mercredi 12 mars 2014

La rédemption néo-libérale de Maurice Duplessis

Statue de Maurice Duplessis
LA RÉDEMPTION NÉO-LIBÉRALE DE MAURICE DUPLESSIS

La couverture est aguichante. Sur fond noir, un panorama de la rue Sainte-Catherine, à Montréal, dans les années 1950. Toute la couleur de ces néons verticaux annonçant les différents commerces font ressortir le message du livre; sur fond de Grande Noirceur, un Grand Rattrapage : Restaurant, La Fontaine de Trévi, Smoked Smeat, Montreal Draperies, et, plutôt ironique Loans/Prêts… C’est la Sainte-Cath. de ma petite enfance, lorsque mes parents venaient, trop rarement, à Montréal. Devant la page titre, un florilège d’appréciations positives du livre qu’on s’apprête à lire et dont la dernière mérite d’être citée intégralement

«Vincent Geloso est l’un des jeunes les plus brillants avec qui j’ai eu l’occasion de travailler. Du Grand Rattrapage au Déclin Tranquille constitue une contribution originale et solidement ancrée dans une recherche de haut calibre. Cette œuvre ne saurait être ignorée par quiconque veut réfléchir sérieusement à l’histoire économique du Québec au-delà des clichés superficiels et manichéens qu’on nous sert trop souvent».

Et c’est signé Michel Kelly-Gagnon, président de l’Institut économique de Montréal. Décidément, parlant de clichés superficiels et manichéens, déjà le titre en lui-même dément assez bien cette dernière assertion. Ce n’est pas en inversant la Grande Noirceur en Grand Rattrapage et la Révolution tranquille en Déclin tranquille que l’on abolit les clichés superficiels et manichéens. De plus, en lisant le livre, on constate qu’il s’agit autant d’une inversion que d’une multiplication des clichés manichéens. Première bourde éditoriale.

Puis, suivant en cela la méthode éditoriale anglo-saxonne, l’auteur prend deux pages pour étaler ses remerciements à tous et à chacun. Cet étalage, qui est acceptable en matière éditoriale et dont ne peuvent se permettre les récipiendaires d’un quelconque Félix ou Gémeaux, me fait penser à ces longs génériques interminables de films que l’on doit absolument accompagner d’une pièce de musique pour empêcher les cinéphiles de se précipiter vers la sortie. Ne serait-ce que pour leur rappeler qu’un film ne se fait pas tout seul. Cela va de soi. Nul livre ne se fait tout seul. Mais cette accumulation de noms n’est pas seulement un remerciement de convenance, son but idéologique sert à impressionner le lecteur en lui suggérant : «Regarde combien de gens ont apprécié autant que contribué à ce livre! Tous croient en son contenu. Ce ne peut être qu’un excellent livre puisque tant de spécialistes y ont apporté leur collaboration. Tous ces noms remplacent l’imprimatur de l’évêque du diocèse qui avait, jadis, la fonction d’apporter le sceau de l’autorité ecclésiale sur le contenu des livres publiés. Ce n’est peut-être pas une bourde puisque «tout le monde le fait, fait-le donc!», mais ce sont des pages subversives dont le but est de vendre et accréditer le contenu avant même d’être lu, et surtout de manière critique.

Cette fois il y a une table des matières, encore-là à la mode anglo-saxonne, placée à la tête du livre. Il y a belle lurette que le temps est passé où l’on mettait la table des matières à l’arrière du livre, ce que font encore la plupart des éditeurs francophones, alors que la table au début du livre s’appelait un «sommaire». Mais, ne soyons pas chien.

Puis, vient sans doute la bourde la plus dommageable pour la crédibilité du livre. Une préface signée …Conrad Black! Avouons qu’ouvrir un livre d’histoire économique avec une préface signée Conrad Black, c’est comme ouvrir un livre d’histoire politique avec une préface signée Benito Mussolini. Certes, ce n’est pas parce que le baron de Crossharbour a jadis été condamné par la cour fédérale de Chicago pour «abus de biens sociaux (fraudes) et entraves à la justice» que Sir Conrad a été invité à écrire cette préface, mais en tant qu’ancien biographe de l’honorable Maurice Duplessis. De plus, cette préface terriblement mal écrite (ou mal traduite) porte autant sur la réhabilitation littéraire du préfacier que de son héros. Façon de dire que Sir Conrad avait été un visionnaire dans son appréciation du Cheuf voilà quarante ans, et que le jeune monsieur Geloso venait, armé de tous ses tableaux statistiques, enfin lui donner raison contre tous les détracteurs qui s’acharnent sur Duplessis à le maintenir dans le fond du purgatoire (sinon de l’enfer) et ce, par intérêt purement idéologique! Bourde irréparable.

Comment aborder sérieusement le livre de Vincent Geloso après tant de bourdes et de maladresses éditoriales? Et pourtant, il faut l’aborder sérieusement, car c’est bien un livre sérieux. Pour plusieurs raisons. Pour ce qu’il apporte en tant qu’informations; pour ce qu’il offre en tant qu’interprétation; et comme manœuvre stratégique idéologique dans l’actuel débat de société. Oublier que ce sont les libéraux qui ont forgé le mythe de la Révolution tranquille au cours des années 1970 et voir les néo-libéraux renier ce que leurs pères ont fait pour qualifier la même période de Déclin tranquille, c’est assez affligeant pour la constance de la pensée politique libérale. Cela paraît moins lorsque nous passons de la surface politique à la profondeur économique. Contre le keynesianisme des libéraux de Lesage, Lévesque, Gérin-Lajoie, Lapalme et le premier Castonguay, il faut maintenant s’orienter vers un capitalisme sans entrave, la vieille utopie du capitalisme sauvage, telle que les corporations mondialistes essaient de nous le faire avaler. Et voici la Némésis des pères récupérée, ressuscitées, encensées par les petits-fils sauvages. La rédemption néo-libérale de Maurice Duplessis, telle est la mission que se donne le livre de M. Geloso. Voilà pourquoi tant d’invités aux remerciements. Voilà pourquoi le baron Black nous chie une préface méprisante pour l’éditeur, l’auteur et le lecteur. Voilà ce qui disqualifie avant même toute lecture le travail de M. Geloso.

Ce monsieur, qui suit les traces de Jacques Parizeau en passant par la London School of Economics, est intellectuellement équipé pour nous livrer une étude riche et serviable. Cela ne fait nul doute. Mais M. Geloso nous explique quand même son parcours intellectuel qui a conduit à la production de ce livre : «Étant économiste de formation, spécialisé en histoire économique, j’ai vite développé une grande insatisfaction à l’égard des livres d’histoire portant sur les deux périodes évoquées ci-haut. La majorité de ces ouvrages ne fournissent aucune donnée chiffrée, aucune statistique. Lorsque ces dernières sont présentes, elles ne sont pas appuyées sur une approche économique raisonnée des faits historiques». Ce qui manque à ces historiens économiques, c’est ce que lui, M. Geloso, entend leur apporter : «Tout un volet de la science économique peut pourtant permettre au chercheur, à l’aide de théories et de données mesurables, de comprendre l’importance de certains événements historiques» (V. Geloso. Du Grand Rattrapage au Déclin tranquille, Montréal, Accent Grave, 2013, p. 22). Puis de citer le modèle historiographique de son approche, les études de Robert Fogel, économètre américain sur lequel nous reviendrons car tout l’Imaginaire de son livre repose sur ce postulat épistémique.

Geloso offre alors une tripartition de l’histoire économique du Québec au XXe siècle : «De 1900 à 1939 – c’est-à-dire pendant la seconde période d’industrialisation du Québec – en terme de niveau de vie, non seulement le Québec montre un retard par rapport au reste du Canada et à l’ensemble des pays développés, mais à certains égards son retard s’accentue! C’est entre 1945 et 1960 que le Québec commence à rattraper le reste du Canada tant économiquement que socialement. C’est pourquoi on devrait qualifier cette période de “Grand Rattrapage” plutôt que de “Grande Noirceur”. À l’époque, les Québécois s’enrichissent plus rapidement que les Ontariens, les Canadiens ou les Américains. Ils réduisent rapidement l’écart qui les sépare des autres provinces en matière d’éducation. Leur santé s’améliore plus rapidement que dans le reste du Canada. […] La plupart de ces progrès se poursuivent à la même cadence pendant la Révolution tranquille. Toutefois, l’intervention accrue de l’État, les lourdes dépenses publiques et l’endettement, finissent par réduire le potentiel de croissance économique de la province. L’omniprésence de l’État incite de nombreux groupes d’intérêts (syndicats, entreprises, etc.) à s’impliquer dans le processus politique. Au lieu de devenir des entrepreneurs privés au sein d’un marché libre, ils se transforment en entrepreneurs politiques en quête de traitements privilégiés. On puise à qui mieux mieux dans la poche des contribuables, des travailleurs et des consommateurs. Mes recherches me permettent d’affirmer que les progrès accomplis pendant la Révolution tranquille se sont produits en dépit de la Révolution tranquille et non pas grâce à celle-ci. On devrait rebaptiser cette période le “Déclin tranquille”» (ibid. pp. 24-25). Tout l’essentiel du livre réside en ce portrait économique de l’histoire du Québec au XXe siècle.

