lundi 25 février 2013

«Henry» de Yan England

Gérard Poirier dans Henry, de Yan England
HENRY, DE YAN ENGLAND

Yan England est un jeune comédien qui fait de la télévision depuis près de vingt. Enfant-acteur, il s’est spécialisé depuis dans les émissions-jeunesse et malgré l’âge, on lui reconnaît toujours la frimousse d’un enfant moqueur qui aurait sauté sa dose de Ritalin. Joli garçon au sourire caricatural, comme tous les comédiens de sa génération on ne sait pas si son narcissisme est plus fort que son génie ou vice versa. Comme on dit du vin, il faudra attendre qu’il mûrisse pour savoir ce qu’il a réellement dans le ventre. Mais son court métrage, mis en nomination pour les Oscars, nous donne un tout autre portrait de lui.

Autant Yan England est extraverti lorsqu’il apparaît devant une caméra ou un micro, autant il devient introverti lorsqu’il filme Gérard Poirier dans sa lente dérive vers l’Alzheimer et la mort. Pudique, contemplatif de l’horreur qui s’abat sur le vieil homme perdu entre la musique de Schumann et les bombardements aériens de la guerre de 1943, errant dans les corridors du foyer où il réside où il débouche, par une porte, sur un grand salon italien où une violoniste, sa future épouse, exécute un solo qu’il s’empresse d’aller rejoindre pour l’accompagner au piano, c’est l’histoire de l’amour et de la mort de son propre grand-père que Yan England nous raconte. Et il le fait dans le ton jute, dans la délicatesse du sujet et avec la tendresse d’un petit-fils aimant.

C’était un sujet très périlleux sur lequel England a risqué sa future carrière de cinéaste. Si je tiens compte du fait que, pour moi, une nomination aux Oscars n’est pas du tout un critère de sélection pour la qualité d’un film, je ne peux que m'en remettre au film lui-même. Si Yan England a voulu surtout nous brosser un portrait de la progression de la maladie de son grand-père qui, par ailleurs, avait vécu une vie assez riche en expériences, il soulève la question fondamentale du processus de la perte de sa mémoire. Celle de ses proches mais aussi le fil ténu de son passé. La dernière réplique, lorsque Henry demande à sa fille (interprétée par Marie Tifo), dont il vient tout juste de perdre le souvenir, «Ai-je été un homme bon?», c’est sa personnalité tout entière qu’il vient de perdre. Comme un naufragé, il demande à cette inconnue qui il a été, lui faisant une ultime confiance. Il est difficile d'aller plus loin dans la conscience tragique.

Durant les 20 minutes que durent environ Henry, le tour de force de Yan England est de nous présenter plusieurs thèmes à la fois : l'art, l'amour, le vieillissement, la mémoire. Il y a une grande sensibilité qui se dégage de ce film, une poésie des dialogues et de la musique qui suivent un rythme parfois lent, parfois éruptif. La lenteur est associée aux moments de bonheur et de joie, voire de sérénité dans la vie de Henry; le rythme éruptif accompagne la rencontre de Maria, le bombardement, mais surtout l’agressivité avec laquelle le milieu hospitalier s’empare du vieillard projeté à la dérive  par sa mémoire défaillante. Tout au long du film, nous sommes DANS la mémoire, voire dans l’Imaginaire d’Henry. Contrairement aux autres films sur ce même thème, nous ne l’observons pas dériver avec un aidant naturel à son chevet pour entretenir un dialogue misérabiliste sur sa condition. La caméra d’England parvient à nous faire entrer dans l’esprit de cet homme, à la fois jeune et à la fois vieillard, comme un oxymoron baroque auquel, nous Québécois, sommes si friands. À aucun moment de sa souffrance que nous partageons, nous perdons la dignité du personnage. Sa déchéance évite l’avilissement souvent complaisant des bonnes âmes qui veulent nous sensibiliser à un quelconque problème de human interest.

