lundi 13 mai 2013

Le navet dans la navette

Chris Hadfield pour sa vidéo-clip en direct de l'univers
LE NAVET DANS LA NAVETTE

Lorsque j’étais enfant, je m’intéressais à tout, ou du moins à presque tout. Et dans ce tout, il y avait l’astronomie. Un jour, je me rendis à la succursale de la librairie Claude Payette, sur la 5e avenue à Iberville, afin d’y acheter un album d’astronomie. C’était un endroit étrange que cette libraire. Vaste plancher avec plafond haut comme tous les vieux commerces de l'époque, et murs d’une couleur bleue foncée, sombre, quasi inquiétante. C’est, du moins, le souvenir que j’en ai gardé. C’est là que j’achetai mon premier exemplaire des Histoires extraordinaires d’Edgar Poe, dans la collection du Livre de poche, avec préface signée Alfred Hitchcock. C’est là aussi, je crois, que j’achetai, du vulgarisateur français Pierre Rousseau, toujours en Livre de poche, son volume sur L'astronomie.

L’album sur lequel s’arrêta mon regard, était un livre pour la jeunesse. On y voyait sur la couverture les grandes planètes, Jupiter et Saturne et les autres, plus petites. C’était un livre essentiellement truffé d’images dessinées et coloriées. Il y avait peu de photographies et toutes, évidemment, en noir et blanc. L’astronomie m’intéressait pour ce que j’en avais appris les rudiments dans ces fascicules scolaires de l’époque, les «Connaissances usuelles», celui de 3e année, Soleil, lune, étoiles et l’autre de 7e, Le système solaire. Dans tous ces livres, on nous apprenait que les hommes, depuis toujours, restaient fascinés par l’observation du ciel. Très tôt, dans ces vastes États que Lewis Mumford qualifiait de «mégamachines», les empires firent ériger de grands barrages sur le Nil, le Tigre et l’Euphrate, l’Indus et le Hoang-Ho, afin de régulariser le cours des eaux et profiter au maximum des sols limoneux pour étendre l’agriculture, et ainsi sortir du limon de la Terre les premières grandes civilisations. Aussi, le recours à des prêtres capables d’interpréter le mouvement des étoiles et des planètes donna-t-il naissance à ce premier art d’interpréter les mouvements du ciel : l’astrobiologie.

De tous temps, le ciel a été habité : les dieux et les héros, les saints et les anges, le destin et les sorts, les personnages fantastiques des zodiaques et les signes prémonitoires, les âmes des morts et celles à naître, les extraterrestres (au moins, depuis Cyrano de Bergerac, le vrai, au XVIIe siècle) et les étranges phénomènes célestes qu'enregistrait Charles Fort dans son Livre des damnés au début du XXe siècle. La capacité d’émerveillement des hommes anciens devant la beauté de la voûte céleste ne cède en rien à celui que nous éprouvons lorsque nous regardons ces images venues du fin fond de l’univers, nous présentant le Big Bang primal, retransmises par le télescope Hubble. Nous sommes seulement plus difficiles à émerveiller. Le ciel nous est devenu un peu plus étranger depuis qu’il a quitté notre horizon, voilé par l’irisation des lumières de la ville. Pour le retrouver, si on a pas les moyens de se rendre à la campagne, loin de tous lieux habités, ne reste plus que l’écran du téléviseur ou de l’ordinateur.

Nous nous sommes séparés progressivement du ciel, comme de la Terre sans doute. Pour les anciens, avec leurs astrologues, leurs sourciers, leurs pythie et leurs alchimistes, la proximité du cosmos et des profondeurs telluriques opérait une symbiose autour de l’homme, un milieu - on dirait aujourd’hui un écosystème -, dont l’équilibre reposait sur des secrets impénétrables pour le commun des mortels. Pour les modernes, qui pensent efficacité, rentabilité, développement durable ou énergies verte, fossile ou biomasse, le rapport au cosmos a complètement changé. Lorsque nous allons dans l’espace, c’est pour une éventuelle mise à profit de celui-ci et des mondes qui le constituent. Contrairement aux vaisseaux spatiaux de la science-fiction, qui reprennent les noms des grands voiliers des XVIIIe-XIXe siècles, la station spatiale internationale est un point d’ancrage dans une extension impérialiste de la Frontier à l’américaine, c’est-à-dire une première marche vers la colonisation d’autres mondes. L’impérialisme extra-terrestre, si on peut l’appeler ainsi. Il s’agit, pour tous les peuples, de contribuer à la construction d’une vaste échelle de Jacob qui risque davantage de reproduire les échecs de la Tour de Babel que de parvenir à atteindre le véritable supralunaire des anciens.