L’économétrie est friande de comparaisons, et beaucoup plus de modèles statistiques que la capacité mémorielle des ordinateurs est capable de recouper. Geloso considère que notre vision réelle du passé est déformée par l’importance accrue que nous apportons aux politiciens. Des observations sur l’histoire américaine accréditerait son postulat : «Les palmarès des “grands” présidents américains sont normalement construits en fonction des actions, décisions et personnalité de ces derniers. La performance économique et sociale du pays ne compte que pour très peu dans de tels palmarès. Insatisfaits, deux économistes les ont révisés en tenant compte de facteurs différents : l’inflation, la taille du gouvernement, l’ampleur du déficit et la croissance économique. Dans ces palmarès revus et corrigés, les présidents les plus célèbres – Franklin Delano Roosevelt, Abraham Lincoln, Woodrow Wilson – arrivent… au bas de la liste. En contrepartie, d’illustres inconnus comme Calvin Coolidge, Warren Harding, Ulysses S. Grant et Martin Van Buren se situent au sommet, alors que dans la plupart des sondages, c’est plutôt l’inverse. “Les derniers seront les premiers”, surtout si l’on met au premier plan les considérations économiques et sociales. On constate alors que c’est pendant les présidences de Harding, Coolidge, Van Buren et Grant que les Etats-Unis ont vu l’économie progresser le plus rapidement» (ibid. p. 25).

Ceux qui possèdent moindrement des connaissances en histoire américaine remarqueront que les présidents les plus célèbres (Roosevelt, Lincoln et Wilson) eurent à gérer des périodes de guerre déterminantes pour la nation américaine et qu’en aucun cas un dirigeant n’aurait pu à la fois mener ces guerres et boucler un budget positif en matière économique. À l’inverse, Harding, Coolidge son successeur, Grant, ont bénéficié des lendemains de guerres et l’explosion de l’industrialisation américaine, tout ça dans un contexte de capitalisme sauvage où la corruption des institutions américaines disputaient au laxisme de l’État central. Van Buren, pour sa part, hérita des politiques de son prédécesseur, Andrew Jackson, et ne put permettre à son parti démocrate-républicain d’être vaincu par le parti Whig, encore «plus à droite» que le sien. Tout cela, M. Geloso n’en tient pas compte car en tant qu’économètre, son affaire ce sont les chiffres et non les faits. Et sa conclusion se transforme bientôt en sophisme. Plutôt que d’aider à la compréhension de l’histoire, il lui nuit.

Car cette subversion idéologique est le corollaire de l’économétrie, qui explique la raison pour laquelle elle a obtenu si peu la faveur des historiens. Geloso définit ainsi l’économétrie, «c’est-à-dire l’étude statistique rigoureuse et empirique des phénomènes économiques. Cette discipline, combinée à un usage systématique de la théorie économique, produit des résultats convaincants, pourtant ignorée par la majorité des historiens du Québec, qui la considèrent avec mépris ou en ignorent tout simplement l’utilité…» (ibid. p. 28, n. 14). Ces recoupements statistiques sont complétés par une opération dite contrefactuelle, bref une uchronie qui est davantage un jeu de société d'économistes qu’une méthode scientifique : «…la logique contrefactuelle, reprend Gelosi dans la même note, se base sur l’idée des “conditions” basées sur des “lois scientifiques” et des “conditions factuelles” dérivées de la théorie et non pas de la tentative de créer un monde parallèle. Cette tentative de rejeter l’uchronie (le monde parallèle) pour la théorie hypothétique (la science) trouve doublement sa limite. D’abord lorsque Geloso conclut en se référant à un autre de ses mentors : «Finalement, Karl Popper ferme la boucle d’un tel raisonnement en affirmant que chaque observation et la compréhension de chaque fait dépendent d’une théorie interprétative». Interprétative, chez Popper, veut dire l’opposée de l’explication scientifique, donc l’histoire n’est pas une science. Ensuite, lorsqu’un peu plus haut, Geloso affirme que «seule une juste identification des causes permet de comprendre et expliquer les événements du passé. Et c’est en identifiant ce qui aurait vraisemblablement pu se produire qu’on peut mieux comprendre ce qui s’est réellement passé» (ibid. p. 28), il nous place bien dans la vraisemblance et non dans la vérité, qui est l'intention finale de toute démarche scientifique. Bref, comme dans tout type d’historiographies, la démarche scientifique bloque à un moment ou à un autre, alors il faut se lancer dans les hypothèses, l’herméneutique, la spéculation. Au bout du chemin, la méthode de l’économétrie ne fait pas mieux et se révèle encore moins critique que tout autre. L’usage de la contrefactualité ne fait que ramener la relativité de l’histoire : des bons ou des mauvais choix finissent toujours par occasionner des résultats qui ne pouvaient être autrement à moins que le choix eût été autre. On rejette ainsi tout déterminisme de l’Histoire pour dire que les mauvaises situations sont nées de mauvaises décisions, et qu’il n’y a qu’une bonne décision qui peut amener la prospérité, même si elle va à l’encontre de nos souhaits les plus profonds. Geloso veut nous persuader, à travers la thèse (économique) de son essai, «que la période de la “Grande Noirceur” en fut une de “Grand Rattrapage”. En fait, la croissance économique et les progrès sociaux de la Révolution tranquille – contrairement à ceux du Grand Rattrapage – furent accompagnés d’une lourde hypothèque sur le développement futur de la province» (ibid. p. 29). Ce qui veut dire, en clair, que la période 1945-1959 en a été une de prises de bonnes décisions, alors qu’à partir de 1960, sur le fonds des résultats des politiques antérieures, les mauvaises décisions s’accumulant ont conduit à un écart encore plus grand entre l’économie québécoise et l’économie ontarienne. Bonnes et mauvaises décisions résidant dans le cénacle de l’État.

Que vaut la méthode économétrique? Contrairement à ce qu’on pourrait penser, c’est déjà une vieille méthode qui a plus d’un demi-siècle dans le corps. C’était ce qu’on appelait entre 1970 et 1980  la nouvelle histoire économique. L’économétrie a toujours été au centre d’un débat épistémique et les éditions Gallimard avaient publié, dans une collection prestigieuse (la Bibliothèque des histoires), avec un dossier de la question présenté par Jean Heffer, un débat d'historiens américains autour de sa valeur scientifique (R. Andreano. La nouvelle histoire économique, Paris, Gallimard, 1977). Les partisans de la nouvelle histoire économique exposaient déjà ce que nous avons cité plus haut de Geloso. Les adversaires se faisaient coriaces. Les pieds d’argile sont, comme nous l’avons dit, l’usage du contrefactuel : «Aucun aspect de la nouvelle histoire économique n’a suscité plus de réprobation de la part des historiens traditionnels que l’emploi de conditionnels irréels, c’est-à-dire de formulations du type : s’il n’y avait pas eu…, alors… Un des axiomes de la méthodologie historique semble être : on n’écrit pas l’histoire avec des si. David H. Fischer dénonce le sophisme des questions fictives : “L’histoire, écrit-il, est assez difficile comme elle l’est – comme elle l’est réellement – sans s’encombrer de questions impossibles”. Les travaux de Fogel sur le rôle des chemins de fer [exemple rapporté par Geloso] ont suscité de très vifs débats, surtout certaines affirmations exagérées tendant à proclamer qu’il y avait un conditionnel irréel derrière chaque proposition causale. Et pourtant, dans l’énoncé des jugements historiques, n’y a-t-il pas souvent des conditionnels irréels implicites? Si j’affirme que les chemins de fer ont été indispensables à la croissance économique des États-Unis au XIXe siècle, n’est-ce pas l’équivalent d’une phrase comme : si les États-Unis n’avaient pas eu de chemins de fer au XIXe siècle, leur revenu national aurait été moins élevé? Au lieu de dénoncer les sophismes de Fogel, ne faudrait-il pas plutôt incriminer les historiens qui ont parlé sans preuve d’“indispensabilité”» (J. Heffer in Ibid. pp. 69-70). La solution de l’aporie se trouve chez Fritz Redlich lorsqu’il «distingue hypothèse et fiction (en allemand, Fiktion; en anglais, figment). L’hypothèse, selon lui, est fondée sur des propositions qui ont une contrepartie dans la réalité, tandis que la fiction telle qu’elle s’exprime dans un conditionnel irréel, ne peut revendiquer aucune attache de ce genre; c’est une simple construction mentale “comme si”, invérifiable. D’autres fictions sont utiles, par exemple les chiffres d’une série chronologique qui sont des symboles quantitatifs d’un processus économique achevé. Mais Redlich s’élève contre toute recherche qui s’assigne pour objet ce qui se serait produit au cas où se serait produit quelque chose d’autre qui n’a pas pu se produire; il refuse tout argument dont le point de départ serait reconnu faux» (ibid. p. 71). Comme on le voit, le problème se déplace vite de la méthode de la connaissance historique en problématique logique.