Au-delà de l’exercice de style poétique, England nous montre ce qui se passe véritablement lorsque nous perdons progressivement la mémoire. La mémoire, rappelons l’hypothèse, c’est le déjà vu de notre Imaginaire, dimension indispensable de la conscience, de la représentation mentale de chaque individu, mais aussi des sociétés. Henry, au-delà du drame personnel, est aussi une interrogation de l'état de notre mémoire collective. Peut-être de la collectivité personnelle de la famille England, le grand-père anglophone émigré en terre francophone du Québec après la Seconde Guerre mondiale, mais aussi du Québec, voire du Canada tout entier. Il faut donc, pour ne pas s’embrouiller, séparer les deux aspects qui nous touchent de ce film.

D’abord l’aspect personnel. Henry ne perd pas la mémoire comme s'il perdait ses souvenirs en partant des plus anciens jusqu’aux plus récents. Les «images» qui forment son Imaginaire, ne disparaissent pas non plus en partant des plus récentes pour s'étendre aux plus anciennes, le processus qu’on associe plus particulièrement à l’Alzheimer. Ici, c’est par séquences que les images se perdent, se retrouvent, se déplacent, se confondent, brouillant les temps, 1943 et 2013, le jeune virtuose et le vieux compositeur, la promesse de jouer en duo Cavalleria rusticana et la mort de Maria le lendemain, enfin le dédoublement de Henry (vieux et jeune), lorsqu'il se rencontre comme un étranger l’avertissant d’un malheur menaçant sa femme, ramène les angoisses qui accompagnent normalement un temps de guerre. Le bombardement aérien sert de baptême à l'amour de Henry et de Maria, et, par le fait même, confine cet amour à l'angoisse de la perte. En retour, l’action répressive des infirmiers est bien réelle et la façon dont le malheureux Henry est lié par des bracelets de contention est d’une violence brutale qui renvoie à toute agression guerrière. Contrairement à la guerre ou le jeune Henry peut aller à un concert dans une maison de dignitaires italiens, le vieux Henry, à la suite d'une attaque de démence, se retrouve prisonnier dans une institution de santé …quasi-carcérale. En contradiction avec ses perceptions où s’efface tantôt telle image de son passé ou revient telle autre, il ne peut saisir la logique de ce qui se passe autour de lui et qui le place au milieu de cette incohérence d’inconnus qui s’agitent tout autour alors qu’il pense qu’un malheur est prêt à arriver à sa femme. Comme l’illustrent les corridors vides, froids, parfois éclairés parfois plongés dans les ténèbres, Henry parcourt un labyrinthe, métaphore de son propre supplice intérieur en perte de repères.

Nous comprenons donc l’effet qu’un tel film a pu avoir sur la sélection pour les Oscars. Non seulement le problème est-il associé à celui du vieillissement, qui est un lieu commun si on en reste à ce constat, mais Henry est également une réflexion sur ce qui constitue notre mémoire. De la guerre, le vieux Henry ne se souvient que de la rencontre avec Maria (interprétée par Louise Laprade) dans le contexte d’un concert privé un moment troublé par un bombardement aérien. Lorsque Nathalie, sa fille, lui demande à la scène finale s’il se souvient de cette rencontre et qu’il ne peut se rappeler, nous assistons sans doute au moment le plus pathétique du film, puisque c’est sa mort même qui se présente à ce qui reste de sa conscience. Le reste n’est qu’une fausse sortie afin de souligner la dignité avec laquelle le grand-père de Yan England a vécu sa fin. Une phrase de celui-ci surimposée à l’image ne fait que préciser ce que cette image nous dit déjà. Les images, qui resteraient donc imprégnées dans notre Imaginaire et qui tiennent notre existence jusqu’au bout de leur conscience, seraient celles auxquelles nous attachons des affects qui nous ont marqués pour toujours. Ici, la guerre comme événement-traumatique est complètement évacuée ou projetée dans le combat de Jacob et de l’Ange, c’est-à-dire entre le vieux Henry et ses infirmiers. Ce qui reste, ce sont les moments où le jeune Henry retrouve le vieux, lors de la rencontre en Italie par exemple, à la naissance de leur fille Nathalie, au premier concert donnée par celle-ci, à l’exécution en duo de Cavalleria rusticana la veille de la mort de Maria. Chacune de ces rencontres du jeune et du vieux Henry marque le temps où la mémoire s’évanouit pour laisser place au retour de la réalité glauque des corridors de l’hôpital, de la chambre de Henry plongée dans le noir ou de la chaise roulante dans laquelle il restera confinée jusqu'à la fin du film.

