mardi 19 juin 2012

Des obscénités pleins les yeux

Liliana Cavani, Portier de nuit, 1974

DES OBSCÉNITÉS PLEINS LES YEUX

Il y a des jours, comme les éléphants, où les manchettes se suivent et se ressemblent. D’autres pas. Aujourd’hui par exemple, 19 juin 2012, au téléjournal du midi, nous assistons à la projection des vidéos tournées par la police de Montréal de l’arrivée de Rocco Magnotta à Montréal, ramené de Berlin dans un avion militaire. Certes, les compagnies civiles ne se bousculaient pas pour transporter ce «criminel le plus recherché au monde», aussi célèbre que notre ancien «concours de châteaux de sable international du Parc Lafontaine»! Lorsqu’il s’agit d’en beurrer épais sur les tartines, notre vieux fonds baroque n’y va pas de main morte. Baroques donc tous ces policiers qui transportaient ce petit narcissique, passablement défraîchi depuis le tournage de ses vidéos «obscènes». Bientôt, la mise en spectacle passera du corps de police à celui des tribunaux, et rien ne nous sera épargné pour que la justice se livre à l’un de ses décorum, où ne manqueront que les perruques à rouleaux et le drapeau de l’empire britannique à l’arrière-plan.

Mais ce qui attira davantage mon attention, que ce spectacle à grand déploiement qui n’avait pour but que d’épater le bourgeois, c’était la lecture de l’acte d’accusation, et particulièrement celui-ci : «envoie de matériel obscène» (par la poste), en tant qu’il s’agissait du pied de Lin Jun que le boucher avait tranché à sa victime et expédié par Poste Canada au bureau du Parti Conservateur à Ottawa. L’occasion était trop belle pour le gouvernement Harper de capitaliser sur cet envoi «obscène», et faire du Premier ministre une cible potentielle du meurtrier de chatons en série (de chatons car n’ayant eu le temps que de tuer un homme, il est difficile de qualifier Magnotta de «tueur en série»). Bref, prenant le pied de Lin Jun, à l’obscénité du démembreur répondait l’obscénité du gouvernement du Canada. Voilà pourquoi, un avion militaire s’est rendu expressément en Allemagne le chercher, bien qu’il soit dit que cet avion avait d'autres raisons, raisons de routine, de faire le trajet Ottawa-Berlin! En passant, il ne faisait que livrer un «colis» à la police de Montréal, désireuse de retrouver ce criminel exceptionnel. Le pied de Lin Jun s'était transformé en corps entier et intact de Magnotta!

Bon. Ceci dit, on nous parle du voyage de Harper à Los Cabos (au Mexique) pour le club sélect du G-20. Cette fois-ci, on n’a pas pris de chance, on l’a encerclé de chefs d’État afin qu’il ne s’échappe pas une fois de plus pour se perdre dans les bécosses mexicaines. Enferrés dans les cordages de la crise financière européenne, Harper vise surtout à intégrer le Canada dans une organisation de libre échange qui s’étend déjà sur le Pacifique Sud. On comprend qu’il n’ait pas la «tête» aux niaiseries «obscènes» de Magnotta. Puis, vient la seconde nouvelle intéressante du bulletin. La campagne fédérale anti-tabac décide de jouer le tout pour le tout dans sa lutte au tabagisme, surtout chez les jeunes, en présentant des paquets revêtus de photographies de parties du corps avariées par l’usage du tabac : un sourire aux dents noircies, des organes usés par le tabac, enfin une mourante. La ministre fédérale de la santé, Leona Aglukkaq, veut que 75% de la surface du paquet de cigarettes soit recouverte par ces photographies et qu’une adresse courrielle soit disponible pour inciter les jeunes qui voudraient cesser de fumer à contacter un service d’aide. La cause est noble, mais les moyens restent douteux. Ces promoteurs de sensationnalisme n'ont pas encore compris que terroriser, c'est susciter la transgression, par le fait même, un interdit peut facilement se renverser en son contraire, c'est-à-dire en sollicitation!