À l’intérieur même de la nouvelle histoire économique, ou de l’économétrie pour parler le langage de Geloso, l’harmonie n’est pas de mise. Si nous revenons au rôle hypothétique des chemins de fer dans le développement économique des États-Unis, Robert Fogel a introduit le concept d’épargne sociale afin de déterminer ce qu’a pu apporter à l’économie américaine le chemin de fer de l’Union Pacific. «Fogel a constaté que les profits n’allaient pas tous à la compagnie qui avait pris la décision de construire le chemin de fer, et il a cherché à déterminer par le calcul les profits globaux (privés + sociaux) engendrés par la décision prise par les autorités publiques d’accorder leur garantie à la construction de l’Union Pacific Railroad. Quoiqu’il n’ait su mesurer que partiellement les profits globaux, sa conclusion – à savoir que les taux de profit étaient très élevés – semble bien fondée. Plus récemment, Fogel, https://lh3.googleusercontent.com/-yJJwpQG3F1M/UyC7tG4-QAI/AAAAAAAAckQ/fUoDCqFyGW0/h120/fishlow.jpgAlbert Fishlow et Stanley Lebergott se sont tous trois servis du concept d’épargne sociale pour essayer de déterminer ce que les chemins de fer avaient apporté globalement à la croissance de l’économie américaine. La controverse qui s’est instituée entre ces trois auteurs a fait apparaître quelle force réelle représente la “nouvelle” histoire économique. Fogel s’efforce de mettre en regard le coût effectif d’acheminement des produits agricoles en 1890 avec son coût supposé dans un monde sans chemins de fer, et il conclut que, si l’épargne sociale engendrée par les chemins de fer n’était assurément pas négligeable, elle n’était pas aussi élevée que certains l’ont cru. Le modèle de Fishlow est analogue, mais la conclusion qu’il en tire est que, si l’épargne sociale était assez faible en 1859, à un date ultérieure (en 1890 par exemple) elle a dû être très élevée, et peut-être aussi élevée que certains auteurs antérieurs l’avaient avancé. Quant à Lebergott, son argumentation a été que toutes ces tentatives en vue de mesurer l’épargne sociale sont vouées à l’échec faute d’une théorie appropriée sur laquelle on puisse faire reposer une mesure “contrefactuelle”. En revanche il s’efforce d’apprécier la rentabilité virtuelle des chemins de fer comme l’aurait considérée un investisseur d’avant la guerre de Sécession. Sa conclusion – fondée sur un modèle de choix d’investissements – est que les chemins de fer seraient apparus très rentables par comparaison avec une technologie différente de transport, telle que des canaux ou des chariots hippomobiles» (L. E. Davis. in ibid. pp. 216-217). Après ceci, on est mieux à même de comprendre l’exaspération de Fischer!

Tout ceci permet sans doute de mesurer la force, mais aussi la faiblesse de l’économétrie. «L’économétrie, écrit l'un de ses partisans, Alfred H. Conrad, ce n’est pas simplement de la statistique. Ce n’est pas non plus une étiquette nouvellement forgée pour désigner l’économie mathématique. Et, par extension, l’histoire économétrique n’est pas simplement de l’histoire ne portant que sur des quantités économiques. Évidemment, la statistique constitue une partie essentielle de l’économétrie. Mais l’économètre s’occupe de quantification de la théorie économique, en ce sens qu’il transforme les paramètres (les alphas, bétas et gammas qui caractérisent les fonctions) de simples lettres grecques en chiffres dignes de foi. Il se peut qu’il le fasse à la demande de quelqu’un pour prédire ce qui arrivera si une nouvelle politique économique est mise à l’essai, ou encore parce qu’il veut lui-même vérifier quelque idée reçue, par exemple l’achat de téléviseurs en fonction de l’augmentation des revenus ou l’achat de livres en fonction de la généralisation de la télévision. Quel que puisse être le motif, ce qui distingue l’économètre, c’est l’intérêt qu’il porte à un modèle de comportement économique ou de structure économique» (ibid. p. 238). Les limites apparaissent vite lorsque les économètres, comme tous les autres historiens, passent des mesures économiques à l’interprétation, et eux aussi, comme Geloso, doivent en appeler à la psychologie et à la sociologie pour expliquer les mouvements enregistrés par les mesures statistiques. L’usage du contrefactuel, en définitive, explose comme un pétard mouillé.

Une fois ce tour d’horizon épistémique accompli, revenons à l’utilisation que fait du modèle économétrique de Geloso. Cet auteur, sensé abattre les cloisons manichéennes selon M. Kelly-Gagnon, nous en invente une autre : la Grande Stagnation (1900-1945). Le Québec aurait bénéficié, si l’on s’en tient aux chiffres, a une amélioration de son développement économique dans la première moitié du XXe siècle : «La qualité de vie des Québécois atteint des sommets jusque-là inégalés. Selon les Annuaires Statistiques du Québec, le salaire par travailleur dans le secteur de la fabrication est deux fois plus élevé en 1926 qu’il ne l’était en 1890. En tenant compte de l’inflation, on constate que le revenu moyen des Québécois double entre 1900 et 1920. Non seulement les travailleurs sont-ils plus riches, mais leurs journées de travail sont plus courtes. Dans l’ensemble du Canada, le nombre d’heures travaillées en moyenne par semaine chute de 60.9 heures en 1890 à 49.1 en 1929. Pendant cette période le Canada (excluant le Québec) s’industrialise rapidement permettant ainsi au pays de rattraper les deux puissances industrielles de l’époque, la Grande-Bretagne et les États-Unis». (V. Geloso. Op. cit. pp. 31-32). Bien sûr, lu au premier degré la chose semble exagérer; on oublie les proportions ou les mises en relation (démographiques, urbaines, etc.). Si tout allait si bien, que s’est-il donc passé pour que, quelques pages plus loin, le même auteur qualifie cette période de Grande Stagnation? «Cette thèse “optimiste” me semble inexacte. Les chiffres démontrent plutôt que le Québec a sensiblement décliné relativement au reste du Canada au cours de cette période. En 1890, le PIB par personne du Québec se situait à 75.1% de celui de l’Ontario, alors qu’en 1910, il se situait à 70.6%. Il s’agit là d’écarts de 48 $ et 101 $ par personne. L’écart était particulièrement prononcé dans le secteur de la fabrication – qui est le fer de lance des révolutions industrielles : en tenant compte de l’inflation, la valeur ajoutée de la production manufacturière par Québécois par rapport à celle des Ontariens était de 89% en 1870 contre 78% en 1910» (ibid. p. 34). C’est la raison pour laquelle Geloso voit vite une avancée se transformer en stagnation. «Lorsque le Canada n’est pas en guerre ou aux prises avec la Grande Dépression, les prix au Québec rattrapent rapidement et fréquemment ceux de l’Ontario» (ibid. p. 40), mais ne nous y trompons pas. C’est l’Ontario qui est plus durement frappé par la crise que le Québec n’est en progression ascendante. Après 1940, l’écart entre Montréal et Toronto, entre le Québec et l’Ontario, sera réduit au minimum, et c’est là la base essentielle de la bonne gestion du gouvernement Duplessis. Ses prédécesseurs – Gouin et Taschereau – apparaissent alors comme des gouvernements qui entretiennent la stagnation, puisque les chiffres nous disent que l’Ontarien moyen voyait sa qualité de vie augmenter plus rapidement que celui du Québécois moyen. Durant l’Entre-deux-Guerres, «le Québec semble donc incapable de rattraper l’Ontario. Il est plus attristant encore de constater qu’entre 1926 et 1929, les années de prospérité précédant la Grande Dépression, le Québec perd du terrain : de 76.97% à 74.74%. Entre 1930 et 1936, le Québec rattrape sensiblement l’Ontario, mais seulement parce que le Québec est moins touché par la récession. En gros, pendant la Grande Dépression, le Québec s’est appauvri moins rapidement que l’Ontario (le revenu a chuté de 7% au Québec entre 1930 et 1936 contre 10.8% en Ontario). Somme toute, le Québec est plus pauvre en 1939 relativement à l’Ontario qu’il ne l’était en 1926» (ibid. pp. 43-44). L’idée que la conclusion s’impose d’elle-même par la comparaison statistique condamne systématiquement la période 1900-1939 au stéréotype de la stagnation économique beaucoup plus qu’à l’effort d’industrialisation dans des contextes de perturbations économiques passant de l’économie de guerre à l’économie de consommation. Ce préalable joue dans l’Imaginaire de Geloso le rôle tenu par la Grande Noirceur dans l’historiographie des années 70, un rôle de repoussoir, comme le sera celui du Déclin tranquille utilisé par l’auteur un peu plus loin dans son livre.