La perte des repère est bien celle des dimensions de l’espace, du temps et du cours des événements. L’unité d’espace du film, c'est l’intérieur d’un institut hospitalier qui se transforme tantôt en salon italien, tantôt en salle de concert, tantôt en cellule de prisonnier, tantôt en corridors vides et labyrinthiques, tantôt en salon avec piano, tantôt en chambre d’hôpital. Il n’y a qu’une scène tournée à l’extérieur, au moment d’une fugue de Henry, rejoint par une femme qu’il ne reconnaît pas et que nous connaîtrons plus tard pour être sa fille, Nathalie. La perte de la dimension de l’espace, où non seulement nous perdons l'orientation des pièces d’une maison ou d’un institut, mais également le souvenir des lieux où nous avons vécus durant notre enfance, notre adolescence, les lieux où nous avons travaillé, que nous avons visités, avons aimés, à l’ère des merveilles du G.P.S., est une expérience surréaliste complétée par la perte du repère de l’unité de temps. Ici aussi les temps s’interpénètrent, passé et présent, présent et passé; des situations perçues comme hors durée par le malheureux Henry comme lorsqu’il se voit de dos jouant en duo avec Maria Cavalleria rusticana un an plus tôt, son double à ses côtés. Comment pourrions-nous vivre sans avenir, sans passé et sans présent pour les rattacher? C’est l’expérience intérieure que nous fait partager Yan England avec son personnage. La seule unité d’intrigue qui subsiste, entre la rencontre durant la guerre et l’isolement dans la perte de la mémoire, c’est l’amour. L’amour de la musique d’abord, l’amour qui ouvrira à tous les autres. Cet amour de la musique, avec laquelle England nous introduit au personnage, se poursuit dans la fugue où Henry pianote sur sa partition qu’il est en train de rédiger, puis lors de la rencontre de l’amour en la personne de Maria, puis encore lors du triomphe de Nathalie à un concert. Jusqu’au bout du film, c’est l’amour de la musique qui s'impose comme le seul lien qui permet encore au vieillard de maintenir une unité mentale qui l’empêche de sombrer dans la folie.

À travers son langage cinématographique, je ne peux que reconnaître le talent créateur du jeune Yan England. S’il ne s’emballe pas trop pour la machine commerciale, s’il sait la dominer en conservant son indépendance, il pourra aller plus loin dans son art. Mais ce court métrage vaut déjà bien des longs métrages. Le starsystem nuit autant à l’art qu’il ne l’aide que bien peu, et de toute l’histoire du cinéma, ce fut toujours la confrontation que les grands réalisateurs ont dû mener avec les producteurs, les financiers, les sponsors qui se permettent souvent de tripoter, découper, imposer une finale à une autre; mais aussi contre les publics qui ne savent jamais ce qu'ils veulent pensant que c'est ce qu'on leur offre qu'ils désirent.

D'autre part, la démarche de England n’avait sans doute pas pour but d’appliquer cette métaphore de l’Alzheimer chez un vieillard à la mémoire collective, qu’elle soit celle du Québec, du Canada, des États-Unis ou de n’importe quelle nation au monde. Pourtant, c’est une question qui depuis une vingtaine d’années interpelle les historiens, les psychologues, les sociologues, les littéraires et les artistes. Le postmodernisme contient une expérience qui n'est pas sans parenté avec celle de Henry. En 1992 déjà (!), un historien canadien de l’art, Mark A. Cheetham, publiait La mémoire postmoderne, chez Liber, s’intéressant déjà à ce phénomène. Citant la critique d’un collègue, Fredric Jameson «dans Posmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism - un article qui est justement devenu la pierre angulaire des discussions sur le postmodernisme -, Jameson déplore la tendance, dans le postmodernisme, à “l’affaiblissement du sens de l’histoire, aussi bien dans notre relation à l’Histoire publique que dans les nouvelles formes de notre temporalité privée”. Cet oubli du passé public et personnel, soutient-il, restreint les “capacités (d’un individu) de prolonger ses pro-tensions et ses ré-tensions dans la structure temporelle” - en d’autres termes, sa capacité de comprendre le passé et d’agir dans un futur qui en serait le prolongement. Le regret de Jameson, alors, concerne ce qu’il croit être la perte de l’efficacité sociale et politique résultat de l’oubli de l’histoire» (pp. 20-21). N’est-ce pas précisément ce qui arrive à Henry dans le film de Yan England?