Car s’il est «obscène» d’envoyer un pied humain découpé au local du Parti conservateur, pourquoi n’en serait-il pas de même de présenter une personne à l’agonie sur un paquet de cigarettes? C'est dire que l’objet privilégié de l’obscénité demeure toujours le corps humain. C’est lui que la censure du cinéma, et même encore aujourd’hui avec les très médiatisées arrestations de trafiquants de pornographies juvéniles, place au cœur de l’indécence et de l’obscénité.

Dans les années 60 du dernier siècle, l’exposition du nu intégral était considérée comme un acte obscène passible de poursuites criminelles. D’où la fuite des «naturistes» vers les fameux camps de nudistes. Des festivals pop rassemblant des hippies de toute l’Amérique du Nord s’achevaient, dans le sex, drug and rock n’roll. Pour manifester contre la guerre du Vietnam, rien de mieux que de baisser ses culottes. Un scandale, repris dans le film Les Colombes de Jean-Claude Lord, s’était même déroulé sur la scène du cinéma Saint-Denis, lorsque des jeunes gens des deux sexes étaient montés sur la scène, s’étaient déshabillés à poil et avaient égorgé des colombes. Ils s'étaient ensuite maculés le corps avec le sang des pauvres volatiles. Le corps et le sang combinés allument généralement des lumières rouges dans l’esprit, des lumières qui ne sont pas toutes libérales! Puis, le théâtre, les happening, le cinéma avec sa série de films de fesses, assez puritains d’ailleurs, se sont succédé. Jusqu’à aujourd’hui, sur la scène, dans la rue, dans les vidéos, la nudité est devenue un incontournable à un point tel que l’accusation d’«obscénité» est tombée d’elle-même. Bref, dans notre langage, l’obscénité concerne essentiellement le corps, ou un acte commis par un corps, généralement l’acte sexuel. Il en va de même lorsque nous élargissons le concept jusqu’à l’acte criminel. Une avocate québécoise eut un procès célèbre, voilà quelques années, pour avoir tué et démembré le corps de sa victime. L'acte d'accusation distingue la mutilation de cadavre de l’obscénité, réalisant ainsi que le corps devient obscène non quand on le mutile, mais quand on expose la mutilation ou les résultats de la mutilation à une tiers personne, ici, le personnel du Parti Conservateur, et par le fait même à la personne du Premier ministre!

Cet aspect du problème n’est qu’une récupération politique d’un acte criminel sordide. Le Parti Libéral, qui a reçu par les mêmes voies postales, la main du même cadavre, n’a pas jugé bon de capitaliser politiquement sur le fait. Stephen Harper, qui est le premier ministre de l’Alberta du Canada, aime la justice prompte et expéditive. Il faut le comprendre. Son patelin de l’Ouest est une véritable «frontière» du Far West qui semble ne pas avoir évolué depuis le XIXe siècle. Les policiers et les gardiens de sécurité nous donnent l’impression de tomber comme des mouches sous les balles des assassins après avoir été piégé dans un guet-apens! Ainsi, voilà une couple d’années, quatre officiers de la Gendarmerie Royale étaient tombés en donnant l’assaut à un hangar où l’on cultivait des plants de drogue. Il y a moins d’une semaine, à Edmonton, un convoyeur de sécurité tuait trois de ses partenaires et en blessait un quatrième, pour s’emparer du magot d’un guichet automatique sis sur un campus universitaire et un centre d’achat, avec l’idée de franchir la frontière et de cavaler aux États-Unis. Or, en une seule tuerie, Travis Brandon Baumgartner, un autre narcissiste, avait plus de morts à son actif que Magnotta! Toute cette criminalité westerner pèse ensuite sur le reste du Canada, pris à défrayer prisons et policiers pour appliquer les mesures de chasse à l’homme et de luttes contre le crime des Conservateurs toujours paranoïaques et en émois. Encore une fois, l’anarchie de l’Alberta ultra-conservatrice est payée par l’ensemble de la population canadienne. Aussi, le pied expédié par Magnotta était-il une occasion propice pour capitaliser sur l’étendue des crimes contre la personne à l’ensemble du pays.

