sagard était sa carapace érigée pour contenir sa mort; son tombeau vivant autour duquel grouillait sa cour de politiciens huppés, d’affairistes besogneux, d’artistes chics et bon genre. À l’inverse, la culpabilité catholique le saisissait et une obole aux sans-abris (c’est-à-dire sans Sagard), pour y trouver leur confort bourgeois, faisait jouer aux pauvres le rôle traditionnel du rachat de l’âme du riche coupable. Là s’arrête le conte de fées et commence la tragédie personnelle.

7. Les métamorphoses aux yeux des quidams.

Le vox pop de La Presse permet de mieux mesurer comment les métamorphoses sont perçus par l’opinion publique. Venant du journal même de Power Corp, on ne peut pas dire qu’une pré-sélection orientée émerge de la chaîne des témoignages apportés par les correspondants du quotidien.

Si on considère les valeurs positives rattachées à la figure de Paul Desmarais Sr, c’est celle du Pater Familias qui émerge en premier. Une lectrice de Thurso (la ville natale de Guy Lafleur, le hockeyeur) : «Les Desmarais véhiculent de vrais valeurs que nos jeunes n'ont pas connu[es]. Celle[s] d'avoir une femme dans sa vie, que les 2 s’unissent pour la vie et former une famille, par le travail ils ont réussi dans la vie. Un vrai contraste avec toues les familles de divorces, de familles reconstitués, de jeunes qui ont perdu le sens réel du vrai amour. Quand dans la vie tu travailles et que tu as des principes et des valeurs et bien le succès est la [sic!]». Nous retombons en plein dans le vieux mythe de la réussite par la fidélité aux valeurs traditionnelles du couple, de la famille et du travail. D'autres débats s’engagent où mythes et contre-mythes s’affrontent parmi les lecteurs.

Une dame, Nicole Langlois de Senneterre écrit, le 9 octobre 2013 : «C'est un deuil, c'est sûr, mais à ma souvenance, les Desmarais ne payaient pas d'impôts ici, leurs actifs étant aux Bahamas! Moi, je paye mes impôts soit 45% de ma paye, et j'aurai bientôt 65 ans, à ma retraite, je n'aurai pas les moyens de payer mes médicaments ni les soins que je pourrais nécessiter. Donc, les riches.....hum». Face à elle, Denis Vincent, de Laval, réplique : «Plus de 30 compagnies, $ 500 milliards d'actifs, plus de 18,000 employés et vous pensez que cela ne rapporte aucun impôt? Vous êtes totalement déconnecté [sic!] ou quoi?» En retour, Sandra Lefebvre d’Anjou réplique «Mme Lamglois parle du holding de M. Desmarais, pas des employés. Ne mélangez pas les choses, vous, non, plus».

Josée Bouchard, de Pointe-Claire aime taquiner le cloporte. «Paul Desmarais a fait construire sa réplique de Versailles à Sagard, situé à St-Simeon comme l'autre magnat de la presse Hearst a fait construire sa réplique de chateau italien à San Simeon en Californie... drôle de hasard. 2 magnats de la presse, 2 châteaux, 2 Saint Simeon». L’archaïsme de Desmarais n’échappe pas à ceux qui savent observer. «Cet homme était plus puissant que le premier ministre du Canada... Le roi est mort - Vive le roi! Mais qui sera donc le prochain roi?» Ce à quoi Raymonde Dupuis, de Québec, rétorque : «L'héritier!». Les Desmarais, comme les Buddenbrook de Thomas Mann n’en sont qu’à la seconde génération, mais déjà la troisième pointe à l’horizon et on peut se demander si la ferveur des affaires la tiendra tout autant. Un anonyme (608675) répond à Mme Bouchard de Pointe-Claire : «Merci Josée, tu me rassure[s] je n'étais plus capable de vivre seul au royaume des taupes!» Sonia Djenandji de Saint-Laurent s'oppose à ce concert négatif : «Hélas, le temps des bouffons n’est pas terminé…» Georges Desmarteaux de Montréal rigole en demandant : «Avait-il un traîneau d’enfant nommé Rosebud ou MonMinou?», plaisanterie coquine en relation avec le film de Orson Welles, Citizen Kane, inspiré de la mégalomanie du magnat de la presse américaine W. R. Hearst. «Citizen Can?Ada? Sonia Djenandji reprend sa critique des impolis : «Ça s'appelle la fidélité dans l'amour! Chapeau Mr. Desmarais! Vous aviez des principes solides qui vous ont aidé à avoir plus confiance en vous et en votre Dieu!» Ce à quoi Raiko Alexandrov Todorov de Saint-Jean-sur-Richelieu réplique : «Je ne vois pas ce que dieu vient faire dans cette histoire». Et Louis Cantin de Eastman de l’appuyer : «Les Québécois voient du bon dieu partout...Un peuple religieux s'il en est... Il y a eu beaucoup de Saint et Sainte au Québec comme en font foie [sic!] tous ces villages (St-Simeon-St-Jean-St-Paul-St-Denis-Ste-Jaqueline-St-Gilles-St-Etc». Le ton gouailleur ici est de mise. Et Georges Desmarteaux revient : «Chameau... riche... chas d'une aiguille... Marc 10, 23. Voilà pourquoi, moi qui aspire à être riche, suis sans dieu, parce que je ne suis pas contortionniste». Comme tous les débats populaires, la dérive finit par conduire n'importe où.