En effet, l’affaiblissement de la mémoire de Henry confirme sa perte du «fil de son existence», où espace et temps se dissolvent comme dans un bouillon où ils se séparent. Perdant le «fil de son existence» avec sa mémoire, Henry perd contact avec la réalité. Il ne sait plus où ni quand il se retrouve à chaque fois qu’une image surgit ou disparaît à son esprit. L’épisode de la guerre n’appelle plus aucune référence d'autres sinon que la rencontre avec Maria. De même il ne reconnaît plus sa fille quand elle est là sous ses yeux. Il ne peut plus rien tenir de sa durée existentielle (la ré-tension) pas plus qu’il ne peut saisir le milieu dans lequel il se trouve (la pro-tension). Ni passé, ni présent. Donc nulle possibilité d’avenir, d’où la mort à l’issue de la perte du souvenir de sa première rencontre avec sa femme. Dépouillé de toutes possibilités d’agir, il ne peut que fuguer en pensant qu’il va s’attabler tranquillement à un café pour terminer sa composition; sombrer dans la démence pour finir par combattre avec impuissance ses infirmiers; errer alors qu’il pense se rendre au concert de sa fille, etc. Pour pasticher Jameson, «la perte de l’efficacité de sa volonté résulte de l’oubli» de son passé, de sa durée. Est-ce que cela peut arriver à nos sociétés?

Mon père avait participé à la même guerre que le jeune Henry. Seulement, il n’avait pas le talent de musicien du jeune homme du film. C’était un simple soldat obligé de s’engager et qui parcourut l’Europe après le Débarquement de Normandie. Il a ramené des photographies de la Hollande dévastée après l’évacuation allemande, de l’ourson mascotte de son régiment buvant de la bière et autres photos de monuments, dont le célèbre Manneken-Pis. Il n’a jamais aimé parler de son temps sous les drapeaux. Il a vu l’Angleterre, l’Écosse, la Hollande, la Belgique, la France et l’Allemagne au moment le plus tragique du XXe siècle. Mais de tout cela, je n’ai jamais pu saisir ce qu’il avait compris de cette expérience peu commune. Sans être un Ernst Jünger ou un Curzio Malaparte, il aurait tout de même pu retenir quelque chose, de l’humanité comme de l’hommerie, que l’on rencontre en temps de guerre et que l'on partage en tant qu'expériences de témoin. Ce qui le scandalisait, et ce dont il n’avait pas été témoin, était le débarquement de Dunkerque en 1940, lorsque les marins anglais rapatriant leurs soldats devant l’avancée des armées allemandes, du pétrole s’était répandu dans la Manche et y avaient mis le feu, ce qui fit brûler vifs les Allemands qui poursuivaient les Anglais sur l'eau. Mon père haïssait les Anglais pour cet acte dont il n’avait qu’entendu parler. Je ne suis pas sûr qu’à sa mort, il se soit vraiment demandé s’il avait été bon.

Car cette question de la bonté humaine que Yan England fait poser à son grand-père ne se pose que lorsqu’on a bien été conscient de son existence, même si on en a perdu le fil à travers nos souvenirs. Et parce qu’on en a perdu le fil, la question devient urgente. Peu importe qu’il reconnaisse sa fille pour ce qu’elle est, si elle lui répond qu’il a été un homme bon en lui caressant doucement le visage, Henry sera prêt à prendre cette réponse qui fait sens à toute sa vie. Un sens dont l’unité est perdue. C’est la question que tous gouvernements, toutes institutions, tous peuples devraient apprendre à se poser comme s’ils vivaient le dernier moment de leur Histoire. Avons-nous été un peuple bon? Et s’ils ne se sentent pas le besoin de poser cette question, alors que leur chaut la connaissance de leur passé et les projets pour leur avenir?⌛

Montréal
25 février 2013

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