Rembrandt. La leçon d'anatomie du docteur Tulp
Mais Magnotta n’est pas albertain, et son crime est exceptionnel dans la mesure où il pastiche les séries américaines où des corps démembrés, dépecés, décalottés, écorchés s’étalent mieux que dans les peintures anatomiques de Rembrandt ou de Soutine. À ce titre, que reste-t-il de véritablement sérieux dans cette poursuite du gouvernement canadien pour «obscénité» dans le fait d’avoir reçu un morceau de corps humain par la poste?

L’étymologie du mot obscène vient du latin obscenus, qui veut dire: «sinistre, de mauvais augure, quelque chose d’indécent et de sale. Psychologiquement, l’obscénité est ce qui blesse ouvertement, ou heurte la décence, la pudeur ou le bon goût (qui reste toujours à définir). Esthétiquement, l’obscène est donc synonyme de mauvais goût. Dans la mesure où la faculté de juger tranche entre ce qui «plaît» et ce qui «déplaît» à l’œil ou à l’oreille, il faut reconnaître que l’histoire de l’art a beaucoup évolué. Nous savons que le goût n’est pas inné mais acquis. Les enfants du jeune âge n’éprouvent aucun dégoût à jouer dans leurs excréments, et les psycho-pédagogues ont même utilisé les excréments pour travailler avec des cas-problèmes d'autisme. L’éducation propre à une culture, à une civilisation, définit donc le bon du mauvais goût, conditionne les pulsions à répondre favorablement ou non à une image, un son, une odeur ou un goût. La perversion de cette éducation permet aux pulsions partielles, refoulées depuis l’enfance, de trouver des voies dérivées pour parvenir à se satisfaire. Les pratiques fétichistes en sont un exemple. Envoyer un pied au Parti Conservateur, pour Magnotta, était plus insultant que d’envoyer une main au Parti Libéral, parce que le pied reste ce membre propre aux odeurs nauséabondes et qui signifie plus que tout autre l’association au membre viril, un membre «sale» pour les fondamentalistes qui gravitent autour du gouvernement de Stephen Harper. Sur ce point symbolique, Magnotta et Harper se comprenaient mieux que bien des témoins et téléspectateurs de l'anecdote. D'où qu'on ne dira jamais que la secte My Canada prend son «pied» avec le conservatisme social et moral!

Mais si les membres amputés d’un être humain envoyés à des partis politiques peuvent être tenus pour légalement «obscènes» parce qu’indécents et sales, il faudrait en dire de même de l'ensemble des arts qui, de la peinture aux programmes de télévision, se sont vautrés dans le démembrement des
Rufino Tamayo. Nature morte au pied
parties du corps jusqu'au sordide et qui, pourtant, depuis plus de dix ans, obtiennent un succès d’estime tant aux États-Unis qu’au Québec. À la série des C.S.I., Bones, Dexter et Criminal Minds, il faudrait rajouter Musée Éden produit au Québec. Les soins apportés à reconstituer d’une manière vériste des corps brûlés, mutilés, décomposés, rongés par les vers, ne sont pas ce qu’on pourrait appelés de très bon goût. Au début, avec le cubisme et le surréalisme, il s'agissait d'un jeu sadique sans conséquence publique. Pour peu, s'il avait eu un peu de culture, on aurait pu penser que le crime de Magnotta avait été inspiré par une peinture de l'artiste mexicain, Rufino Tamayo et qui date déjà de 1929! Le pied nu coupé dominant une table, la paire de ciseau, le dé, la cigarette, les cartes à jouer qui totalisent 8, la fenêtre ouverte sur le balcon; le peintre nous laisse le soin de lire son œuvre dans tous les registres, sauf celui de l'obscène. Par contre, les soins mis à faire les films et les séries télés relèvent d’études physiologiques et anthropologiques extrêmement poussées. Lorsque le cinéma et la télévision étaient filmés en noir-et-blanc, les scènes de meurtres étaient relativement «délicates», si on les compare à nos jours. On n’y voyait que peu de sang, qui, lorsqu’il apparaissait, ressemblait davantage à une tache d’encre. Avec la couleur, on conserva momentanément la pudeur des anciens temps, puis l’hémoglobine se mit à couler à flots. Les couleurs criardes du cinémascope des années 1950 suffisait à faire dégueuler. Je me souviens, vers 1966 (très, très approximativement), avoir assisté à une représentation en matinée au Théâtre Impérial de Saint-Jean-sur-Richelieu, d’un péplum racontant l’histoire de David et Goliath. Je me souviens de l’éclaboussure de sang lorsque le géant recevait le coup de fronde en plein front. Après, j’avais mal au cœur rien qu’à voir le ketchup sur mes saucisses! Depuis j'en ai vu d’autres.