Des anciens aux modernes, les visions de l’univers se sont transformées au gré des courants métaphysiques, physiques et mathématiques. De Thalès de Milet à Ptolémée, à Tycho Brahée, à Copernic, à Kepler et à Galilée, puis passant par Newton, Halley, Hubble et Einstein, le renversement des perspectives n’a non pas seulement changé notre vision du cosmos, mais également la valeur de l’homme. Lors de la Première Guerre mondiale (1914-1918), les pilotes d’avion étaient tenus pour la nouvelle chevalerie. Seuls, aux commandes de leur avion, pilotant en tête des escadrons (encore réduits à l'époque), ils franchissaient des distances, passant par-dessus les frontières fortifiées, les tirs d'artillerie et les troupes, pleuvant le feu sur les camps ennemis. À une époque où ils étaient encore peu nombreux, où les appareils étaient difficiles à manier, où les bombardements exigeaient des nerfs d’acier, le pilote dans sa carlingue, rappelait ce qu’était le guerrier médiéval dans son armure, alors que l’industrialisation et les mouvements de masse des fantassins éclipsaient toutes possibilités au soldat de se présenter sous son côté héroïque et vindicatif. C’est ce qui explique la renommée internationale de l’as de l’aviation militaire, le Baron Rouge, l’Allemand Manfred von Richthofen. Avec 80 victoires à son actif, il avait de quoi émerveiller même ses adversaires. Sa rapidité, son habileté à manœuvrer son appareil, à viser juste ses cibles, à s’éloigner en vitesse devant des ennemis supérieurs en nombre en faisaient un véritable chevalier des temps modernes. Jusqu’à ce qu’un pilote «démocrate», venu d’une colonie lointaine, le Canada, Arthur Roy Brown, l’abatte en retour de mission. Depuis, les expertises et les contre-expertises se disputent à savoir qui a vraiment abattu le Baron Rouge, et l’on s’arrête maintenant sur un autre pilote, un Australien, venu lui aussi d’une lointaine colonie démocratique, «Snowy» Evans. Saura-t-on jamais la vérité? Quoi qu’il en soit, bientôt c’est par escadrilles que les pilotes s’affronteront et la dernière image nobiliaire du pilote de combat sera effacée à son tour. Les héros ne peupleront plus le ciel.

Ce qu'on appelle, depuis Max Weber, le désenchantement du monde a consisté en un avortement de notre Imaginaire et le ciel s’est vu vider de ses étoiles, de ses planètes, ses novæ et ses super-novæ, ses comètes, ses astéroïdes, ses lunes, aspirés dans un sac de polythène. Ce qui reste, c’est le ciel du showbusiness. Le ciel des stars, des lancements de navettes ou de soyouz; lancements répétitifs, lassants, dont nous attendons, non sans un certain shadenfreude, une seconde explosion semblable à celle de Challenger en 1986, afin de mettre un peu de «piquant» dans ces spectacles devenus banals. Ne serait-ce que pour téter un peu plus du human interests des familles des astronautes en larmes ou de la stupeur inscrite dans le visage des figurants de la NASA… Et puis, il y a cette impayable station spatiale qualifiée d'«internationale», construite avec l’aide du «bras canadien» - Quel honneur, ma chère! -, qui prétend faire des cosmonautes en couches Pamper's les nouveaux chevaliers intergalactiques.

Soyons sérieux. Notre Imaginaire, ainsi vidé de sa substance créative par des avortements périodiques opérés par les média et les experts-spécialistes dissimulant, sous un positivisme schizophrénique, des conceptions tout aussi douteuses que bien des sciences spéculatives et analogiques du passé, est appelé à fonctionner par des syncrétismes aux résultats plus puériles que vraiment créatifs. Mêler à la fois le sens de l’honneur de la chevalerie féodale avec des androïdes venus de l’espace et rythmer le tout par des combats avec des épées au laser en prétendant reconstruire une «mythologie» à l’égale des anciens récits fondateurs des cultures, c’est une fraude culturelle. Le succès commercial n’est nullement garant de la qualité spirituelle de ces produits qui, associés à la consommation de masse, réduisent l’imaginaire de tout un chacun à des mêmes stéréotypes larvés.