Toutes ces comparaisons, ce besoin de mesurer les écarts entre le Québec et les autres entités étatiques (Ontario, Canada, États-Unis et même les Pays-Bas), n'empêchent pas que les affirmations de Geloso demeurent des conditionnels : «Considérant… qu’au Québec les impôts étaient alors moins élevés que presque partout ailleurs en Amérique du Nord, il est plausible que les Québécois aient fait le choix de réduire leur temps de travail quand leurs revenus atteignaient le niveau désiré, et ce afin de consacrer plus de temps à leurs loisirs» (ibid. p. 60). Plausible est l’hypothétique qui rend compte de l’ignorance des vraies raisons qui ont motivé cette réduction du temps de travail, sans considérer aucun autre facteur explicatif que celui qui satisfait la vision béate que l'auteur veut nous vendre du Rattrapage. Car le «rattrapage» tel qu’utilisé par Geloso n’est pas un rattrapage vertical, chronologique, par rapport à un retard intrinsèque, mais un rattrapage horizontal, comparatiste avec les entités voisines : «Le Québec fait beaucoup plus avec beaucoup moins, ce qui démontre l’efficacité des ressources du réseau de la santé au Québec comparativement à ses homologues. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une mesure parfaitement représentative de la réalité du marché de la santé, mais elle en dit beaucoup sur la performance du système dans son ensemble relativement au reste du Canada» (ibid. pp. 76-77). En faire beaucoup plus avec beaucoup moins, c'était la tarte à la crème servie par l'impayable ministre de la Santé dans le cabinet péquiste de Lucien Bouchard, le docteur Rochon. C'est le même fonctionnalisme primaire qui transpire des conclusions du livre de Gelosi.. Lorsque notre auteur parlera du «capital social» en vigueur au Québec – c’est-à-dire le rôle attribué aux communautés religieuses, aux sociétés de bienfaisance et aux groupes philanthropiques anglo-saxons, aussi bien au Québec qu’en Ontario, il oubliera cette distinction entre le beaucoup plus avec le beaucoup moins. L'épargne social, c'est transférer dans le travail non rémunéré le coût normal des services publiques.

Geloso pare aux coups de ceux qui voudraient l’attaquer pour nostalgie : «Je ne prétends donc pas qu’un retour en arrière soit souhaitable – au contraire. Mais si l’on peut légitimement déplorer et condamner plusieurs aspects du système de santé de l’époque, il serait toutefois très injuste de le dépeindre comme étant retardé. Car la réalité est tout autre : plus de gens avaient accès aux soins…» (ibid. p. 77). Il ne s’agit pas de définir quels soins étaient accessibles pour le plus grand nombre dans une économie où les soins étaient définis par le marché de la Santé, ni de s'arrêter au fait qu'à Montréal, l'hôpital Saint-Luc était reconnu pour être l'hôpital des chiens…. Était-ce les vaccins distribués dans les unités sanitaires de l’époque? Était-ce les coûts d’opérations chirurgicales? Était-ce les soins en dentisteries? La globalité de l’affirmation doit être prise pour ce qu’elle est : un indicateur économique sans nuances. Si le diable se cache dans les détails, ce n’est pas l’économétrie qu’il va nous le faire sortir.

Même les mesures progressistes apportées par le gouvernement Godbout sont discréditées lorsqu’il s’agit de les opposer au non-interventionnisme de Duplessis. «Aux lendemains de l’adoption de la loi de 1943, le gouvernement fut inondé de lettres venant du public demandant des exemptions et des permis de travail pour les enfants de 14 ou 15 ans afin que ces derniers puissent arrondir le revenu familial. Dans les familles nombreuses – celles où le nombre d’enfants offrait aux parents une assurance contre les aléas de l’existence et une garantie pour leurs vieux jours -, du moins celles dans lesquels aucun enfant n’était en âge de travailler, on craignait aussi les conséquences de la loi, car les parents n’allaient plus pouvoir demander aux plus vieux de demeurer à la maison pour s’occuper des plus jeunes. L’application de la loi fut donc minée par des conséquences imprévues par le législateur. De plus, entre 1944 et 1959 le gouvernement Duplessis renversa la vapeur quant à plusieurs des réformes instaurées par le gouvernement Godbout en matière d’éducation : diminution de la contribution gouvernementale à l’achat de livres, abolition de la gratuité scolaire et laxisme dans l’application de la loi sur la fréquentation scolaire obligatoire. La loi elle seule n’explique d’ailleurs pas pourquoi les jeunes ont persévéré davantage à l’école puisque c’est seulement en 1961 que la scolarisation devient obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans» (ibid. p. 90). Ici, tout semble flotter sur un nuage. Malgré le désin-vestissement de l’État de Duplessis dans le système scolaire, les enfants continueront à fréquenter l'école; l’augmentation des revenus par famille aurait libéré les enfants du rôle de bâton de vieillesse de leurs parents. De plus, la variété des formations disciplinaires aurait augmenté les choix de carrières offert aux élèves.. Les enfants cesseront d’aller sur le marché de l’emploi pour retourner fréquenter l’école. Grosse découverte que Geloso attribue à Conrad Black! Sans creuser plus profondément les causes profondes ou les apparences trompeuses de ces affirmations, Geloso ne comprend pas que l’étiquette de Grande Noirceur repose précisément dans l’acte réactionnaire de Duplessis à empêcher que les Québécois aillent vers l’avancement du progrès, et que malgré lui, ils ont persévéré. Il y a une distinction à faire, que ne fait pas Geloso, entre le Grand Rattrapage, qui n’est dans le fond que le mouvement occidental des pays d’après-guerre afin de rattraper les pertes encourues par les deux guerres mondiales et la crise de 1929, et la Grande Noirceur qui est la résistance des institutions, l’État en tête, dans la marche du Québec vers la modernisation.

Il en va de même quand Geloso rapporte une scène de la série Duplessis de Denys Arcand, où l’on voit Duplessis faire poireauter un évêque – Mgr Cabana – dans l’antichambre de son bureau. Geloso prend cette scène à témoin du mépris que Duplessis avait pour les évêques. Il ne mentionne nullement que Cabana est là pour obtenir l’agrégation de la fondation de l’Université de Sherbrooke à laquelle une aide de l’État serait indispensable. Quand on ne regarde que d’un œil, souvent, ce n’est pas mieux que d’avoir les yeux complètement fermé. Il en va ainsi quand, dans ses jeux de comparaisons, Geloso dresse côte à côte la situation de la religion en Suède et au Québec. «En Suède, les membres du clergé luthérien étaient (et ils le sont restés jusqu’à l’an 2000) rémunérés par l’État. En Grande-Bretagne, les évêques siégeaient (et siègent toujours aujourd’hui) à la Chambre des Lords. Plusieurs postes religieux, dont celui du tout puissant archevêché de Canterbury, y sont comblés sous recommandation du premier ministre britannique et soumis à l’approbation du monarque. Il serait donc erroné de considérer le Québec de la “Grande noirceur” comme une société “attardée” sur la base de la religiosité de ses habitants» (ibid. p. 92). Encore là, Geloso ne voit l’affaire que d’un œil. La religiosité a peu à voir là-dedans et c’est pour cela qu’il s’étonne de la chute brutale de la fréquentation des églises dans la première décennie de la Révolution tranquille. D’un côté, la fonction sociale de l’Église consistait à faire la police des mœurs. Il s’agissait de tenir la bride sur la conduite des individus et des assemblées afin d’opérer un diktat sur le jugement moral des paroissiens; de l’autre, l’éducation théologique diffusée dans les collèges classiques horrifiait tous les prêtres qui venaient de France durant l’Occupation, car elle était foncièrement arriérée par rapport aux progrès du dogme au cours du siècle. Cette éducation ne visait rien d’autre qu’à reproduire l’ordre des collets romains, comme les écoles d’administrations reproduiront l’ordre des cols blancs. La nécessité d’un recrutement constant afin de servir à l’administration des multiples fonctions sociales de l’Église, correspond tout à fait à la croissance incessante de la fonction publique au service de l’État. Il ne s’agissait donc pas de creuser le dogme, de le critiquer, comme les prêtres luthériens ou catholiques romains en Europe, mais de simplement garantir la stabilité des mœurs devant l’intrusion des nouvelles doctrines matérialistes, communistes, capitalistes ou syndicalistes parmi la population. Là encore, les jeux de tableaux de Geloso servent à masquer des nuances qui informent beaucoup plus que ses contrefactualités apparentes.