À la même époque, Sergio Leone (1929-1989) et ses westerns spaghettis offraient des trous de balles encore plus véristes, comme dans Il était une fois dans l’Ouest (1968), que l’on qualifie de western opera. Le cinéaste américain Sam Peckinpah (1925-1984) a poussé plus loin les flots battants d’hémoglobines avec ses balles explosives tirées en rafales de mitrailleuses dans The Wild Bunch (1969) et Straw Dogs (1971). Impossible d’échapper à la violence qui est en nous et dans laquelle nous baignons, les personnages désillusionnés s’abandonnent à cet instinct naturel qui les mènera à la mort ou à la réclusion dans une mémoire morte des temps passés (Junior Bonner, 1972). Malheureusement, cette «esthétique du sang» fut vite reconvertie en grand-guignole par les cinémas d’horreur qui déferlèrent la décennie suivante et sont devenus un genre banal avec les séries énumérées plus haut. Pour les Américains, qui supportent difficilement la nudité à l’écran, sauf comme hors-d’œuvre, les corps torturés, démembrés et tués sont jugés acceptables pour un publique de plus de 14 ans. Ici, la question n’en est plus une de bon ou de mauvais goût, mais tout simplement de côtes d’écoute et de box office.

De la nudité comme acte sadique, celui d’imposer aux autres la vue de son corps en dehors de toutes perspectives esthétiques, faisant fi de la sensibilité des autres à la nudité comme suggestion érotique, est devenue un ingrédient indispensable à tous films ou séries télés. Les mœurs ont progressivement glissé au point d’accepter la nudité comme de bon goût, sans nécessairement s’en rapporter à une justification platonicienne comme chez nos anciens peintres académistes. En effet, la beauté du corps n’a plus besoin de se justifier tant elle est, en elle-même, un hommage à la création. Que cet hommage soit réduit à des stéréotypes commerciaux ou libidineux, c’est autre chose. Mais en soi, ni l’exhibitionnisme, ni le voyeurisme ne sont des «perversions»; ils le deviennent seulement lorsqu’ils sont une fin pour soi et par soi, sans dépassement d’une définition du corps qu’une fixation névrotique à l’une de ses parties. En ce sens, le champ que couvrait le concept d’obscénité a rétréci. Même les films pornographiques hésitent à sombrer dans les domaines considérés encore aujourd’hui comme strictement pervers : la coprophilie ou la gérontophilie, le cannibalisme et la pédophtorie. En fait, ces derniers bastions de l’obscénité sont constamment harcelés par des arguments non dénués de perversités qui en appellent à la «liberté d’expression» ou à la «démarche artistique». Dans le film de Pasolini, Les Cent Vingts journées de Sodome, le cercle de la merde est plus «dégoûtant» que le cercle du sang, qui s’achève pourtant dans une série de tortures et de mutilations de corps humains. Le seuil de tolérance est donc plus ouvert vers le corps sanglant que le corps excrétant.