Où se retrouve l’émerveillement face à la nature devant la représentation tonitruante d'un space opera à la Wagner? 2001 odyssée de l'espace, le film de Kubrick est sans doute un chef-d’œuvre, mais l’essentiel ne réside pas là. Aujourd’hui, c’est la station orbitale qui est le corps dont on cherche du regard la présence, à l’œil nu ou au télescope. Chaque astronaute qui va y faire son tour, de quel pays il provient, reçoit une couverture médiatique extraordinaire. Un millionnaire s’est déjà payé son voyage dans l’espace. Puis un autre, parce qu’il était fondateur et encaisseur du Cirque du Soleil. Il a même manqué de s’asphyxier en se mettant un nez rouge de clown au moment du décollage de la fusée. Guy Laliberté, alias Éric du célèbre duo Éric et Lola, ou comment des millionnaires se chicanent autour d'une pension, n’avait pas grand chose d’original à dire de son expérience extraterrestre, à part que la Terre était «ben belle» vue de là-haut; que c’est «trippant» vivre une telle expérience et qu’il laisse toujours échapper un peu de pipi quand il fait caca dans sa couche. Tout cela a été pris au sérieux. Le film qu’il en a produit est d’une banalité sans art et, pour un homme de cirque, sans …magie.

La trans-formation de l’espace en une ridicule scène à spectacle atteint maintenant un nouveau degré avec la prestation de l’astronaute canadien Chris Hadfield qui nous lance une vidéo-clip sur You Tube, avec une guitare qui virevolte dans l’apesanteur. Ce n’est pas qu’il chante mal. Ce n’est pas non plus que la guitare ne manifeste pas une certaine grâce à tourbillonner dans l’air. Chris fait ainsi une propagande mièvre sur le bonheur de passer six mois dans la station internationale, ce qui pourrait allonger la liste des millionnaires heureux de financer la NASA en payant des millions pour aller se balader là-haut, à leur tour. Pour le gouvernement canadien et le parti conservateur, c'est là le seul type de héros qu'ils ambitionnent. Ce qui jette toutefois un goût plutôt amer sur le sérieux de toute cette propagande, c'est qu'elle est diffusée au moment où ces mêmes Conservateurs ont giflé le premier navet de la navette, Marc Garneau, devenu député libéral, qui n’a pas été invité, le 2 mai dernier, au Musée de l'aviation et de l'espace du Canada, alors que le ministre du Patrimoine, James Moore, inaugurait une nouvelle exposition mettant en vedette le célèbre bras canadien. Il est vrai que, pour courageux qu'il soit, Marc Garneau n'est pas ce qu'on peut appeler «une lumière». Nombre de ses déclarations passées ont fait de lui une véritable tarte à la crème, semblable à ce qui arrive lorsqu’une vedette de hockey ose se prononcer sur «le droit de veto»… Aussi, si courageux soit-on, lorsqu'on fait l'imbécile, il faut le faire jusqu’au bout et en subir les conséquences.

Dès ce soir, le nouveau Marc Garneau, la nouvelle icône Chris Hadfield, fera oublier le modèle. Lui, il a chanté, il a fait une vidéo-clip dans l’espace, captée par des millions de spectateurs. On lui redemandera de la chanter sur les plateaux de télé, dans les reportages, dans les soirées partisanes. Il a survécu 6 mois dans la station spatiale, il a participé à colmater une fuite d’amoniaque réfrigérant, il s’est montré sympa avec ses compagnons de cellule, et il va rentrer en grande gloire au Canada. Son bilinguisme «militaire» va en faire une vedette nationale que le gouvernement Harper, prompt à la propagande, va nous balancer pendant des mois. Il y aura un timbre Chris Hadfield, un pièce de monnaie Chris Hadfield, un musée Chris Hadfield, des photos autographiées de Chris Hadfield, du Chris Hadfield partout et le Ciel aura un nouveau nom, la sphère Chris Hadfield …jusqu’au prochain cosmonaute venu du Canada à répéter l'exploit.