Mais comme il n’est pas un imbécile, le paragraphe suivant essaie de poser des bémols à ce qui vient d’être écrit : «Plusieurs réponses peuvent être données à la seconde question. Certains faits semblent démontrer que l’Église et le gouvernement marchaient main dans la main. Mais l’Église québécoise a été longtemps en concurrence avec l’État plutôt qu’en accord avec celui-ci. Et l’on peut relever davantage de cas où des décisions furent prises en dépit de l’opposition de l’Église, que de cas où elles le furent avec son assentiment. En fait, pendant le Grand Rattrapage de 1945-1960, l’Église était probablement plus éloignée de l’appareil étatique québécois qu’elle ne l’avait jamais été depuis la rébellion des Patriotes» (ibid. p. 92). Voilà beaucoup d’ignorance masquée par une approximation. C’est passer sous silence la guerre larvée que Mgr Bourget et les ultramontains ont livrée aux Rouges d’abord, puis aux gouvernements libéraux du Québec jusqu’à la crise où il fallut faire intervenir le nonce apostolique Merry del Val lors du projet de Félix-Gabriel Marchand d’établir un ministère de l’éducation. Le seul conflit véritable qui opposa Duplessis à un membre de l’Église fut l’affaire Charbonneau parce que l’évêque de Montréal avait osé se prononcer en faveur des syndiqués en grève. Duplessis fit pression et Charbonneau se retrouva évêque, les pieds plongés dans l’océan Pacifique, à Vancouver.

Cette protection de l’Église par l’État n’empêchait par la création d’hôpitaux ou d’écoles laïques. Des phrases comme «En somme, l’Église ne profitait d’aucun monopole légal même si elle était virtuellement maîtresse», ou encore cette perle de non-subtilité : «Les individus se soumettaient volontairement à son influence et non parce qu’ils y étaient forcés», révèlent, au contraire, la profonde influence de cette coercition sociale qui suppléait mieux l’Église que l’État. «La pression sociale exercée par l’Église était puissante, mais elle ne devrait pas être confondue avec une forme quelconque de coercition légale puisque rien n’empêchait quelques esprits courageux d’enfreindre les normes et d’exprimer leurs désaccords» (ibid. p. 93). Sans mentionner la loi du cadenas qui servait aussi bien la paranoïa de Duplessis que celle de l’Église dans le contexte de la Guerre Froide, ou la guerre livrée par Duplessis aux Témoins de Jéhovah (l'affaire Roncarelli), sans rappeler non plus l’affaire du Refus Global - quelques artistes qui avaient vendus à peine quelques exemplaires de leur manifeste rebelle pour se retrouver très vite ostraciser par les institutions cléricales et politiques - oser affirmer l'inexistence de la coercition insidieuse de la société traditionnelle québécoise, c'est un affront à la connaissance historique. L’économétrie à la sauce Geloso nous projette hors de l’histoire pour vaticiner dans le merveilleux monde des tableaux et des chiffres!

Voilà pourquoi, «en vérité, la Grande Noirceur a commencé en 1900, alors que le Québec ratait le train de l’industrialisation, et n’a pris fin qu’après la Seconde Guerre mondiale» (ibid. p. 103). Là est la véritable époque où «la société québécoise faisait preuve de rigidité, tant en ce qui touche à l’éducation en général qu’en ce qui concerne l’acquisition de savoir-faire. Le taux de natalité était constamment plus élevé au Québec qu’en Ontario. À l’instar de ce qui se passe dans plusieurs sociétés pré-industrielles, au Québec les parents comptaient sur leurs enfants pour assurer leurs vieux jours. Comme je l’ai déjà souligné, l’Église centrait sa mission de préservation du caractère canadien-français autour de la famille, politique désastreuse si l’on considère que l’acquisition de connaissances et de techniques est toujours assurée dans les sociétés développée [sic!] par des institutions privés et publiques…» (ibid. pp. 118-119). Voilà en quoi Geloso, effectivement, ne souffre pas de nostalgie mais se trouve obliger de gérer des contradictions. La raison pour laquelle Geloso voit en cette période de stagnation une véritable Grande Noirceur, c’est pour une raison classique de l’économétrie, lorsque l’un de ses maîtres, Douglass C. North – un autre prix Noble d’économie! -, «soutient que le développement économique et l’industrialisation d’une nation dépendent de la capacité de cette nation de se créer un environnement stable pour les entrepreneurs en garantissant le droit de propriété. En gros, les institutions d’une nation doivent assurer la loi et l’ordre et prémunir les citoyens contre tout abus et toute intervention arbitraire de la part des dirigeants. Elles doivent aussi permettre de réduire ce qu’on appelle les coûts de transaction – l’incertitude et les coûts de transiger avec d’autres individus» (ibid. pp. 119-120). À première vue, North ne fait que répéter la vieille antienne de Smith. «La richesse des nations dépend de sa capacité à favoriser le développement de marchés ouverts dans lesquels les droits de propriété sont protégés intégralement afin que tous puissent profiter des fruits de leur labeur. Ainsi, c’est sur la qualité des institutions qui entourent le marché que repose la croissance économique moderne, puisqu’elles orientent le comportement des individus. Plusieurs auteurs, comme North et Avner Greif, ont noté que ces institutions ne sont pas seulement étatiques mais aussi privées» (ibid. p. 12). On trouve-là le credo du néo-libéralisme. Le zeitgeist de l'ère Duplessis semble correspondre point par point à la théorie économétrique de Geloso. Mais c'est une erreur produite par un balayage superficiel des statistiques comparées. Le libéralisme de Duplessis est un populisme à la Théodore Roosevelt, le libéralisme sauvage américain du tournant du XXe siècle; il n'est pas celui des multinationales, de la mondialisation et des corporations financières qui mènent le jeu économique. Voir en lui un précurseur de ce que serait l'État néo-libéral après l'effondrement de l'État-Providence est un présentisme, une rétroprojection non pas tant d'une réalité actuelle que d'une aspiration idéologique. Voilà pourquoi Geloso répète constamment qu'il ne voudrait pas revenir à cette époque, car celle qu'il projette est devant lui et promet tous les avantages du régime duplessiste sans aucun de ses inconvénients!

Reconnaissons la pensée magique qui sied si bien à l’idéologie néo-libérale. Lisons ce morceau d’audace de l’économiste Deirdre McCloskey, rapporté par Geloso : «si la révolution industrielle put se produire en Grande-Bretagne, propulsant ainsi des millions de Britanniques de la pauvreté vers l’abondance, c’est non seulement parce que l’entrepreneuriat y fut valorisé et la créativité encouragée, mais aussi parce que les barrières institutionnelles pouvant nuire à ces dernières furent éliminées. “Encouragée par la dignité et rendue possible par la liberté (économique)”, la petite étincelle de prospérité dont nous avons parlé plus haut se mit à flamber grâce à l’énergie d’une classe entrepreneuriale. La culture peut donc encourager la croissance sans en être la cause principale» (ibid. p. 122). Ceci n’est pas vrai, et voici pourquoi. Les techniques qui amorcèrent la production industrielle furent longtemps boudées par la classe entrepreneuriale, frileuse comme toujours, qui préférait le commerce maritime et les investissements dans le capital foncier (tout le fond de l'ouvrage de Ricardo, la rente foncière). Entre l’apparition de la machine de Newcomen en 1712 et 1765, l’année où un entrepreneur risqua sa confiance dans la nouvelle machine à vapeur de James Watt, il se passe un demi-siècle de progrès hésitants. En 1800, il n’y a que 500 machines à vapeur de Watt en usage en Grande-Bretagne. Lorsque Stephenson mit son premier engin en circulation, en grande pompe, sur une voie ferrée, celle-ci heurta à mort un député et les locomotives furent dès lors précédées d’un porte-drapeau qui força l’engin à ralentir. Quant à Fulton, l’inventeur du bateau à vapeur, les Anglais d’abord, puis l’empereur Napoléon le méprisèrent de sorte qu’il dut se rendre aux États-Unis pour finalement le faire accepter. Bref, cette classe entrepreneuriale n’existe tout simplement pas durant la première révolution industrielle et n’apparaîtra seulement que lorsque le capital financier et le capital industriel auront véritablement fusionné. Et j’épargne ici la «prospérité» du peuple anglais qui n'en bénéficia pas au même niveau à tout le monde.