Reste donc que, dans le Canada des Conservateurs libéraux, l’obscénité s'attache encore au corps et à l’une ou l’autre de ses parties. Mais ce qualificatif d’obscénité relève d’un double standard. Qu’un maniaque sexuel se filme en train de démembrer un corps, cela relève de la mutilation; qu’il en envoie une partie à Stephen Harper, cela devient de l’obscénité. Que le même gouvernement du Canada se serve d’une photographie d’une cancéreuse en phase terminale sur des paquets de cigarettes visant spécifiquement la population jeune du pays, cela s’appelle une mesure de dissuasion! Où commence et où se termine alors la relation du corps avec l’obscène? Avec la façon dont on utilise le corps? Où l’obscène est de toutes parts, autant chez Magnotta que chez Harper et sa ministre Aglukkaq, ou il n’est nulle part. Ce n’est pas le pied de Lin Jun qui est obscène, mais l’utilisation qu’en a fait Magnotta avant, et Stephen Harper après. Soit. Donc, ce ne sont pas les poumons avariés ni la mourante sur les paquets de cigarettes qui sont obscènes, mais l’usage que le gouvernement du Canada en fait. Ah! non. Il s’agit de dissuader des jeunes gens de s’adonner à la cigarette qui minera leur vie pour le reste de leurs jours. Là où Magnotta commettait un acte sacrilège, ici le même usage sert à une rédemption des corps qui éviteront, dans l’avenir, des frais onéreux en soins de santé. On peut toujours accepter cette justification, pour autant que l’enfer soit pavé de bonnes intentions.

Le corps humain, dans son entier comme dans ses parties, reste exempt d’obscénité. Comme il en est de celui d’un chat, d’un chien, d’un cheval ou de tout autre animal qui sont nos proches voisins domestiques. Au-delà du cercle étroit de la domesticité, la désaffection rend possible le fait de se nourrir de chaire morte. La tension érotique ici domine la tension destrudinale, dans la mesure où l’on ne mange pas son chien ni son chat, à plus forte raison un autre être humain sans souffrir de carences affectives graves. C’est comme se demander si Magnotta «aimait» Lin Jun? Mais, peut-être Lin Jun…? Enfin, ne revenons pas sur ce problème abordé ailleurs. Restons-en donc à la capacité de distinguer dans le corps humain ce qui fait sa dignité de son obscénité. Du point de vue symbolique, nous venons de le dire, c’est l’investissement affectif qui rend sa représentation, sa visualisation comme gratifiante ou humiliante. Par là, nous passons directement au champ idéologique où le corps est magnifié ou prostitué. Gratifié lorsqu'il porte sa valeur pour lui-même, en lui-même, dans la dignité que lui assure sa condition d’humanité. Prostitué dans la mesure où il sert à autre chose qu’à sa magnification intrinsèque. Ainsi, le pied lancé à Harper appartient-il à la pornoï, c’est-à-dire au corps dé-chié, lancé avec mépris à un parti politique. Mais les poumons et le sourire aux dents gâtées également relèvent de la pornoï dans la mesure où ils servent à autre chose qu’à magnifier le corps, même dans sa déchéance. Il suffit de feuilleter des histoires de la photographie ou de l’ethnologie pour voir de vieux visages ridés, édentés par la mastication du tabac, lacérés de cicatrices par les avanies du temps pour y retrouver également une dignité qu’on aurait de la difficulté à retrouver dans le célèbre tableau du financier Bertin de Ingres! Le sourire aux dents jaunies est extrait de l’ensemble du corps, exactement comme un pénis surdimensionné dans une nudité masculine ou une vulve prise de très près par l’objectif dans une nudité féminine. Peu importe la raison (fétichiste ou dissuasive) que l’on donne à ce type de photos, c’est l’utilisation, par le fait même d’être une «utilité» et non dans ses objectifs moraux, qui en font une obscénité.