L’espace, avorté de tout ce que l’Imaginaire des hommes y avait versé depuis des millénaires, depuis sa fragile apparition dans les gorges de l’Olduvai en Afrique, n’est plus qu’une autre scène de spectacles, réduite aux dimensions d’un happening perpétuel pour les festivalisés en manque d’inspiration. La société du spectacle, avec ses média de masse, ses organisateurs propagandistes, ses vedettes évoluant entre l’injection au botox et la liposuccion, a fait de la Terre un Disneyland qui finira bien par faire de la planète un véritable Lunapark; maintenant, c’est au tour du ciel, avec cette base spatiale internationale où seront affichés, s’ils ne le sont déjà, les panneaux publicitaires de la consommation américaine : Pizza Hut et Coca Cola. La station spatiale internationale? Le premier Centre d’Achats international du futur?

Le James Bond de Moonraker nous avait montré une «rentrée dans l’atmosphère» qui nous permettait d’imaginer ce que serait une scène de baise You Tube dans la station spatiale. «Le premier bébé conçu dans l’espace» sera sans doute au programme des chercheurs de la NASA. Ce qui nous amène à nous interroger sur la valeur de toutes ces expériences qui se déroulent dans cette station, qui n’est que le résidus du projet mégalomane du Président Reagan; une station à l’image de celle présentée depuis le milieu du XXe siècle dans les Comic Books et les bandes dessinées de science-fiction. De ces résultats, très peu filtrent. Il y en a pour les militaires, il y en a pour des entreprises privées, il y en a pour le gouvernement, il y en a pour tout le monde, mais pas toujours pour ceux qui pourraient devenir les déficitaires des sommes colossales investies dans ces résultats. Pour ces derniers, on les enchante en les amusant avec le crooner de l’espace, Chris Hadfield.

Suis-je jaloux? Pas du tout. Je n’aime pas voyager. Ça me stress et ça donne des gaz. Alors, pensez, faire un tour en navette, non merci. Comme disait le capitaine Haddock, on n’est jamais aussi bien que sur notre bonne vieille Terre. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas vider la sacoche de l’aspirateur et de renvoyer au ciel ce que nos imaginaires passés y avaient trouvé. Il faut lire le magnifique livre de Lucian Boia, L’exploration imaginaire de l’espace, paru aux Éditions La Découverte en 1987. Abondamment illustré de gravures et autres reproductions des siècles antérieurs, c’est moins un voyage dans l’espace interplanétaire que dans l’espace mijoté dans notre Imaginaire. Les informations que l’historien roumain nous livre sont du plus haut intérêt sur la façon dont est née notre actuelle conception de l’espace, malgré les dommages causés par la science et la technologie. Ces fantaisies, que certains prenaient au sérieux, ou qui passèrent un temps pour des faits avérés - ainsi, pour Schiaparelli, les canaux de Mars, construits par des martiens, pour irriguer la planète rouge désertique en partant des glaces polaires -, ne trouvent plus aujourd’hui d’équivalent, même lorsqu’on nous montre le sol d’Europa ou de Titan, la première satellite de Jupiter, la seconde de Saturne. Il n’y a pas jusqu’aux exoplanètes qui commencent à attirer notre imagination, mais toujours bien encadrée par les données recueillies par les projections astronautiques modernes.

Les OVNIs et les petits bonshommes verts n’ont pas grevé le sérieux de la recherche concernant la planète Mars. Sans déduire de l’inexistence des Martiens qu’il n’y avait nulle autre planète où la vie puisse se manifester, et même la vie anthropomorphique - aucun astronome ou astronaute sérieux n’est prêt aujourd’hui à écarter cette éventualité -, si l’emphase porte sur la recherche de planètes solaires ou extrasolaires, c'est précisément parce que la découverte de l’eau ou des traces d’eau, pourrait en venir à confirmer cette hypothèse de la vie importée d’un autre univers. Ce qui nourrit la cosmologie et la science-fiction se diffuse, malgré la plâtrification des visages des universitaires, dans l’Imaginaire des savants de la NASA comme de n’importe quel autre agence spatiale nationale. Il y a encore des questions angoissantes, liées au Familienroman de l’espèce humaine, qui cherche ses réponses dans l’impénétrable profondeur du vide intersidéral⌛

Montréal
13 mai 2013

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