Il en va de même quand Geloso parle de «la volonté de fer de John Rockefeller de rendre le pétrole peu dispendieux [faisant] passer le prix du baril de pétrole de 30 sous à 8 sous en l’espace d’à peine deux décennies» (ibid. pp. 123-124). C’est que Rockefeller se montrait plus brillant que les administrateurs néo-libéraux de l’actuelle Hydro-Québec – Hydro la Honte -, qui, au lieu de diminuer la facture d’électricité pour écouler la surproduction, font monter les prix. Marx savait déjà que la surproduction grevait les profits et qu’il valait mieux s’en délester plutôt que de crever avec, comme de cupides avaricieux.

La relecture néo-libérale du Grand Rattrapage s’appuie sur plusieurs facteurs, tous circonstanciels beaucoup plus que structurels, aux décisions politiques. Par exemple, l’implication québécoise dans le monde financier. Reprenant les chiffres de Jorge Niosi, Geloso rappelle que «les francophones entrèrent finalement en plus grand nombre dans les secteurs financiers (banque, assurance, inves-tissement). Devenus en majorité des citadins, ils développèrent de nouveaux créneaux notamment dans les valeurs immobilières. Même dans des industries dominées par les anglophones, on observe une plus grande participation des francophones. Au cours de cette période, les sommes totales investies, divisées par le nombre de travailleurs, augmentent plus rapidement au Québec qu’en Ontario». Si, pour l’époque, le monde de la finance et celui de la productivité industrielle étaient encore étroitement liés, il commençait à se produire une profonde mutation dans le cadre de l'époque de Duplessis, en se concentrant vers les nouvelles formes de crédit à la consommation. Le crédit nouveau, l'hypothèque de biens, la diversification des produits d'assurances, firent monter en flèche les corporations strictement financières appelées à délaisser le secteur de la production.  La couverture du livre de Geloso montre en avant-plan l’un de ces panneaux publicitaires d’institution de prêts. Le marché des produits transformés ne voit pas encore que l’avenir est dans le marché des produits financiers qui ignorera de plus en plus le secteur de la production industrielle. Il ne suffit donc pas que la stabilité des bases économiques, sociales et politiques soit assurée pour entraîner obligatoirement la formation d’une élite entrepreneuriale. Et même si cette élite se présentait, en aucune moment elle ne peut être garante d’un enrichissement réel de la collectivité.

Comment justifier ce «rattrapage» du règne de Duplessis? Pour Geloso il est clair que ce n’est pas Duplessis lui-même qui est l’agent de ce rattrapage, cela irait en contradiction avec sa vision de la relative influence des hommes publiques. C’est donc le «capital social» qui a commencé à se modifier. Les deux piliers de l’identité québécoise, la religion et la langue, se trouvent fortement ébranlées durant cette période : «le vieil enseignement de l’Église, qui prêchait que “qui perd sa langue, perd sa foi” perdait de sa pertinence. Afin de se tailler une meilleure place dans le monde des affaires, plusieurs francophones se sont donc mis à l’étude de l’anglais. Ils deviendront d’ailleurs les critiques les plus féroces de la loi 101 lorsqu’elle sera appliquée en 1977» (ibid. p. 138). Il y a sans doute là de quoi être fier! Speak White. Ensuite, «la véritable révolution tranquille s’est en fait produite au cours de la période du Grand Rattrapage et…, ce n’était pas qu’une révolution mais plutôt des millions de petites révolutions tranquilles vécues au niveau personnel. Ce qui a suivi fut tout simplement les fruits de ces révolutions» (ibid. p. 141). Révolution atomisée dont la Révolution tranquille n’aurait été que le champignon nucléaire. Geloso reviendra à plusieurs reprises sur cette idée qui confirmerait la vieille phrase de Margaret Thatcher qui affirmait que la société, ça n’existe pas. Geloso refuse de voir ces barrières artificielles qui existaient pourtant depuis un siècle et que Duplessis fit tout en son pouvoir afin de les maintenir intactes. «Pour soutenir un rythme rapide de développement, il faut que les entrepreneurs et travailleurs soient motivés sans être empêchés. Si l’environnement dans lequel les gens évoluent est plus permissif (libéral) et favorise la liberté économique (et il s’agit là d’une condition cruciale), il suffit qu’une poignée d’individus décident de défier l’attitude culturelle dominante qui étouffe la croissance pour que celle-ci commence à éclore. Et c’est justement le petit nombre d’obstacles bureaucratiques, l’importance donnée à la liberté économique et l’intervention limitée de l’État qui ont permis le “Grand Rattrapage” de 1945 à 1960» (ibid. p. 141). Ne soyons pas dupes. Cette citation est inintelligible dans le cadre du «Grand Rattrapage», mais convient parfaitement à la praxis de l’idéologie néo-libérale qui, depuis trente ans, travaille à subvertir l’État-Providence pour dégager les entraves sociales qui empêchent la concentration de la richesse au maximum dans les mains d'une minorité créatrice qui en fait est dominante bien avant d'être créatrice, et surtout ceux qui aspirent à prendre sa relève.

Geloso espère en un miracle comme celui qui s’est opéré lorsque Duplessis, après son premier mandat, s’est trouvé dans le purgatoire de l’opposition. C’est alors qu’il est passé d’un plan économique protectionniste à une ouverture favorable à la libre-entreprise. Sa politique fiscale est présentée comme une rétroprojection de l’utopie néo-libérale. Ainsi, lorsque Duplessis réduisit la taxe des corporations et éleva le revenu minimum taxable «afin d’exempter les petits salariés de l’impôt». Telle est la discipline fiscale du Cheuf. De même, l’anti-syndcalisme de Duplessis ne devrait pas être confondu avec un anti-ouvriérisme. Comme le pape face à l’homosexualité, il aimait les ouvriers mais détestait les syndicats. Voilà pourquoi, lors de la grève du textile à Louiseville, il s’en prenait à l’atelier fermé, c’est-à-dire au droit des travailleurs à adhérer ou non à un syndicat. Bref, «c’est l’absence d’un État trop interventionniste qui a permis à ces changements d’attitude, de croyances et de normes sociales de porter leurs fruits : croissance économique, amélioration des conditions de santé et rattrapage scolaire. À leur tour, ces changements ont permis à certains Québécois de décider qu’ils ne voulaient plus que l’Église s’implique dans leurs vies. Les plus croyants sont demeurés fidèles à l’Église, d’autres, sans nécessairement cesser de croire, ont cessé de pratiquer. Mais parmi ceux qui sont demeurés pratiquants, plusieurs ont rejeté la doctrine de la survivance canadienne-française, et ce en dépit de leur foi toujours réelle» (Ibid. p. 154). Ici, on pourrait tout aussi bien penser à Fernand Dumont qu’à Pierre Elliot Trudeau!

Devant un tel tableau historique, Geloso s’apprête à donner le coup de bât sur la tête de l’État issu de la Révolution tranquille. Autant l’époque du Grand Rattrapage est l’heure bénie du développement économique, autant ce qui s’en vient va en être le Déclin tranquille. «À toutes fins pratiques, après avoir décliné très rapidement entre 1976 et 1981, le Québec a jusqu’en 2010 stagné relativement au reste du Canada. En somme, l’écart entre les coureurs est resté le même. Ce qui est encore plus significatif, c’est l’écart entre les mesures du PIB et celles du revenu personnel disponible. Ce dernier inclut la valeur des transferts fédéraux tels que l’assurance emploi et la péréquation (qui finance des programmes sociaux) alors que le PIB mesure la production par personne. Ainsi, l’écart entre les deux courbes s’explique du fait qu’en taxant davantage que ne le nécessiteraient les besoins de sa production (ce qui a pour conséquence de réduire ses propres revenus), le reste du Canada, finance le niveau de vie et les politiques sociales des Québécois. L’absence de rattrapage du Québec à l’égard du PIB signifie que sans les transferts fédéraux, les Québécois aurait vu leur niveau de vie augmenter à la même vitesse que les autres canadiens et donc que l’écart de niveau de vie entre les deux serait resté constant» (ibid. pp. 165-166). Comment une telle absurdité peut-elle fonctionner? Tout simplement dans le fait que les programmes sociaux, désormais financés par la péréquation fédérale, encouragent la paresse, la non-productivité et mettent un frein au développement d’une élite entrepreneuriale. C’est la critique des Lucides de Bouchard, Facal et autres Legault.