Félicien-Rops, Pornokrates
Je suis d’accord avec le philosophe français Dany-Robert Dufour lorsqu’il qualifie nos sociétés de «cité perverse», bref du temps de la Pornocratie. Mais la pornocratie n’est pas née de la magnification du corps, ni de sa fonction d’objet d’investissement de la tension érotique, voire destrudinale, mais la récupération morale et politique qui confirme ce que Foucault appelait déjà la technologie politique du corps. C’est le mode de gouvernement bourgeois en temps de société de consommation, donc en phase de civilisation régressive sadique-orale qui permet d’utiliser le corps dans une thérapie auto-cannibalesque du Moi réduisant en déchet le support biologique d’une énergie créatrice, donc politique. En ce sens, la consommation capitaliste détruit la démocratie politique chez l’individu même. En disant, d’une part, qu’il est un être exceptionnel pour lequel tous les services lui sont dus en tant que droit «universel», la société de consommation permet une sublimation de son thymos, c'est-à-dire que sa reconnaissance sociale devrait théoriquement être tout aussi unanime et exceptionnelle qu'elle lui parait évidente. Mais d'un autre côté, l’unidimensionnalité de l'existence apportée par la loi du marché, les désirs conditionnés et l’impossibilité de tous les satisfaire, réduisent le même individu à une personnalité nivelée, où la compétition se transforme en jalousies, les gratifications aux autres en privilèges refusés ou usurpés, les profits comme étant des dus jamais suffisamment octroyés pour autant que d’autres encore en bénéficient, ne serait-ce que par miettes. Cet univers d'égotistes et d'égoïsmes n’est pas l’enfer anticipé par Freud, celui des désirs d’enfants accomplis, mais s’en rapproche dans le modèle de la garderie où les tit’s n’amis, à défaut de s’entretuer, développent une affection de dépendance morbide qu’ils conserveront tout au long de leur existence. Harper et Magnotta sont les deux extrémités de cette même tension pulsionnelle. Le premier peut se permettre tout ce qu’un enfant peut désirer, jusqu’à jouer dans ses excréments pétroliers (qui se transformeront, selon la doxa feudienne, en pétrodollars) évacués à une extrémité où se décharge la fournée de beignes Tim Horton’s engoutie par l'autre orifice; tandis que le second s’attribue la technique politique absolutiste, de nature divine, de l'usage des corps, soit de laisser vivre soit de faire mourir qui lui plaît pour sa satisfaction narcissique. Qu’est-ce qui est alors le plus obscène? Le pied de Lin Jun ou les émanations délétères qui s’élèveront de la production et de la consommation des produits pétroliers dans le contexte du réchauffement climatique pour les générations à venir? L’avidité financière des barons des entreprises capitalistes qui gravitent autour de leurs pourvoyeurs, Stephen Harper ou Jean Charest, ou la folie narcissique d’un Magnotta, en autant que celui-ci, si l’on suit la logique qui servit dans le prononcé du verdict dans l'affaire Turcotte, peut aussi bien affecter Magnotta, comme non criminellement responsable de son acte parce que réalisé sous les effets d’une quelconque drogue ou dans une phase psychotique capable d’inhiber tout jugement moral au moment de la préparation et de l’accomplissement de l’acte criminel?
Voilà, il est assez tard, et vous êtes autorisés à fermer les yeux ou détourner le regard⌛

Montréal
19 juin 2012

2 commentaires:

  1. « les happening, le cinéma avec sa série de films de fesses, assez puritains d’ailleurs, se sont succédés.»

    se sont succédé, sans s : le participe passé succédé est invariable

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  2. Merci de la correction. Je suis quand même heureux qu'il n'y ait rien d'autre à dire de ce texte depuis trois ans qu'il a été publié.

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