Conclusion

Qui était Paul Desmarais? Un homme d’affaires parmi tant d’autres, dont l’habileté à déplacer les fonds de placement et les capacités comptables avaient permis d’édifier une fortune peu commune au Canada Français. Il n’est représentatif en rien d’une habileté canadienne-française ou québécoise à faire de l’argent mieux ou moins bien que ses voisins anglo-saxons. Il a joué le jeu du capitalisme et il a gagné. Inspiré par les tycoons américains du tournant du XXe siècle : John D. Rockefeller, William Randolf Hearst, Cornelius Vanderbilt et tant d’autres, il a érigé une fortune en jouant «fessier» comme on disait autrefois lorsqu’on jouait au 500. Aventureux mais jamais assez audacieux pour miser tout sur un coup de dé, son capitalisme était bien celui des vieux Français. Il préférait être le plus gros des minoritaires et dominer ses partenaires pour se faire confier des postes de direction. Pingre avec ses employés, il a misé, comme les protestants de Max Weber, sur la philanthropie et le mécénat pour se donner un vernis d’altruisme et de sensibilité artistique. Tous ceux qui gravitaient autour de lui le prirent au sérieux, ignorants qu’il se servait d’eux pour se construire une légende. Ce à quoi ils ont participé avec enthousiasme, le corps à peine refroidi.

À l’inverse, le regard critique posé par l’analyste montre la fausseté du mythe. L’enrichissement par la voie de la finance ne coïncide pas nécessairement avec l’enrichissement collectif; jouer les éminences grises auprès des politiciens au caractère faible et manipulable à volonté conduit à faire voter des lois publiques pour complaire aux intérêts privés; le nationalisme et le fédéralisme sont incom-patibles autrement que par opportunisme avec un coût identitaire élevé; l’archaïsme est une voie stérile lorsqu’il s’agit d’élever la création artistique au rang de l’authenticité et de l’originalité. Sagard, érigé comme un substitut au ventre maternel (mamie Laforest) est aussi un tombeau, comme le symbolisme égyptien nous le rappelle. Tel Edgar Poe, Paul Desmarais s’est aménagé un tombeau à son goût : grandiose, prétentieux, copié/collé d’un modèle étranger, européen, anachronique, kitsch. En ce sens, il perpétue la tentation coloniale que les Canadiens-français manifestaient tout au long du XIXe siècle, en reproduisant ici des modèles réduits de monuments européens : la colonne Nelson de Trafalgar Square, la Cathédrale Marie-Reine-du-Monde sur le modèle du Vatican, l'Hôtel de Ville de Montréal sur le modèle de celui de Bordeaux, ou quoi encore. Tout cela va finir probablement en une sorte de Résidence Soleil pour retraités millionnaires aux goûts de philistins. Comme le roi d’Espagne Philippe II, ce château perdu dans un site enchanteur, où la bibliothèque serait le centre principal, a servi de contemptus mundi afin d’apporter la sérénité à quelqu’un qui l’avait vendue, jadis, pour la modique somme de $1.00⌛

Montréal
15 octobre 2013

2 commentaires:

  1. Tout une tartine! Bref, c'était un requin de la finance...Mais personne n'ose le dire...(John Gionta)

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  2. C'était un opportuniste en tout. D'abord dans la façon de placé ses fonds, ensuite dans son mécénat pour se construire une légende pontifiante, enfin dans sa philanthropie, pour s'acheter des indulgences pléniaires pour éviter le Purgatoire des sans-abris.

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