Dès lors l’État ne cesse de fausser les chiffres : «la mesure du coût de la vie est faussée à cause des produits subventionnés par l’État. Au Québec, les trois plus importants sont les centres de la petite enfance à 7$ par jour par enfant, l’électricité bon marché et les frais de scolarité gelés. Dans le système de mesure des prix, ces trois items composent 6.26% du poids attribué au panier de consommation au Québec. Au Québec ces services sont subventionnés par l’État, mais ils ne le sont pas dans les autres provinces. Les Québécois paient tout de même pour ces services en supportant un fardeau fiscal d’autant plus élevé et ce même si les Canadiens assument une partie de la générosité du gouvernement Québécois via les transferts fiscaux entre provinces, ce qui a de lourdes conséquences, car d’une province à l’autre les écarts de prix sont considérables» (ibid. p. 170). «En quelque sorte, les transferts des autres provinces vers le Québec (tant au niveau fiscal qu’au niveau de l’assurance emploi) servent au Québec de respirateur artificiel» (ibid. p. 173). Ces remarques obscènes oublient que les Québécois paient des taxes au gouvernement du Canada et que le Québec est loin d’être la seule province à bénéficier de la péréquation. Dire que depuis le premier gouvernement du Parti Québécois les Québécois sont des ventouses, des parasites et, ce faisant, sabotent leur développement dans la course économique entre provinces pour complaire à leur paresse est ignoble.

«Les chants de louanges vantant les progrès de l’éducation au Québec ne visent toujours que la Révolution tranquille. Le sociologue Guy Rocher peut bien vanter la “démocratisation de l’éducation à l’époque”, mais il oublie de mentionner le fait que la véritable vague de démocratisation s’est produite avant la bureaucratisation de l’éducation survenue pendant la Révolution tranquille» (ibid. p. 176). Mais si nous suivons la méthode aussi rigoureusement que l’applique Geloso, celui-ci en vient à jouer son petit Fogel en se permettant d’affirmer «qu’une partie significative du rattrapage qui a eu lieu entre 1970 et 1980 se serait produite de toute façon même si les politiques mises en place pendant [la] Révolution tranquille n’avait pas existé (ibid. p. 181), et là de nous jouer sa petite musique contrefactuelle. Inutile. La bureaucratie existait et celle-ci n’a pas empêché un «Petit Rattrapage» entre 1970 et 1980, et le fait de signifier qu’il aurait lieu de toute façon discrédite son accusation de faire porter sur l’État et la bureaucratie la faillite de la Révolution tranquille. «Somme toute, la Révolution tranquille est une révolution décevante» (ibid. p. 182). Ainsi, elle tend la main, par-delà au Grand Rattrapage à la Grande Noirceur de 1900-1939, les deux périodes étant pareillement qualifiées de stagnantes.

C’est ici qu’apparaît le fameux «capital social» que Geloso voit comme alternative aux programmes sociaux et aux services d’État. «Ce terme technique identifie en fait un concept fort simple voulant que les liens de communauté que nous développons librement facilitent les échanges économiques. Or, ce capital social peut être fortement endommagé par l’intervention de l’État. L’économiste québécois Gilles Paquet a été le premier à identifier ce dommage dans le cas particulier du Québec. Selon Paquet, plusieurs artisans de la Révolution tranquille ont été trop enthousiastes dans leur ardeur à “liquider tout l’acquis construit autour des pôles que sont la famille, la communauté et la religion”. L’évacuation radicale et précipitée de la religion de nos mœurs, l’exclusion de toute forme de charité chrétienne dans l’administration des soins de santé et des secours aux indigents, font figure de proue dans cette ardeur réformatrice qui visait à détruire le passé pour construire l’avenir. C’est la thèse que je soutiens : trop radicale dans son désir d’effacer le passé, la Révolution tranquille a hypothéqué l’avenir» (ibid. p. 185). Cette liquidation du passé était nécessaire car, précisément, il retardait ces millions de petites révolutions qui se déroulaient sous le Grand Rattrapage : révolution des mœurs, révolution des valeurs, révolution des enseignements, révolution des pratiques prophylactiques de santé, etc. Si Geloso reconnaît l’implosion du catholicisme avec Vatican II, c’est à l’État québécois qu’il reproche de ne pas avoir maintenu, à côté des hôpitaux d’État, des hôpitaux privés, comme pourtant ont été maintenus des collèges privés (en partie financés par l’État, ce qu’il reconnaîtrait comme une aberration) à côté des Cégep. Si M. Geloso peut se permettre de penser ainsi, c’est parce qu’il a fallu qu’une génération renouvelle le contenu des programmes et l’accessibilité facile aux études et fasse sauter les entraves maintenues par le précédent gouvernement, celui de Maurice Duplessis.

Maintenant, si on revient à la notion de «capital social», on se rend vite compte que M. Geloso ne sait pas la différence établie par Tönnies entre communauté et société. Ce sont là deux modes de rassemblement humain fort différents l’un de l’autre. La communauté est basée sur des liens organiques, la société sur des liens mécaniques. On ne peut passer de l’utilisation d'un terme à l’autre, comme Geloso tend à le faire, sans créer une confusion des termes. «De nombreuses recherches ont démontré que les êtres humains cherchent naturellement à former des institutions qui génèrent de la confiance entre leurs membres. L’incertitude diminuant, la coopération devient plus facile» (ibid. pp. 186-187). La confiance est sans doute un facteur essentiel dans le commerce, mais lorsqu’apparaît le dogme de la compétition, la confiance tend à s’évanouir avec l’ampleur des risques que les transactions exigent. La société capitaliste n’est construite ni sur la confiance, ni sur la coopération. La féodalité mise en pratique par Duplessis pour associer une clientèle à son parti dans toute la province est garante de la façon dont a été géré l’État. De même que le libéralisme de Lesage et Bourassa associé à l’État-Providence keynésien ont été la cause d’une inflation de la bureaucratie que l’on espérait honnête et travaillante. Ici, ce n’est pas l’État qui désagrège le capital social mais l’esprit sadien du capitalisme. La concurrence et les rivalités commerciales, usant de tous les stratagèmes, permis ou non, pour accumuler des fortunes personnelles sur le dos du travail social, ont amplement suffi à désagréger ce capital social. Ils ont rendu la religion ridicule, les sociétés de secours mutuels tatillonnes, les groupes communautaires des endroits où exercer le goût d’autorité des boss de bécosses, enfin la syndicalisation monolithique et la corruption des différents intermédiaires donnent en ce moment le coup de grâce aux institutions d’État sans rien suggérer pour les remplacer. Pas même l’idéologie néo-libérale, dont tous savent qu’elle n’est historiquement pas réalisable. Dire que «l’État-Providence détruit le capital social qui génère de la confiance (et de la solidarité) et permet d’accélérer la croissance économique (par la réduction des coûts de transaction, des risques et des incertitudes)» (ibid. p. 190) est un sophisme car dans les faits, le capital social est une vision de l’esprit puisque la société, ça n’existe pas au regard des capitalistes. Pour eux, il n'y a que des marchés, la nouvelle Église universelle.

Mais M. Geloso est suffisamment intelligent pour le savoir, d’où qu’il se ménage une porte de sortie : «Il ne faut pas voir dans cet énoncé un plaidoyer pour le démantèlement complet du filet social. Ce n’est rien d’autre qu’un appel à la prudence, comme en est un l’avertissement émis par l’économiste Gilles Paquet, qui affirme que “nous avons sous-estimé les effets du déclin de la confiance et de l’érosion du capital qui ont résulté de la place énorme qu’a réclamé l’État dans la période de la Révolution tranquille”. Il y a des raisons de croire que la société québécoise s’est désolidarisée depuis les années 1960» (ibid. p. 192). Il faut savoir ce que l’on veut, le beurre ou l’argent du beurre. L’effondrement de l’Église suite à l’aggiornemento romaine dans le contexte de la Révolution tranquille, montre que dès l’on commence à démanteler un filet, on ne peut s’arrêter à la moitié. C’est tout le filet qui sera emporté. C’est là ce qui est le caractère des communautés, mais, progrès oblige, nous vivons dans des sociétés. Dérisoire le rappel insistant de l’auteur : «Mon argumentation n’a pas pour but de démontrer qu’il faudrait revenir en arrière. J’affirme que la volonté de démolir notre passé afin d’embrasser la modernité a privé les Québécois de points de repère essentiels. Ces points de repère avaient déjà commencé à évoluer librement au cours des années 1950 et 1960. Ils auraient continué de le faire. Une société est une création organique résultant de l’interaction libre des individus. De vastes programmes d’intervention gouvernementale ne peuvent planifier ou améliorer la société sans qu’elle ne soit en même temps endommagée. Lorsque Gilles Paquet soulignait les dommages causés par la Révolution tranquille sur le capital social, il soulignait que la croissance économique et la qualité de vie des individus sont étroitement liées au niveau de confiance qui existe au sein de leur société. J’irai même plus loin que Gilles Paquet. Non seulement les politiques publiques adoptées pendant la Révolution tranquille ont-elles évincé des institutions privées (formelles et informelles) qui produisaient une quantité importante de capital social, mais elles ont aussi incité à utiliser le capital social existant à des fins destructrices» (ibid. pp. 197-198). Première contre-vérité : une société n’est pas une création organique – ce qu’est une communauté -, mais un agrégat d’individus résultant précisément de l’interaction libre. Dès que la force des interactions libres est suffisante, la communauté se désagrège et, avec elle, la notion de capital social telle qu’ici utilisée. Deuxième contre-vérité : les politiques et les institutions publiques issues de la Révolution tranquille ont fait ce qu’elles avaient à faire jusqu’en 1980, comme le reconnaît Geloso, c’est après que tout a commencé à se gâter. Pourquoi? Par le fait, comme le suppose Geloso, qu’elles cherchaient à exercer un monopole économique et social : l’Union des Producteurs Agricoles en agriculture, les syndicats dans le monde ouvrier… «au Québec, depuis la Révolution tranquille, les groupes d’intérêts se sont imbriqués dans le processus décisionnel afin d’obtenir des traitements de faveur. Une étude de Michael Smith portant sur le phénomène Québec Inc (l’aide massive de l’État aux entreprises) et sur le corporatisme syndical nous indique que l’intervention de l’État a été bien plus efficace pour redistribuer de la richesse que pour la créer. Cela favorise peut-être la confiance à l’intérieur de groupes particuliers, mais n’aide en rien à hausser le niveau de confiance (lire : capital social) dans l’ensemble de la société. Les membres des groupes d’intérêts se font mutuellement confiance, mais l’intervention de l’État a pour effet de ne leur faire considérer que leurs propres intérêts aux dépens de ceux de la communauté» (ibid. p. 201). Pour employer la formule consacrée par l’auteur, si le capital social avait à se dissoudre, rien ne pouvait l’empêcher ou à peine le ralentir, avec ou sans interventionnisme de l’État. Par contre, ce qui fonctionnait sur le mode de la corruption (passée sous silence par Geloso) sous Duplessis a pris la voie ouverte plutôt que la voie cachée. La confiance supposée par Geloso pour bâtir sa théorie économique n’a jamais existé sous le régime de Duplessis pas plus qu’elle n’existe nulle part dans le monde depuis que les liens féodaux des anciennes communautés se sont effilochés.

Au final de cette analyse néo-libérale de l’économie québécoise au XXe siècle, pour la troisième et dernière fois, Geloso nous répète : «Mon but n’est pas de démontrer qu’il faut démanteler totalement le filet social du Québec. Je veux simplement mettre en évidence le fait que, depuis la fin de la Révolution tranquille, le Québec a vécu un déclin relativement au reste du Canada et à l’ensemble du monde occidental. L’intervention accrue de l’État a éliminé une partie du capital social existant et encouragé des groupes d’intérêts à exiger des traitements de faveur visant à nuire à d’autres groupes dont les intérêts étaient potentiellement concurrents. Au lieu de promouvoir la coopération et la formation de liens d’échange, les groupes d’intérêts ont utilisé à leurs propres fins le pouvoir de l’État et ont détruit les incitations à former des liens de confiance. Finalement, soit en privant les consommateurs d’épargnes potentielles, soit en privant les concurrents d’une partie de leurs profits, soit en pigeant directement dans la poche des contribuables, l’État a lourdement hypothéqué la croissance économique du Québec» (ibid. p. 202). Les apparences de succès de la Révolution tranquille reposant en définitive sur les transferts fédéraux, ce qui permet d’affirmer que «la Révolution tranquille s’est… financée en imposant aux autres provinces canadiennes un fardeau fiscal alourdi» (ibid. p. 208).

La vision de l'histoire économique du Québec livrée par M. Geloso défonce beaucoup de portes ouvertes. Personnes, comme je l'ai dit, ne prennent avec substance les étiquettes Grande Noirceur et Révolution tranquille. Son entreprise, au contraire, renfloue ces étiquettes désuètes d'un contenu idéologique qui déforme les informations retenues. Dans l'ensemble, la continuité tout au long du siècle du développement économique du Québec ressort davantage, surtout depuis que la Révolution tranquille a reçu du plomb dans l'aile, autant par les attaques idéologiques des néo-libéraux que par la subversion de la «gouvernance» néo-libérale des institutions destinées d'abord à servir l'État-Providence. Nous reviendrons sur ce point. Il suffit de rappeler pour le moment ceci : du ministère Parent en 1900 jusqu'à celui de Pauline Marois, le sacrifice pour rattraper l'économie ontarienne a été le même: «Prenez, pillez et exploitez tout, car ceci est ma terre livrée pour vous en deçà de sa valeur réelle», et tout ça pour se doter d'un noyau d'entrepreneurs qui parviendrait à rivaliser avec le monde anglophone des affaires. Ce «colonialisme volontaire» s'est poursuivi encore de nos jours avec le Plan Nord des Libéraux de Jean Charest et montre que le néo-libéralisme est la seule économie envisageable, imposé avec le consentement de toutes les corporations, pour un développement colonial au Québec, et ce, qu'importe les ministères qui se succèdent. Une seule exception dans cette continuité : la Révolution tranquille, entre le ministère Lesage et le premier ministère Lévesque. Après la fin du début du programme énergétique, qui correspond à peu de choses près au référendum de 1980, dès le second ministère Lévesque, la rengaine cléricalo-capitaliste reprenait. Voilà contre quoi s'en prend le livre de M. Geloso, et pourquoi il place l'essor de l'économie québécoise au moment où les «Sauvages» du développement tous azimuths pouvaient s'emparer de notre sol (G.-É. Cartier, Antoine Labelle), vandaliser au nom de l'emploi et des bons salaires, réduire les services à la population dans le but de maintenir à flot une médiocre bourgeoisie compradores au pouvoir. Puiser et épuiser les ressources qui seront emportées à l'extérieur du Québec pour être manufacturées dans des pays où n'existent que peu de lois ouvrières et le moins de syndicalisme actif possible et enfin venir nous revendre le toc à des prix exorbitants. Voilà ce qu'est un développement économique colonial type dans le contexte de l'impérialisme; voilà nos chaînes acceptées par nous, tirées de notre propre fer et fabriquées par les corporations mondiales de la finance.

On ne peut que constater la faiblesse de l’argumentaire de Vincent Geloso, son parti-pris idéologique et l’usage d’une épistémologie douteuse de l’histoire. En voulant absolument défendre le néo-libéralisme, l’auteur en appelle à la période du gouvernement de Duplessis, un État gendarme – on dirait aujourd’hui policier -, avec ses sphères d’influences sociales (l’Église, les corporations, la collusion et la corruption) et l’absence de limites, de restriction et des facilités coloniales pour permettre aux entrepreneurs de développer les richesses naturelles du Québec au détriment des richesses humaines. Est-ce à dire que la Révolution tranquille fut un succès pour autant? Non. Jusqu’en 1980, les institutions nées de la Révolution tranquille étaient gérées par des administrateurs issus de l’ancienne école libérale et sensibilisés à l’intervention de l’État précisément pour répartir la richesse, et cela ne greva en rien la production de cette richesse. C’est à partir de 1980, avec de nouvelles pensées élaborées dans des écoles de gestion, aussi bien pour l’administration privée que publique, là au H.E.C., ici à l'E.N.A.P. pour adopter la gestion – la gouvernance – néo-libérale, à l’exemple d’expériences coûteuses socialement et économiquement appliquées en Nouvelle-Zélande, en Angleterre et aux États-Unis. Rare sont ceux qui, à l’exemple des Islandais, osent se prendre en main et défier la gouvernance néo-libérale. Ce néo-libéralisme qui se dit néo-conservatisme en même temps a été comme un vin nouveau versé dans de vieilles outres; selon la parabole évangélique. Il a fermenté et a fait éclater les outres. Il est donc normal de voir aujourd’hui éclater les institutions de la Révolution tranquille, car elles étaient opératoires dans les cadres d’une administration de l’État-Providence. Une fois gérée par des gestionnaires néo-libéraux, on en arrive à des gaspillages indus comme celui de l’administration de Henri-Paul Rousseau à la Caisse de Dépôt et Placement, à des entreprises de récupération ou de production telle la Gaspésia ou le projet de la Romaine, enfin à la multiplication des occasions de fraudes monumentales où, selon l’atomisme libéral de nos sociétés, le confort appartient au chacun pour soi. Cette démonstration ad absurdum du développement économique du Québec au XXe siècle n’a d’autre but que de vendre le système socio-économique aberrant du néo-libéralisme pour le XXIe siècle. Le retour de la richesse dans le développement du Québec passe indubitablement par une purgation radicale de tous les administrateurs des institutions québécoises liés au credo du néo-libéralisme. Ce n’est qu’à ce prix que les institutions pourront se ressaisir et devenir non plus des saignées de fonds publiques mais un cœur vital, autant pour créer de la richesse que pour permettre une redistribution plus équitable

Montréal
11 mars 2014

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